Nu devant la cheminée – 1955 – Balthus

Balthus (1908-2001)


Nu devant la cheminée

1955

Huile sur toile
Dim 191 x 164 cm

Conservé au Metropolitan Museum of Art, à New-York

 


Le peintre

Artiste d’origine polonaise, né Balthasar Klossowski de Rola à Paris. Il reçut de Reiner Maria Rilke, le poète amant de sa mère Baladine le surnom de Balthus.
Ses parents sont cosmopolites, cultivés et voyageurs. Balthus a grandi dans une maison entouré d’art et d’artistes.
Le peintre s’est effacé derrière un nom d’artiste qui est aussi l’une des formes polonaises de son prénom.
1924 : Vocation artistique. Balthus passe des jours au Louvre à copier ses maîtres préférés, David, Poussin et Chardin.
Bien qu’il ait était influencé par les surréalistes, Balthus ne s’est jamais intéressé aux mouvements artistiques d’avant-garde.
1927 : il a un coup de foudre pour l’Italie. Il copie les fresques de Piero della Francesca et de Masaccio. L’art des primitifs italiens a sur Balthus un impact durable.
1934 est l’année de sa première exposition particulière.
1940, il reçoit une reconnaissance internationale avec une exposition à la galerie de Pierre Matisse à New-York.
1954, il s’installe dans le Morvan au château de Chassy.
1961, il est nommé directeur de la Villa Médicis et le restera jusqu’en 1977.
1966, il divorce de sa femme Antoinette
1967, il épouse Seksuku Ideta, une artiste japonaise de Tokyo, au Japon.
1977, après son départ de la Villa Médicis il s’établit en Suisse, dans la vallée de la Gruyère où il poursuit son œuvre.

Balthus est un artiste extrêmement discret, il n’existe pas en dehors de sa peinture.
Balthus est Balthus, rien d’autre que Balthus, sinon sa production picturale.
Le dessin occupe une place prépondérante dans son processus artistique, tous ses tableaux sont précédés d’études nombreuses. Sauf, les huit années qui ont précédé sa mort où la photographie remplace le dessin. C’est la vieillesse qui l’oblige à remplacer les dessins par la photographie.
Tout au long de sa vie artistique, Balthus a réalisé 350 tableaux et 1600 dessins.

Ses amis sont Bonnard, Derain, Giacometti, Antonin Artaud et Pierre Jouve. Il se lie avec Malraux et Camus.

 

Le tableau

Balthus produit une variation, comme si c’était sa vision qu’il tentait de traduire. Cette vision s’élabore en « tableau ».
Ce genre à la mode au XVIIIe et au XIXe qui consistait à imiter, par la pose, les figures peintes d’une scène historique, biblique ou mythologique, n’est pas chez Balthus une simple référence.

Au service de la nature érotique de la scène, il met en avant une des composantes essentielles de ses images, le suspens de sa figure.

Il sert aussi la nature intrinsèquement théâtrale des scènes, toujours conçues en vertu de la présence du regardeur.

C’est au château de Chassy que Balthus entame cette grande composition d’intérieur.
Il commence par des études, dont celle de 1954 -vendue aux enchères récemment.
Le modèle est sa nièce par alliance et fille adoptive de Pierre Klossowski -frère de Balthus-elle se prénomme Frédérique. Elle arriva vers 17 ans au château de Chassy où Balthus résida de 1953 à 1961 et devint sa muse.

 

Composition

C’est un grand format clair et mat ou le corps prend une valeur ornementale.

La chevelure, mise en valeur par le geste en suspend des bras levés, pointe la courbure du dos et anime la toile.
Le regard de la jeune fille termine le mouvement et le fige.
L’érotisme vient se loger dans l’espace du regardeur, dans le fantasme du geste arrêté.

Balthus met en avant le langage du corps.
Le peintre a imprégné la jeune fille d’un exhibitionnisme innocent.
À la lumière du sol ciré et de l’épiderme de la jeune fille, Balthus invite le regardeur à entrer dans le mystère du corps humain.
Le regardeur regarde droit devant lui, en tendant le bras il pourrait toucher la jeune fille.

Balthus maîtrise l’espace.
Des maîtres anciens Balthus hérite le goût d’une construction rigoureuse, que l’on retrouve dans ce tableau.
Le miroir posé sur la cheminée s’impose par ses couleurs comme par son orientation, son reflet échappe au regardeur.
Le miroir structure la composition comme les architectures de Masaccio.

Il se dégage de ce tableau une impression d’harmonie savamment construite.
Le classicisme prime, équilibre des formes et imbrication des motifs, Balthus gagne en sérénité ce qu’il perd en intensité trouble.

La lumière est diffuse.
La lumière venant de l’extérieur réchauffe le corps et la chevelure de la jeune fille.

Les couleurs sont pastel
La palette se dégrade en douceur du sombre au clair, du brun au bleu acidulé de la tapisserie, tonalités harmonieuses et surannées.

Ce tableau est fort, plus fort que le regardeur.
La force du tableau c’est son immobilité.
Balthus cherche à arrêter les êtres et les choses.

Balthus suspend le temps.

 

Analyse

Le peintre est empli de contradictions énigmatiques. Malgré un style méticuleux et une cheminée ornementée, il ressort de ce tableau un sentiment dépréciatif dû au papier peint défraichi et au miroir posé sur la cheminée et non fixé au mur.
L’absence de tout élément familier confère une fragilité à la jeune fille qui n’est ni mentalement ni physiquement mature.
Elle semble vulnérable. Son bras gauche plonge son visage dans l’ombre et le miroir est légèrement tourné, coupant son reflet.
Son immobilité l’apparente à une statue, telle une Vénus classique.
Elle ne se tourne pas vers le regardeur, par fausse timidité ou provocation.
Sa poitrine plate et sa chevelure impeccable lui confère un air chaste et inaccessible.

Balthus était admiré des surréalistes.
Frontalier du surréalisme, Balthus peut être vu comme un académiste-réaliste naviguant dans l’érotisme parce qu’une partie de son œuvre évoque l’atmosphère des écrits de Nabokov, à travers le choix de ses modèles favoris, les lolitas dénudées.

Cependant de l’érotisme de Balthus le regardeur ne retient rien, et s’intéresse plutôt à la mise en page scénique et l’approche silencieuse d’un profond univers spirituel.

La précision et la surface matte de ses tableaux rappellent ceux de René Magritte.
De l’âtre de Nu devant la cheminée aucun train à vapeur ne s’échappe, tout est à sa place.

C’est ce que le regardeur ne voit pas et l’angle bas de la vue, à la hauteur du trou de serrure, qui confère à la scène son aspect voyeuriste et dérangeant.
Aucun vêtement, meuble ou accessoire ne vient personnaliser l’espace.
L’intérieur est entièrement nu, comme la jeune fille pubescente qui noue ses cheveux devant le miroir.

 I-   L’œuvre de Balthus est indifférente aux mouvements qui constituent l’avant-garde du XXe, elle s’est développée dans la tradition de la grande peinture.

Balthus doit son succès au retour à une tradition dont la rigueur plastique ne tarit pas l’inspiration.
Le parfum de scandale qui flotte autour de Balthus tient à ses obsessions personnelles sans doute justifiable du divan.
La jeune fille est omniprésente, tout à la fois offerte et refusée, ingénue et perverse.
Liens complexes entre Balthus et la femme, entre Balthus et son enfance, mais objectivités dans un érotisme froid qui le poursuit jusqu’aux portes de la vieillesse.

Avec Piero della Francesca, Poussin ou Courbet, Balthus s’installe dans le réalisme.
De ces maîtres autant que du cubisme, il hérite le goût d’une construction rigoureuse dont ses paysages fournissent les meilleurs exemples.
Ses intérieurs nus, dans lesquels des adolescents aux postures étranges et figées, ne peuvent-ils renvoyer à Delvaux.
Cependant son érotisme est moins glacé que celui du peintre belge.

Loin d’échapper à son temps, Balthus en constitue un produit hybride, aux confluents de deux des courants plastiques majeurs de l’entre-deux guerres : « retour à l’ordre » des années 1920 et exploration de quelques-uns des secrets de l’inconscient humain.
Lorsque s’épuisent les fantasmes, l’appréhension du monde extérieur l’emporte sur l’incarnation des rêves.

C’est dans la sinuosité du contour, la flexion, la courbe, l’ondulation, et la répétition du motif que se manifeste le frisson qui anime Balthus.


II-   Esthétique de l’œuvre 

La cambrure du dos repoussée par le parquet en dit plus long qu’une certaine vérité visuelle.
L’œuvre appartient aux yeux du regardeur.
Balthus mélange les extrêmes, l’innocence avec un érotisme subconscient.

Considéré comme un grand maître du XXe, ses tableaux montrent un langage de nuances sensuelles aux contours délimités qui combinent des techniques de maîtres anciens avec certains aspects du surréalisme.

La scène parait banale, elle est décalée.

C’est une scène de la vie domestique, une jeune femme se coiffe devant un miroir, pourtant rien n’est familier ou rassurant. Tout semble vaguement irréel.
Une tension inconsciente imprègne le tableau, comme un ombre intérieure.
La facture du tableau est placide, la forme du corps est polie comme du marbre.

 

III-   Il existe une longue tradition du miroir dans l’art, que ce soit comme attribut de Vénus, comme symbole de vanité ou comme instrument de divination.

Balthus ne décide pas de faire de cet objet une vrai miroir, il ne gâche rien par souci de réalisme. Il respecte ce qui survient. Il peint en se soumettant à ce qui doit apparaitre sur la toile. Grâce à sa rigueur artistique, un miroir atypique apparait, un objet préservé de toute retouche destinée à déterminer ce qu’il est. La position du miroir posé sur la cheminée au lieu d’être accroché au mur, porte à croire que le miroir avait sa place exactement là et pas ailleurs. Tel qu’il est figuré, le miroir est dans l’esprit de la toile, il est décalé.

Balthus s’est approché de l’idée du miroir qui ne concerne que la jeune fille.
Médium de l’observation de soi et du narcissisme, le miroir renvoie souvent au caractère éphémère des choses.

Le regardeur porte sur la jeune fille un regard qui projette son ombre sur la beauté et la coquetterie de la jeunesse.

Balthus représente un espace intime où la jeune fille prend place dans un huit clos inviolable.

Balthus indique aussi que tout dans cette toile se joue autour du regard du regardeur.

 

Conclusion

Les œuvres de Balthus fascinent et déroutent.
Balthus est l’une des figures les plus singulière de l’art moderne du XXe.

Balthus : « j’ai voulu que mon existence passe inaperçue, que ma personne reste à l’ombre et que ma peinture sorte à la lumière. »
Le créateur n’est rien d’autre que l’intermédiaire entre un principal universel et l’œuvre qui l’incarne.
Le peintre doit s’effacer le plus possible en tant que personne.
C’est à cette condition que l’inspiration peut circuler- tel un souffle- entre la spiritualité et l’universel, qui demande à s’incarner, et la matérialité du corps de ce qui, si tout va bien, deviendra une œuvre. »

Balthus : « Peindre ce n’est pas représenter, mais pénétrer, aller au cœur du secret, travailler de manière à refléter l’image intérieure. Le peintre est aussi un miroir. Il reflète l’esprit, la ligne de lumière intérieure…et se projette vers le noyau sombre incassable pour tirer la véritable identité de la personne représentée. »

Indiffèrent aux mouvements qui constituent l’avant-garde du XXe, la peinture de Balthus s’est développée dans la tradition de la grande peinture du passé prolongée par de rares contemporains. Il allait à contre-courant de tout ce que la peinture tentait de dire à travers Kandinsky, Léger ou Mondrian.

 

Sources :
Article d’Aline Dallier : Balthus – chez Persée 1984.
Article d’Etienne Fouilloux : Récupérer Balthus – chez Persée -1984