Madone de Senigallia – vers 1474-78 – Piero della Francesca

Piero della Francesca (1415-1492)

 

Madone de Senigallia

Vers 1474-78

Peinture sur bois

Dim 61,1 x 53,3 cm

Conservé à la galerie nationale des Marches, Urbino -Italie


Le peintre

Piero di Benedetto de Franceschi dit Piero della Francesca passe la plus grande partie de sa vie à Borgo Sansepolcro, ville marchande de Toscane, où sa famille possède plusieurs entreprises.
Il a également vécu plusieurs années à Florence.
Malgré ses attaches à Sansepolcro, il travaille dans de nombreuses cours italiennes et est engagé à Ferrara, dans le nord.
En 1459, il réalise une fresque au Vatican -aujourd’hui disparue.
Il est surtout très lié à Urbino, alors sous le règne de Federico da Montefeltro. Brillant militaire, ce dernier est aussi un érudit. Comme les Médicis de Florence, il souhaite établir une cour somptueuse pour y recevoir humanistes, poètes et autres artistes.
Piero della Francesca exécute un certain nombre d’œuvres pour lui, dont La flagellation du Christ –1460, probablement exposé dans le studiolo d’Urbino, retraite privée du Duc, la Vierge à l’Enfant entourée de sains et de Federico Montefeltro- 1475 et les portraits de Federico et de sa femme, Battista Sforza.
Vers la fin de sa vie Piero della Francesca cesse de peindre pour se consacrer à l’étude des mathématiques et de la perspective.
Piero della Francesca rédige deux traités de géométrie : De la perspective en peinture et Des cinq corps réguliers.
Selon Vasari,  Piero della Francesca est devenu aveugle, ce qui expliquerait ce passage de la pratique à la théorie.

 

 Le tableau

La date du tableau est incertaine.

Initialement il était prévu pour l’église Santa Maria delle Grazie de Senigallia.

Probablement commandé par Frédéric III de Montefeltro pour le mariage de sa troisième fille, Giovanna da Montefeltro avec Giovanni della Rovere, seigneur de Senigallia.

Piero della Francesca l’a réalisé au cours des dernières années de son séjour à Urbino, en 1474, année des fiançailles ou en 1478 année du mariage.

 

Composition

Les figures sont hiératiques et monumentales, elles ont un canon solide.

La Vierge est au centre de la composition.

C’est une Vierge imposante, plantureuse, calquée sur le modèle de la paysanne et de la nourrice . La Vierge est debout, cadrée à mi-corps, les yeux baissés.
Elle porte le costume des paysannes du terroir, une robe de laine, un châle noir et un bonnet d’organdi légèrement tuyauté.
La Vierge tient dans ses bras un enfant superbe et morose, de type byzantin accomplissant avec gravité le signe de la bénédiction.
L’enfant est enveloppé dans une sorte de toge et porte un collier de corail. Dans la main gauche il tient une rose blanche.

Deux anges gardiens encadrent la Vierge et l’Enfant.
L’ange de gauche, au regard énigmatique et à la chevelure frisée, porte sur la robe au col de brocart rouge un collier d’or orné d’une grosse perle. L’ange de droite est  plus féminin.
Ils portent tous deux des colliers, celui de droite a deux rangs de perles ; l’ange de gauche porte une coiffure en forme d’auréole.
Les boucles de l’ange sont le  raffinement du style austère de Piero della Francesca.

Les personnages sont dans un intérieur domestique.
Le groupe se détache sur un fond de mur gris.
Piero della Francesca a le sens du volume solennel.

À droite de la composition, est représentée une desserte, sur une de ses étagères, un panier avec des fruits ou du pain.
À gauche de la composition, le soleil filtre à travers les panneaux d’une fenêtre vitrée, dessinant un remarquable jeu de lumière dans la pénombre.

La lumière est  diffuse et subtile.

Des décorations moulurées sont visibles sur l’encadrement de la porte à gauche et sur la desserte à plusieurs étagères à droite sur laquelle est posé le panier d’osier.

C’est une composition narrative parsemée de symboles issus de la tradition chrétienne.
La lumière venant de la gauche reprend l’iconographie de l’Annonciation, le panier d’osier contient des petits pains ou des fruits -les deux évoquant l’eucharistie, le collier de corail de l’Enfant annonce sa future Passion et la rose blanche est l’emblème de Marie.

 

Analyse

I-   Sur le plan scientifique, voire mathématique, Piero della Francesca fut un des artistes les plus rigoureux de la Renaissance.

Ses compositions aux couleurs exquises sont de véritables démonstrations de géométrie, avec des personnages sereins, une maîtrise parfaite de la perspective, du raccourci et du point de vue.

Lors de son séjour à Florence, Piero della Francesca étudia les figures massives de Masaccio, les constructions en perspective de Leon Battista Alberti, l’élégance simple des compositions de Fra Angelico et l’art de la lumière de Domenico Veneziano.
Piero della Francesca a la capacité d’absorber dans ses représentations, les apports étrangers, notamment l’art flamant.

Ses œuvres sont inspirées de tous ces éléments.

Sa renommée en tant que peintre va de pair avec celle de mathématicien et de géomètre. Tous ses tableaux témoignent d’une recherche de la précision géométrique et du respect des perspectives et des proportions.

La flagellation du Christ (entre 1445 et 1475) est peut-être le tableau où la perfection mathématique de sa perspective régulière est la plus impressionnante.

La conception de l’art de Piero della Francesca est un art monumental.
Le style de Piero della Francesca est complexe et dominateur aussi, dans une zone qui va de Rome à Ferrare. Piero della Francesca accorde un soin extrême à la construction spatiale. Il définit l’espace et exalte la surface, d’une manière ferme et convaincante, en utilisant des champs de couleur qui s’accordent.

Piero della Francesca réconcilie les contraires en accordant la suavité siennoise et la géométrie florentine, la gamme blonde et la rigueur des formes.

Piero devient pendant une courte phase du quattrocento une sorte de figure nationale.
La forte organisation de ses compositions sert de base aux décors romanesques.

L’importance de Piero della Francesca apparait dans les vulgarisations régulières et paisible de son style.

Vers 1490 on retrouve l’écho de Piero della Francesca dans l’art spacieux de Pérugin et la vigueur de Signorelli.

Ainsi les facteurs dissociés de l’art de Piero della Francesca ont évolué séparément.

Le Pérugin Le voyage de Moïse en Égypte -1481-83, Rome chapelle Sixtine.
Le dessin de la composition exprime l’influence de Piero della Francesca.

Piero della Francesca semble avoir trouver à Urbino un foyer à sa mesure, il y a peint ses dernières œuvres, le double portrait de Frédéric Montefeltro et de Battista Sforza -1474 (musée des Offices), la pala dei Montefeltro -1472-74 (Milan, pinacothèque de Brera) et la Madone de Senigallia-1474-78.

Sa présence à Urbino rend intelligibles certains développements ambitieux et un certain changement d’accent de la peinture.

À Urbino, l’autorité de son art sera totale pendant trente ans.

Raphaël s’est mis à cette école pour retrouver auprès de Pérugin le dernier écho de l’art de Piero della Francesca.


II-   Dans la Madone de Senigallia,

Le regardeur repère les influences flamandes : avec la minutie des détails des vêtements, la finesse du voile de la Vierge, la rondeur satinée des perles, le panier d’osier qui évoque une nature morte, et l’intérêt pour la lumière diffuse qui se reflète sur la chevelure de l’ange.

Cette lumière fragmentée est la certitude que Piero della Francesca connaissait les œuvres flamandes particulièrement appréciées à la cour d’Urbino.

Dans ce tableau le style de Piero della Francesca a un timbre rustique.

Dans la Madone de Senigallia Piero mathématicien (avec la reproduction formelle d’un décor domestique) voisine avec le Piero théologien (avec l’infusion des symboles chrétiens).

Une même réalité que le regardeur peut appréhender avec les yeux de la foi ou les yeux de la chair.

L’enfant est ainsi vu d’un double point de vue mathématique et mystique.


Conclusion

André Chastel, extrait de Renaissance italienne :

« Les péripéties les plus remarquables de la peinture du Quattrocento seront dues à la rencontre du style « franceschien » avec l’inspiration
« squarcionesque » et avec les formules gothico-byzantines toujours en vogue à Venise.
Dans le premier cas, l’amour du détail pittoresque et la surabondance des effets semblent devoir anéantir les résultats de la « synthèse » monumentale, dans le second, la matière vitrifiée et la momification des formes ne pouvaient qu’offrir un obstacle insurmontable à la définition large et claire de l’espace. Mais les surprises ne manquent pas, et on verra ce qu’il en est à Venise, où une rencontre capitale se situe au moment où Piero pouvait y être connu, vers 1470-1475.

L’art des maîtres de Ferrare a réalisé le paradoxe d’associer à la force monumentale de Piero le fantastique padouan, d’employer la lumière claire à l’exaltation des formes pétrifiées, aux irrégularités et aux complications inépuisables. Mais, en dehors de Ferrare qui constitue un domaine à part, des rencontres inattendues, moins étonnantes, se produisirent dans toute la zone septentrionale : ainsi dans la Pietà de Bonascia à Modène, d’une date aussi tardive que 1485. Autre adaptation tendancieuse de la majesté des types de Piero, le goût des figures géantes découpées dans des encadrements d’architecture a trouvé sur le tard un écho en Lombardie : les Philosophes peints en 1477 sur la façade du palais du Préteur à Bergame rappellent à la fois Mantegna et l’art du studiolo d’Urbino ; elles n’ont été attribuées à Bramante que d’une manière provisoire, mais il s’agit, en tout cas, d’un peintre épris de perspective et modénature, marqué par Melozzo….

Le style de Piero avait le pouvoir d’inciter aux formes robustes et à l’espace articulé ; il n’a cessé d’éveiller de proche en proche le sens des silhouettes puissantes découpées sur un fond énergiquement rythmé. »