Les filles d’ Edward Darley Boit – 1882 John Singer Sargent

 

John Singer Sargent (1856-1925)

 

Les Filles d’Edward Darley Boit

1882

Huile sur toile

Dim 221,9 x 222,5 cm
Conservé à Boston au musée des Beaux-Arts

 

Le peintre

John Singer Sargent appartient à l’une des plus anciennes familles coloniales d’Amérique. Ses parents voyagent et arpentent l’Europe durant toute sa jeunesse.
La famille possédait une résidence à Paris mais passait les hivers à Florence, Rome ou Nice. C’est ainsi que John naît à Florence.
John étudia sous la tutelle de son père.
Sur l’instigation de sa mère qui pratiquait le dessin et la peinture en amateur, John dessine.
En 1873-74 il s’inscrit à l’Académie des Beaux-arts de Florence.
En 1874 il réussit du premier coup le concours d’entrée à la prestigieuse école des Beaux-arts de Paris qu’il fréquente jusqu’en 1878. Il suit les cours du portraitiste Carolus-Duran et de Léon Bonnat.
Il recevra également des leçons d’aquarelle par Carl Welsch, un peintre paysagiste allemand.
John devient un jeune homme lettré, cosmopolite, accompli en art, musique et littérature. Il parle le français, l’italien et l’allemand.
Par l’intermédiaire de son ami Paul Helleu, il rencontre Degas, Rodin, Monet et Whistler.
En 1879, John entreprend une série de voyages, Pays-Bas, Venise et Espagne. Il séjourne à Madrid et passe du temps au musée du Prado où il s’imprègne des tableaux du Greco et de Velasquez. Il se passionne également pour la musique et la danse espagnole. La musique prend une place importante dans sa vie sociale, il accompagne des musiciens amateurs et professionnels, et défend la musique du compositeur Gabriel Fauré.
À l’issue de sa formation, Sargent se révèle exceptionnellement doué.
Son français parfait, sa maîtrise technique et son style très apprécié font de lui un peintre réputé.
Au début des années 1880, Sargent devint rapidement le portraitiste de la haute société française, anglaise et américaine et, expose régulièrement au Salon de Paris.
John Singer Sargent est un peintre américain à Paris jusqu’en 1886.
Date à laquelle il déménage pour l’Angleterre.
Il y retrouve son ami Henry James. Il vivra le reste de sa vie outre-manche.

On pense que cette décision survient à la suite des violentes critiques de son portrait Madame X –1883-84. C’est le portrait de Virginie Amélie Avegno. Il fit scandale car dans une première version la robe glissait sur l’épaule droite, découvrant partiellement un sein. Sargent avec cette représentation voulait exprimer l’audace du personnage, mondaine réputée pour sa liberté de comportement.
La citrique académique rejeta totalement le tableau au Salon de 1884.
Sargent a repeint l’épaule et a conservé ce portrait pendant plus de trente ans.
Il a fini par le vendre au MET et a déclaré « Je suppose que c’est la meilleure chose que j’ai faite » et a demandé que le musée ne divulgue pas le nom du modèle.
Cependant, dans le même temps, il avait envoyé des toiles à Londres afin qu’elles soient exposées à la Royal Academy.
Son premier succès à la Royal Academy a lieu en 1887 avec Lily et Rose, le tableau est immédiatement acquis par la Tate Gallery.

Sargent fait rarement des croquis, il préfère commencer à peindre directement à l’huile. Sa technique du portrait est bien rodée. Il se rend fréquemment aux États-Unis pour répondre aux commandes.
Vers 1900, Sargent est l’apogée de sa renommée.
Il demande environ l’équivalent de cent trente mille dollars actuels par portrait.

L’œuvre de John Singer Sargent comporte environ 900 toiles et 2000 aquarelles.

 

Le tableau

« Quatre coin et un vide » ainsi fut critiqué ce grand tableau carré exposé au Salon de 1883.

Le peintre a réalisé cette toile à Paris et lui donna le titre de Portraits d’enfants.

Il représente les quatre sœurs Julia, Mary Louisa, Jane et Florence dans un intérieur luxueux, le hall d’un appartement haussmannien.

Ce sont les filles de son ami également peintre Edward Darley Boit.

 

Composition

Sargent peint les quatre filles de son ami, l’artiste Edward Darley Boit, dans l’appartement parisien de la famille.

Ce tableau carré est cisaillé par les mêmes diagonales qui construisent le célèbre tableau de Vélasquez Les Ménines. Ces diagonales multiplient les points de vue et mettent l’espace en perspective.

Comme chez Velasquez, les plans s’emboitent l’un dans l’autre et forment un ensemble cohérent.
Un grand tapis, deux hauts vases japonais, un paravent rouge, constituent le décor du premier plan, le hall de l’appartement.
L’espace s’ouvre sur un second plan, au centre du tableau, une pièce sombre où l’on devine un meuble surmonté d’un miroir et de deux petits vases bleus.
Cette mise en scène fait écho aux Ménines. 

Les quatre jeunes filles ont des positions distinctes :
Une fillette est assise sur un tapis au premier plan et tient une grande poupée devant elle entre ses jambes. C’est la plus jeune, Julia.
Un peu en retrait, à gauche de la composition, Mary Louisa se tient droite les mains derrière le dos. Elle porte une robe rouge sous un tablier blanc. Ses cheveux longs tombent en boucles blondes sur ses épaules.
Puis à la lisière du second plan deux jeunes filles forment un binôme.
Deux grands vases bleus japonais, plus hauts que la taille des jeunes filles, délimitent ce second plan et bornent l’accès à un second espace.
Le grand paravent rouge appuyé sur le vase de droite est un nouveau clin d’œil à Velasquez.
Les deux jeunes-filles sont côte à côte près du vase de gauche.
L’une est de profil, c’est Florence, Jane est de face, elles portent elles aussi un tablier blanc. Elles portent la même robe noire, la même coiffure et ont la même couleur de cheveux châtains. Elles se ressemble beaucoup. Celle qui est appuyée contre le vase est l’aînée.

Les jeunes filles ne posent pas formellement.
Trois d’entre elles dirigent un regard hors du cadre, dans la direction du peintre, tandis que l’aînée a le regard posé sur sa sœur.
Comme chez Velasquez les échanges de regards avec le peintre sont le nerf du tableau.

Les jeunes filles sont éclairées par une lumière qui entre par la droite du tableau. Cette lumière flashe sur la fillette assise au sol. Relayée par la blancheur des tabliers, elle éclaire ses sœurs.
Le fond de la pièce est éclairé à demi par les reflets dans le miroir.
Ce clair-obscur apporte de la profondeur à la composition et nous ramène aux Ménines. (Chez Vélasquez le fond du tableau est éclairé par la clarté de l’escalier).

Dans la partie inférieure du tableau, la lumière tout en contrastes module les couleurs. Les ombres dessinent les textures, le tissu des robes, les boucles des cheveux, les rubans de la poupée.

La moitié supérieure du tableau est occupée par le vide obscur des murs et du plafond. Ces tonalités profondes et sombres dynamisent les blancs du premier plan.

Sargent prend plaisir à décliner les nuances de blancs qu’il peint à larges coups de pinceau. Pour le plancher, les murs et les vases, Sargent utilise une touche plus lisse. Il ne s’attarde pas sur le décor des vases et du tapis qui sont juste esquissés. Il en est de même pour le paravent, point d’orgue rouge, seule couleur puissante du tableau qui contraste avec les gris et les bleus.

Avec cette composition Sargent rend hommage à Velasquez en parodiant les Ménines

 

Analyse

Avec une grande maîtrise, cette œuvre exprime le détachement et la profonde déconnexion psychologique des peintures modernes.

Sargent a transposé dans un appartement haussmannien le monde austère et grave de la cour d’Espagne. L’âge baroque espagnol devient sous le pinceau de Sargent un foyer bourgeois dans lequel évoluent des enfants solitaires.

Sargent a adapté l’espace mystérieux et les couleurs sombres de Vélasquez.

Le tableau est à la fois un portrait de groupe et une scène d’intérieur.

Cette approche non conventionnelle du portrait, accentue le sentiment de déconnection entre les jeunes filles.

Le format carré et la composition asymétrique avec un centre vide confèrent au tableau une grande modernité.

Le gigantisme des vases japonais génère étrangeté et magie.

La blancheur des tabliers contribue à singulariser les fillettes et à dynamiser la composition. Le tissu blanc focalise notre attention sur les personnages qui ressortent sur un fond aux tonalités très sombres.

Hormis les empâtements blancs des tabliers qui sont un héritage direct de la modernité, tout est lisse dans ce tableau, l’air, la lumière et les ombres, la sonorité.

La couleur a une finition différente selon la matière.
Elle est tour à tour, une ligne (le tapis, le parquet, le paravent), une forme (les silhouettes des jeunes filles) une courbe (les vases) une tache (le ruban rose de la poupée), une texture (le blanc des tabliers).

La couleur met en place la spatialité du cadre et nous livre une image immobile et figée, résolument moderne.

Les jeunes filles regardent le peintre et par jeu de miroir nous regardent.
Comme chez Velasquez ou chez Manet, ces regards nous pétrifient et nous tiennent à distance. On n’entre pas dans ce tableau.

Sargent exprime ainsi l’individualité et la déconnexion des personnages entre eux.

Les jeunes filles sont immobiles. La seule complicité, la seule interaction perceptible est le port d’un même tablier et de bas noirs pour chacune.

Sargent peint l’individualité au sein d’une fratrie, conséquence de la société du XIXe en pleine mutation.

Le peintre nous contraint à sentir sans le secours des mots.
C’est en cela que le tableau est moderne.

Sargent dissémine une information dans cet espace :
Le passé (le décor) et le futur (les jeunes filles) créent une continuité entre les êtres et les choses, les individus et le temps.

 

Conclusion

À l’image du réalisme européen (Courbet-Corot-Daumier) la peinture réaliste américaine s’attacha à représenter fidèlement le monde réel, en s’appuyant sur une observation empirique du sujet.
Il ne s’agissait pas d’une transcription du monde sur la toile mais plutôt d’une tentative d’identifier et de mémoriser le spectacle du quotidien.

Au fil du siècle, le réalisme américain changeait de ton. S’il privilégie toujours la fidélité envers les phénomènes visuels, il s’accompagne de plus en plus d’un sentiment de réminiscence que l’on rencontre dans les natures mortes majestueuses mais élégiaques de William Michael Harnett Le vieux violon -1886. Cette sensibilité imprègne aussi la mélancolie des filles d’Edward Darley Boit.

Expatrié Sargent fut certainement plus proche de la tradition européenne que ses confrères américains, néanmoins il partagea leur intérêt pour le prosaïque mais aussi cet art de déceler le moment extraordinaire dans l’ordinaire.

La peinture réaliste survécut au début du XXe dans des œuvres urbaines sombres d’artistes tels que Georges Bellows Club Night -1907 et les membres de l’Ashcan School (« école de la poubelle ») qui représentèrent la classe ouvrière et la pauvreté.

Malgré une longue période de critiques défavorables, la popularité de Sargent reprit dans les années 1950.
Depuis les années 1960, l’œuvre de Sargent a fait l’objet de plusieurs grandes expositions dans les musées les plus prestigieux, en particulier la National Gallery of Art de Washington et La National Gallery de Londres.