Le petit déjeuner – 1914 – Juan Gris

Juan Gris (1887-1927)

 

Le petit déjeuner

1914

Gouache, huile et crayon sur papier imprimé découpé et collé sur toile à l’huile et au crayon
Dim 80,9 x 59,7 cm

Conservé au MoMA

 

 

Le peintre

José Victoriano González Pérez, connu sous le nom de Juan Gris, naît à Madrid.
Il fait d’abord des études d’ingénieur à Madrid.
Puis, en 1902, il étudie un temps la peinture à l’École des Arts et Manufactures de Madrid. Juan Gris rêve de rejoindre Paris comme l’avait fait avant lui son compatriote Pablo Picasso.
Il arrive à Paris à l’âge de 19 ans en 1906. Juan Gris a passé la moitié de sa vie en France.
Il devient illustrateur pour L’assiette au beurre.
Juan Gris vit à Montmartre et prend un atelier au Bateau-Lavoir. Il se lie d’amitié avec Pablo Picasso, Georges Braque, Fernand Léger et Apollinaire.
À l’instar de Braque et Picasso, Juan Gris s’intéresse aux principes du cubisme, renouvelant les genres traditionnels du portrait et de la nature morte.
En 1913, Gris signe un contrat d’exclusivité avec le marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler.
L’année suivante Juan Gris se lie d’amitié avec Henri Matisse.
Sa peinture s’articule en deux périodes :
1911-1913, premiers tableaux cubistes
1914-1918, évolution vers le cubisme synthétique.
Au mois de mai 1914 il commence une importante série de « papiers collés ».
Juan Gris atteint sa maturité artistique entre 1914 et 1918.
D’abord sous l’influence du cubisme analytique élaboré par Braque et Picasso, Gris développe un cubisme personnel. Il donne une dimension plus intellectuelle et constructive à ses œuvres. Cette rigueur presque géométrique des compositions donne naissance au cubisme synthétique. Ce sera sa plus riche période
En 1922, Juan Gris dessine les premiers décors et costumes pour les ballets russes de Serge Diaghilev.
L’année suivante des expositions majeures sur l’œuvre de Gris sont organisées à la Galerie Simon à Paris et à la galerie Flechtheim à Berlin.
La santé de Gris se détériore rapidement et l’artiste meurt soudainement en 1927 à l’âge de 40 ans.
L’artiste n’a laissé que 600 toiles très dispersées. Ce qui explique sa rareté dans les musées.

 

 

Le tableau

Le papier collé a été inventé par Georges Braque en 1912, lorsqu’il a incorporé du papier imitation bois dans un dessin plutôt que de restituer minutieusement le bois à la main.
L’innovation a captivé Juan Gris qui s’est lancé dans une période d’expérimentation concentrée avec ce nouveau médium en 1914.

Dans Le petit déjeuner des fragments de papiers s’étendent jusqu’au bord de la toile, soulignant à la fois les qualités picturales et littérales des matériaux.

Juan Gris a utilisé deux types de papiers imitation bois imprimés mécaniquement pour évoquer la surface et les pieds de la table, tandis que du vrai papier peint suggère le mur de fond.

Ce tableau appartient à ses premières œuvres cubistes. Gris joue sur les tonalité de gris, sa couleur fétiche.

 

Composition

Ces feuilles imprimées, en plus des papiers bleus et blancs éclatants et des quartiers de toile peinte, s’emboîtent dans une structure étroitement imbriquée.
Sur ces fragments Juan Gris dessine des objets vus sous différents angles, parmi lesquels des tasses et soucoupes, un coquetier et une cuillère, ainsi qu’une cafetière.
Modelés en haut relief, ces éléments affichent une tridimensionnalité qui contraste fortement avec la planéité des papiers.
Le peintre a également inclus une étiquette d’emballage imprimée et une coupure de journal.

Le papier peint à motifs verticaux forme le mur derrière la table, suggérant la profondeur ainsi que son aplatissement immédiat puisqu’il ne s’arrête pas au bord de la table.

Des dessins précis et des ombres délicates figurent les composantes classiques d’une table de petit-déjeuner.
Les objets sont représentés avec un certain soin.
Il se dégage de l’ensemble une grande unité de tons et de formes.

La fragmentation des objets, leurs courbes et les différents angles selon lesquels ils sont placés en surface de la composition, créent rythme et harmonie.
Juan Gris crée un rythme plastique en jouant avec les lignes diagonales qui brisent les formes et ponctuent le fond. Il unifie ainsi fond et forme, et donne aux objets un volume, une consistance réaliste, en plaçant des effets d’ombres et de lumières.

Les diagonales traversent la composition et brisent les contours des objets.
Ces diagonales font partie d’un vocabulaire plastique qui est propre au peintre.

L’architecture est aplanie, sans profondeur. Seuls l’emploi d’aplats colorés permet d’identifier les facettes démultipliées des objets. Juan Gris ramène tout au premier plan, sans hiérarchisation.

Les couleurs permettent de rendre les formes identifiables.
Le peintre fait appel à des objets aux volumes différents, cafetière, tasse, coquetier.

À la différence de Braque et Picasso et malgré le processus de déconstruction, Juan Gris continue à afficher des détails qui permettent au regardeur de clairement reconnaître les objets.
Juan Gris dessine ces objets avec une extrême précision.

Juan Gris pratique les contrastes des couleurs, contrastes des aplats et des reliefs, contrastes entre la fragmentation et le resserrement, contrastes entre surface et profondeur, entre intérieur et extérieur.

Juan Gris rompt avec la perspective traditionnelle, il redéfinit l’espace pictural et maintient un équilibre entre abstraction et figuration en jouant sur la tension entre ces deux registres.

La gamme chromatique est réduite, Gris utilise des camaïeux de gris et de bruns.
La couleur joue un rôle structurant dans cette composition.

La lumière est utilisée pour rendre les volumes des objets.

Juan Gris a une grande maîtrise de la ligne et de la composition. Il garde l’esprit du cubisme analytique mais en le simplifiant et en diminuant le nombre de points de vues rassemblés dans la composition.

L’ensemble de la composition est une recherche pour rendre la réalité des objets.
À cette fin, Gris propose la juxtaposition des différents points de vues au regardeur.
Il joue sur l’impression de volume rendue par la tridimensionnalité des objets aux facettes démultipliées et opposées à la bi-dimensionnalité de la toile.
Cette composition d’une grande complexité formelle se distingue par son équilibre et son harmonie.

Juan Gris recherche une poésie dans sa toile.

C’est un grand tableau dont émane un silence solennel.

 

 

Analyse

Dans ce tableau Juan Gris a intégré des matériaux disparates dans une composition homogène.

L’imprimé bois, le journal et le papier peint de Picasso et de Braque sont présents, mais utilisés de façon plus descriptive : le papier journal représente un journal avec le nom de Gris collé en titre ; l’imprimé bois forme le plateau, les pieds de la table et une étiquette de paquet de café est fixée avec réalisme sur un papier brun qui figure l’emballage.

L’œuvre de Gris se démarque de celle de Picasso et de Braque par son utilisation de la couleur et ses finitions minutieuses.
Les formes de Gris sont moins fragmentées et plus lisibles.
Juan gris élabore une esthétique toute personnelle, colorée et dépouillée à l’extrême.

Toutefois, Gris semble s’être parfaitement approprié les principes fondateurs du cubisme, puisqu’il est passé maître dans l’art du papier collé, intégrant souvent des journaux dans ses tableaux.

Excellent dessinateur, il confère toujours au dessin une place de choix.
Dans cette composition, les ombres donnent forme à des objets tandis que les objets eux-mêmes sont distordus et perdent leur forme naturelle.
Gris traite son sujet selon des angles multiples.

Le peintre réintroduit une forme de réel, tout en jouant d’une ambiguïté entre apparence et essence du réel.

Juan Gris part du concept pour élaborer sa table de petit déjeuner en une déclinaison de formes et en utilisant pour couleurs ses variations de gris et de bruns.
Juan gris est un poète plasticien.
Ce qui l’intéresse, c’est la composition, la structure et l’architecture du tableau.

Dans sa conférence à la Sorbonne en 1924, Juan Gris précise : « La peinture est pour moi un tissu homogène et continu dont les fils dans un sens seraient le côté représentatif ou esthétique, les fils le traversant pour former ce tissu seraient le côté technique, architectural ou abstrait… »

Le cubisme renoue avec l’objet dans son essence.

Juan Gris donne une image qui serait l’idée de l’objet tel qu’il reste dans la mémoire du regardeur. Le regardeur voit de la forme que ce qu’elle a d’essentiel, ses contours, son volume, sa couleur propre hors de toute variations de lumière. Le principe du collage donne des éléments au regardeur qui lui permettent de décrypter la composition.
Le regardeur cherche les qualités permanentes de l’objet.

Les objets sont ici une représentation, une idée.
Le tableau est une image illusionniste.
Juan Gris recherche le vrai.
Et ce vrai est une émotion poétique.

Le tableau cubiste est une reconstruction du réel et non une imitation du réel.

Juan gris accorde une grande importance à la mise en scène, au rythme propre de son tableau.
Le collage permet à Gris de donner de l’homogénéité à sa composition en recentrant son point de vue.

Le principe de la nature morte lui donne les moyens d’une recherche formelle en faisant des objets des acteurs et en lui permettant une nouvelle présentation du réel.

Juan Gris équilibre les proportions et les rythmes de sa composition comme pour une architecture. Il définit ainsi le beau.

Il apporte à sa composition une dimension intellectuelle et constructive.
Il cherche à atteindre une perfection de l’équilibre entre la référence au réel et l’architecture du tableau qui a son propre langage.
Il accorde une large place à la sensualité pastique.
Juan Gris observe la vie intérieure de objets.

« Le monde dont je tire les éléments de la réalité n’est pas visuel mais imaginatif ».

Dans un texte qu’il a publié dans L’Esprit Nouveau en 1921, Juan Gris précise son désir
« d’humaniser » la peinture et explique sa démarche en de référant à Cezanne : « Cezanne d’une bouteille fait un cylindre, moi…d’un cylindre je fais une bouteille, une certaine bouteille, Cezanne va vers l’architecture, moi j’en pars…je compose avec un blanc et un noir et j’arrange quand le blanc est devenu un papier et le noir une ombre ; je veux dire que j’arrange le blanc pour le faire devenir un papier et le noir pour le faire devenir une ombre. Cette peinture est à l’autre ce que la poésie est à la prose ».

Juan Gris : « Le réel n’est plus le point de départ, le système ne procède plus de l’interprétation d’un motif puisé dans la réalité mais au contraire d’une articulation de lignes et de couleurs qui donnent naissance à des formes reconnaissables ».

 Juan Gris est sorti des principes rigides du cubisme pour se lancer dans sa propre démarche, avec une peinture plus conceptuelle, intellectuelle, mais en même temps dotée d’une émotion profonde.

Avec son esprit scientifique, c’est par le procédé de collage qu’il crée sa propre « syntaxe plastique » issue d’une méthode rigoureuse et empreinte de poésie.

Il investit la toile de papiers aux matières, couleurs et formes variées de manière construite et ordonnée.
Ensuite par le biais de la peinture et du dessin il opère une certaine unité.
Juan Gris intègre des papiers selon une logique de pensée préétablie.

Le coté cérébral de l’artiste ne le conduit pas à l’éclatement de la forme, pour preuve ses toiles où le regardeur reconnait facilement les objets.

Là ou Braque et Picasso utilisent le réel comme point de départ, Juan Gris, lui, part de l’idée.
Le concept apparait au cœur des préoccupations de Juan Gris, créer a une logique mathématique et apparait en totale adéquation avec son approche déductive de la réalité.

En insufflant une dimension à la fois intellectuelle, constructive et poétique, par élaboration d’un langage pictural personnel, Juan Gris joue un rôle décisif dans l’élaboration de la seconde phase du cubisme, dite synthétique.

Juan Gris se démarque de Braque et Picasso par le choix de ses couleurs et par les formats modestes de ses tableaux.

Le marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler le considère comme un peintre moderne qu’il range dans la catégorie des classiques alors que Picasso est dans la catégorie des romantiques.

 

Conclusion

Juan Gris continue à peintre dans le style cubiste, alors que le cubisme n’est plus à la mode.
Juan Gris est resté fidèle toute sa vie à ce style.
Il s’est créé un langage plastique qui lui permet d’exprimer ses émotions esthétiques.

Juan Gris est considéré comme un « cubiste de la galerie » parce qu’il exposa dans la galerie privée de Daniel-Henry Kahnweiler plutôt qu’aux Salons et dans les ventes publiques.

Artiste visionnaire, Juan Gris développe un style cubiste unique, alliant précision analytique et sensibilité poétique.
Il laisse une œuvre d’une rare cohérence et d’une grande influence sur les générations d’artistes qui lui ont succédé.

Dali disait de Juan Gris :
« Juan Gris est le plus grand des peintres cubistes, plus important que Picasso parce que plus vrai ».

 

Source :
Article d’Alain Assémat : Juan Gris, rimes de la forme et de la couleur –2011

Départ – 1932-1933 – M.Beckmann

Comme au temps des années de crise, des scènes de corps mutilés refont leur apparition dans ses œuvres, sorties de son inconscient : « Vous traînez avec vous cette part de vous-même qui est le cadavre de vos souvenirs, de vos méfaits, de vos échecs, du meurtre que chacun a commis une fois dans sa vie. Vous ne pouvez vous libérer de votre passé. »
Dans ce premier triptyque (comme dans les suivants) les représentations de la violence et du crime expriment son sentiment du malheur et témoignent, en même temps, du contexte historique et politique de la société.
Mais Départ, au-delà des circonstances historiques, peut s’appliquer à toutes les époques car il a pour contenu le chemin fatidique de l’homme.

Conservé au MoMA à New-York