Paysage avec les cendres de Phocion – 1648 Nicolas Poussin

Nicolas Poussin (1594-1665)

 

Paysage avec les cendres de Phocion

1648

Huile sur toile
Dim 117 x 179 cm

Conservé à Liverpool, en Angleterre, à La Walker Art Gallery

Le peintre

Nicolas Poussin est né aux Andelys en Normandie. Fils unique, ses parents espèrent une belle carrière ce qui suppose une instruction auprès des Jésuites à Rouen. Poussin manifeste très tôt sa vocation, ses parents s’opposent. C’est l’intervention du peintre Quentin Varin qui conseilla à ses parents « de le laisser aller là où sa nature le portait ». C’est Varin qui donne le goût des tableaux d’Histoire à Poussin.
Fin 1612- début 1613, Poussin quitte la maison paternelle et part à Paris. Il fait un court passage dans l’atelier de Georges Lallement, puis dans l’atelier de Ferdinand Elle. Poussin a la chance de rencontrer le valais de chambre de Marie de Médicis, Alexandre Courtois, logé au Louvre, qui ouvre ses cartons à Poussin.
Poussin découvre l’art de Raphaël, de Jules Romain et des grands maîtres italiens.
En 1622, Poussin est à Paris, il réalise pour les Jésuites six grandes toiles à la détrempe -aujourd’hui perdues.  Cette commande marque un tournant décisif dans la carrière de Poussin. Elle constitue son premier succès public.
Fin 1622, Poussin est installé sur la colline de Sainte-Geneviève où réside le jeune Philippe de Champaigne. Les deux peintres se lient d’amitié. Le Cavalier Marin installé à paris en 1615 rapporte que, frappé par les détrempes peintes pour les jésuites, il désira -selon Félibien « de le connaître plus particulièrement, et même dans la suite il lui donna un logement pour travailler, admirant combien il avait l’imagination vive et une facilité à exécuter ses pensées…il voyait pendant ce temps-là représenter quelques-unes de ses inventions poétiques dont le Poussin prenait plaisir de faire des dessins ».
À cette époque remonte une quinzaine de dessins aujourd’hui à Windsor. La protection du Cavalier Marin était de grand poids.
Au printemps 1624, Poussin arrive à Rome dans un moment où la ville éternelle demeure la grande capitale des arts.
Un nouveau pape vient d’être élu, Urbain VIII, homme cultivé aimant les arts et enclin au mécénat.
Les français occupent une place importante à Rome, ils ont à leur tête Simon Vouet depuis une dizaine d’années.
En 1627, Vouet annonce son départ pour la France. Ce départ met en valeur Valentin et Poussin, les peintres français les plus en vue à Rome.
La Mort de Germanicus, peint en 1627, consacre la renommée de Poussin qui s’est affirmée au cours des années précédentes.
Dans les années suivantes et jusque vers 1640 où il deviendra peintre du roi de France, Poussin travaillera à plusieurs reprises pour la cour d’Espagne.
L’intermède parisien de décembre 1640 à Octobre 1642.
Poussin arrive entouré de prestige. En 1641, Poussin reçoit de Louis XIII le brevet de « premier peintre ordinaire » avec « la direction générale de tous les ouvrages de peinture et d’ornements (que le roi fera faire) pour l’embellissement de ses Maisons Royales » et 3 000 livres de gages. D’abord sensible aux honneurs et à l’argent qu’on lui prodigue, Poussin bientôt s’irrite d’être surchargé de commandes diverses. Le climat se détériore, début novembre 1642, Poussin est de retour à Rome où il retrouve sa vie paisible.
Le roi meurt en France en 1643 et le pape Urbain VIII meurt en 1644, Poussin reste à Rome.
En 1647-1648 il peint une série de paysages qui vont surprendre et conquérir ses amateurs parisiens. La série se prolongera jusqu’en 1651. Mais l’approche de la soixantaine ramène le peintre aux sujets dramatiques.
Chaque tableau longuement élaboré, semble vouloir proposer une image essentielle et définitive.
Il semble que Poussin est peint jusqu’à sa mort.
Vers 1660 il entreprend, une nouvelle suite, les Quatre saisons qu’il réussit à conduire à bonne fin en mars 1664. Plusieurs toiles restent inachevées, dont l’Apollon amoureux de Daphné –1664 au Louvre.
En 1665 Poussin meurt en Italie.
L’enterrement se fait en grande cérémonie avec le concours d’une foule d’artistes et de notabilités.

Jacques Thuillier -extrait de Poussin –1994 :
« C’est un des rares grands peintres qui ne fit pas d’apprentissage en bonne et due forme et n’eut pas de vrai maître. Ce qu’on nommerait volontiers son milieu pictural varie selon les années d’une très longue formation. Qui pis est, il nous échappe souvent. »

 

 Le tableau

Le sujet : Accusé de trahison, le grand général athénien Phocion fut condamné à mort et son corps banni pour être brulé aux abords de Mégare.

La vie de Phocion a été rapportée par Plutarque.
C’est un général athénien du IVe, homme probe injustement condamné à mort par le peuple. Il fut accusé d’avoir livré le Pirée à Nicanor. Sa politique le rendit impopulaire, ses concitoyens votèrent sa mort. On le força à boire la ciguë.
L’ordre fut donné de brûler son corps en dehors du territoire athénien.
Une femme de Mégare recueilli ses cendres et les ramena à Athènes.
Injustement condamné, il fut rapidement réhabilité.

Les toiles Paysage avec les cendres de Phocion et son pendant Paysage avec les funérailles de Phocion sont peintes pour le marchand de soie lyonnais Serisier.
Elles faisaient encore parti de sa collection en 1665 quand le Bernin les admira.

L’histoire des tableaux, tôt séparés et passés successivement dans de multiples collections, reste incertaine. Il existe de nombreuses copies, et un excellent exemplaire du Paysage avec les funérailles de Phocion, acquis par le Louvre en 1921, a été longtemps tenu pour l’original.

 

Composition

C’est une composition rigoureusement structurée, d’un équilibre quasi mathématique.

Cette composition est parmi les plus classiques et les plus équilibrées de Poussin.

Au premier plan, Poussin montre une femme recueillant furtivement les cendres de Phocion.

De petites figurines sont disséminées au second plan, elles sont dans la lumière et témoignent de la distance.

Le temple aux portails latéraux placé au centre, directement au-dessus de la figure féminine, est équilibré de part et d’autre par les masses des arbres, tandis que le premier plan sombre s’ouvre sur des étendues inondées de lumière.

Les arbres « calent » la composition. Les arbres feuillus se fondent au récit.

Une route conduit au temple surélevé par un soubassement de pierre.

La répartition spatiale de la scène doit au jeu de lavis qui en graduant les valeurs dispose les éléments dans l’espace.
Poussin dispose avec grand soin les éléments d’architecture, il se sert de la règle et du compas pour la mise en perspective.
Les éléments sont attachés les uns aux autres par le chemin, par le souffle du vent, par les directions données par la lumière.
Poussin confère ainsi une belle unité à son tableau, une harmonie.

Le ciel d’un bleu éclatant est nuageux.

La nature est impassible et immuable.

Poussin porte une grande attention à la qualité des couleurs. Il utilise une matière peu grasse, déposée en couches fines et laisse la toile sécher tout le temps nécessaire. Il évite l’emploi des glacis et leurs effets délicats mais fragiles.
Ses tableaux vieillissent bien, sans craquelures et ses toiles ont gardé leur harmonie d’ensemble.

Le charme particulièrement fort vient des couleurs et de la lumière

 

Analyse

À partir de 1640, Poussin peintre d’histoire, s’intéresse de plus en plus aux paysages, sans doute sous l’influence de son ami, Claude Gellée.

Ses paysages, comme ses tableaux d’histoire sont porteurs de message.

Dans ce tableau c’est l’ingratitude d’une démocratie à l’égard d’un de ses plus nobles citoyens.

Poussin exprime sa passion pour le classicisme avec une dimension morale et un amour fort pour le paysage.
Comme dans beaucoup de ses paysages, Poussin oppose la tragédie personnelle qui se joue au premier plan à la normalité absolue de la vie environnante.

Sa composition est intellectuelle et réfléchie, sensible et émouvante.

 I-   Ce tableau témoigne de la place centrale de la nature dans la pensée de Poussin.

Dans l’œuvre de Poussin peinture et poésie sont associées.
Poussin est le poète de la nature.

Ce tableau a un réflexion morale qui se veut par lui-même un poème.

Poussin recrée la nature avec son œil de peintre, une nature généreuse qu’aucun souffle n’agite, ensoleillée et sereine.

Le paysage révèle la nature dans sa force première.
La lumière propulse le deuxième plan loin derrière le premier plan. Le soleil est source de vie.
Les massifs d’arbres sont à contre-jour, ils s’arrachent à l’ombre de la terre et confluent vers la lumière rédemptrice.
Le paysage est baigné dans une atmosphère tranquille, lumineuse.

Le destin tragique de Phocion et ses cendres ne parviennent pas à déranger la calme ordonnance du paysage ni les innombrables figures humaines absorbées par leur tâche quotidienne.

L’immensité de la nature en efface la cruauté, et les cendres, petit tas minuscule dans cette vaste toile, n’apparaît qu’un incident négligeable parmi l’imprévisible choix du destin et l’incessant renouveau des saisons et des êtres.

Ce tableau idéal et sublime est un paysage héroïque.
Les figures s’effacent devant le spectacle grandiose de la nature.
Poussin illustre l’insignifiance de la vie et de la condition dérisoire de l’homme.
Guillaume Kientz –Nature et idéal, le paysage à Rome 1600-1650 :
« L’héroïsme du paysage ajoute à l’héroïsme du malheureux Phocion, accentuant encore l’injustice ».

Poussin a-t-il voulu faire un écho au contexte politique français du moment, comparant les troubles de la Fronde à la situation d’Athènes.

Dans le lointain, les figures réduites à quelques traits de couleur se divertissent alors qu’elles viennent de juger et de faire mourir Phocion.

Poussin compose artificiellement un spectacle où le jeu des figures génère la pensée.

Fénelon commente le tableau à l’intention du duc de Bourgogne. Il s’agissait grâce à cette œuvre exemplaire et de haute tenue morale, d’éduquer le jeune prince et de rompre avec le monde dépravé de Louis XIV.
Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne, avec ce tableau, le sensibilise à l’ingratitude et la folie de l’opinion, à l’outrage infligé aux hommes de cœur, au péril du gouvernement, à la fragilité des vies humaines et à la solitude des héros.


II-   Le génie de Poussin est d’établir un équilibre entre l’intelligence et la sensibilité.

Le paysage constitut le motif essentiel de ses compositions entre 1648 et 1664, plusieurs années après son retour à Paris, Poussin entreprend d’élever le paysage à la plus haute dignité de l’art, il renverse la hiérarchie des valeurs de son époque en donnant un nouveau statut au paysage.

Cependant il ne renonce pas au surcroit d’émotion qu’ajoute au prestige de la nature l’évocation des fastes de l’histoire ou d’une fable subtile de la mythologie.
Le paysage devient le moyen figuratif de raconter une histoire.

Les paysages de Poussin ne représentent jamais un instant précis mais le déroulement d’une action.

Poussin peint une temporalité de la représentation qui raconte l’ensemble de l’histoire.
Ce sont les éléments qui composent un paysage qui deviennent les acteurs fondamentaux d’une histoire.
En peignant ses paysages Poussin ne cherche pas du tout à donner l’illusion du réel, ses vues ne sont jamais topographiques.

Il reconfigure la nature qui devient un théâtre à l’action des hommes.

Les figures sont petites, leurs actions et leurs gestes ne sont pas compréhensibles indépendamment du paysage dans lequel ils se situent.
Poussin peint les épisodes de l’histoire de Phocion en les dépolitisant et en ne s’intéressant pas aux évènements héroïques de la vie de l’homme illustre. Le regardeur ne voit que les cendres recueillies par une femme de Mégare.

La scène est au premier plan, mais elle est petite, une virgule dans l’ombre du tableau.
L’œil est d’abord frappé par l’ampleur du paysage, par la majesté de l’ensemble de la représentation.
On situe les cendres de Phocion par rapport à d’autres scènes.
Les humbles gestes d’une femme du pays qui recueille les cendres avec ses mains, et qui agit discrètement au premier plan pendant que d’autres personnages vaquent à leurs occupations.

Poussin explique que le mode dorique « stable, grave et sévère » doit être appliqué aux « matières graves et sévères ».

Ce mode dorique donne le ton général du tableau : il est présent dans les édifices, dans les arbres, les chemins, les nuages, ainsi que dans les gestes des figurines.

La vie et les actions humaines s’inscrivent dans la majesté de ce vaste paysage.
L’émotion qui se dégage de ce tableau vient de son harmonie.
C’est l’harmonie globale du paysage qui conduit le regardeur à penser et à comprendre les gestes du premier plan.
Le tableau joue sur les courbes du premier plan, celles des gestes de la femme, celles du sol sur lequel elle est assise.

Poussin oppose de la même façon dans le spectacle de la nature et dans le comportement humain deux natures, une nature civilisée, organisée et dominée, et une nature qui n’est pas régentée par l’homme, le respect de lois édictées par les hommes, et le respect des lois morales qui devraient apparaître aux homes comme des lois naturelles.

Diderot commente les paysages de Poussin : « Voilà les scènes qu’il faut savoir imaginer, quand on se mêle d’être un paysagiste. C’est à l’aide de ces fictions qu’une scène champêtre devient autant et plus intéressante qu’un fait historique. On y voit le charme de la nature, avec les incidents les plus doux, ou les plus terribles de la vie ».

Poussin a vêtu la femme du premier plan de bleu, la couleur de Marie, la couleur symbole de la souffrance.
Poussin, avec cette femme de Mégare, donne à voir ce qu’elle ressent intérieurement, crainte et tristesse.
L’attitude de son corps, ses gestes traduisent la « pensée » du peintre en un langage compris par le regardeur.
Poussin loue la force de l’amour, sans représenter de nudité féminine.

Avec une couleur le peintre raconte l’histoire et apporte une touche de grâce divine à ce tableau.

 

III-   Poussin propose dans ce tableau une méditation sur la vie du héros, l’alternance de la renommée et de l’infortune, sur la destinée humaine.

Poussin a mis dans cette réflexion une grande part de lui-même.
Sa vie a été faite d’efforts, de chances merveilleuses et de misères cruelles.

C’est un paysage où le regardeur circule, se promène.
La silhouette de la montagne sur l’horizon, les édifices de la ville au loin, le temple sur son soubassement de pierres, le regardeur perçoit les rapports entre ce tableau et son pendant.

Les deux tableaux se répondent et se lisent l’un par rapport à l’autre.
C’est un même paysage peint sous deux points de vue différents.

Poussin a peint sur le ton de la tragédie et de l’histoire ce Paysage avec les cendres de Phocion

Jacques Thuillier -extrait de Poussin –1994
Poussin fit confiance à la peinture « … l’expérience est celle d’un homme qui a beaucoup vu et beaucoup voulu, mais c’est à l’intérieur de la peinture et de son langage propre que se développe et se transforme la véritable réflexion. La pensée naît de l’image, tire d’elle sa force de conviction et l’évidence d’une vérité abstraite. Tel est le privilège de Poussin. Et, peut-être, la grande leçon qu’il peut offrir à l‘art, si cruellement désemparé, de notre temps. »

 

Conclusion

Jacques Thuillier -extrait de Poussin –1994 :
« Aucune toile ne contient Poussin tout entier. Faut-il le chercher dans le brillant Triomphe de Neptune ou dans l’Extrême onction, ou dans le Paysage avec Orphée et Eurydice ? Ce ne sont pas seulement les éléments plastiques qui diffèrent, mais les types, l’atmosphère, l’intention poétique. L’effort du créateur est à chaque fois recommencé. Mais à un autre niveau, tout se recompose autour de ce lien qu’est la pensée même du créateur. Nul artiste ne s’est plus abstrait de ses toiles que Poussin : mais leur ensemble dessine l’image spirituelle la plus complète peut-être que peintre ait jamais laissée. »

Cezanne : « …je voudrais comme Poussin, mettre de la raison dans l’herbe et des pleurs dans le ciel. »