Le Prétendant – 1893 Édouard Vuillard

 

Édouard Vuillard (1868-1940)

 

Le Prétendant

 1893

Huile sur carton
Dim 31,7 x 36,4 cm

Conservé aux États-Unis, état du Massachusetts, à Northampton,
Smith College Museum of Art.

 

Le peintre

Issu d’une famille modeste du centre de la France.
La mère de Vuillard tenait un atelier de corsetterie et de couture, le peintre a grandi dans un univers de pas feutrés et de chuchotements. Son sens du détail, ses représentations très intimes de la vie quotidienne viennent de son enfance. Sa personnalité s’est forgée dans l’atelier de sa mère au milieu des femmes.
Vuillard se lance très jeune dans une vie artistique.
Il a vingt ans en 1888 quand il rejoint la confrérie des Nabis.
Édouard Vuillard, aux côtés de Pierre Bonnard, Paul Ranson, Paul Sérusier et Maurice Denis est un membre fondateur du mouvement Nabis.
Ces peintres furent formés ensemble à l’Académie Julian de Paris. Ils se constituèrent en société secrète, se réunissant chaque semaine au « temple » (l’atelier Ranson à Montparnasse) et se donnèrent pour nom un terme hébreu signifiant « prophètes ».

À l’instar de l’esthétisme et des « Arts and Crafts », les Nabis voulaient transformer l’espace domestique en un espace esthétique.
Nombre de Nabis s’apparentaient aux symbolistes, inspirés par Paul Gauguin, ils étaient déterminés à transcender la ligne et la couleur pour révéler l’idée métaphysique située derrière l’image.

 

Le tableau

Le tableau ne prétend pas à la ressemblance.
Sont représentés deux femmes et un homme. L’homme émerge du mur.

Vuillard met en scène le mariage de sa sœur Marie avec son ami, le peintre Ker-Xavier Roussel. Marie est la jeune femme de dos, à gauche du tableau.
Le couple se mariera en juillet 1893. Peu après l’exécution de ce tableau.

Vuillard débute sa série avec Le Prétendant –1893 et l’achèvera avec
Le grand intérieur –1897 auquel le grand format horizontal donne des allures scéniques autant que décoratives.

 

Composition

C’est un tableau de très petit format et ce n’est pas un format standard.

Vuillard a choisi le carton pour support.

Le peintre représente un intérieur domestique paisible.

C’est une composition linéaire, sans profondeur comme le sont les estampes japonaises que Vuillard collectionnait.

Les personnages aplatis glissent sur la surface de la composition.

Les personnages sont cernés de papier peint moucheté.

Le point central du tableau est décalé sur la gauche du tableau, l’homme est dans cet axe décalé.
Avec cette manipulation de la surface du tableau, Vuillard attire notre attention sur la figure masculine.

Le personnage féminin à droite du tableau, semble penchée à une fenêtre.
Ce personnage est en retrait, il ne participe pas à la scène.
Des verticales de couleur claire nous permettent d’imaginer le ventail ouvert d’une fenêtre et un garde-corps.

Où sommes-nous, dans une lingerie, l’accumulation des étoffes le laisse envisager. Une pile de linge est en équilibre sur le bord de l’armoire à gauche du tableau. Un grand drap bleu étalé sur une table souligne son horizontalité. La table traverse pratiquement la composition.

Marie est de dos entrain de plier le drap bleu.
Marie se tient bien droite. Elle a le teint clair, elle est joliment coiffée d’un chignon et sa taille fine est ceinturée. Vuillard aime sa sœur.
Marie regarde l’homme qui ne la regarde pas.

L’épaule et la tête de l’homme émerge de la tapisserie.
À nous de déduire que l’entrée de la pièce est dans l’axe de la fenêtre.
Quelle est l’attitude de l’homme.
Pourquoi a-t-il les yeux baissés ?  S’en va-t-il ou arrive-t-il ?
À nous d’écrire l’histoire !

Un tabouret et un amoncellement de tissus ferme le tableau à droite.

Les motifs des papiers peints et des textiles sont détaillés en aplats de couleur dans le but de neutraliser le naturalisme de la profondeur, de l’espace, de la lumière et de l’ombre.
À nous de reconstruire la pièce.

Objets et personnages sont traités avec la même attention.
La conception élaborée de la scène lui donne un aspect hautement décoratif et ornementé.

Les lignes sont souples, les contours vibrants, les formes simplifiées.

La lumière tamisée permet d’exalter les couleurs sourdes, elle est comme un souffle d’air qui traverse la composition.

Vuillard  utilise une peinture à la colle qui donne un coté mat et brut à sa touche et fait ressortir l’aspect du carton.

Dans ce tableau Vuillard est fidèle aux principes Nabis :
Il donne une valeur symbolique aux formes et aux couleurs.
Il harmonise sa composition avec des couleurs sourdes, des terres, des bruns et des noirs.
Il transgresse les apparences en faisant fusionner tous les plans réels en un seul plan. Son intérieur devient un décor.

 

Analyse

Ce tableau témoigne de la prédiction pour le motif de Vuillard.

Vuillard fournit une telle profusion de motifs qu’il oblige le spectateur à décrypter l’espace. Le peintre transforme un lieu ordinaire en un monde difficile à percevoir.

« Vuillard peint cet univers comme on tisse une tapisserie » -cartel d’Orsay.

Durant la période de 1890 à 1900, les personnages de Vuillard semblent traverser les murs.

Avec Le Prétendant, Vuillard nous donne à voir une scène domestique ordinaire et nous invite à explorer une image complexe à épaisseurs multiples dans laquelle les objets et l’espace semblent être reliés à la surface.

Les motifs sont claustrophobiques, donner un sens à cette accumulation de touches superficielles requiert la patience du spectateur.

Durant cette décennie, l’expérimentation des aplats de couleur et la simplification des formes à l’extrême sont une constante chez Vuillard.
Le regard du spectateur se noie dans Young Woman peint en 1894.

Dans Le Prétendant les touches aux dominantes plus sombres, en arabesques pour la robe de la première femme et en touches lissées pour les vêtements des deux autres personnages, permettent de les distinguer et de les dissocier des papiers peints des murs.

Vuillard distribue indifféremment la lumière sur les objets et les textiles, il s’affranchit du principe fondateur de la lumière des impressionnistes.

Vuillard disperse la matière.
En la divisant à l’infini, par petites touches, il donne à la matière, sa puissance créatrice.

Le personnage de l’homme « aplatit » entre deux murs semble émerger du mur lui-même.

Dans Mère et enfant dans un parc -non daté, il en fait une démonstration magistrale. Si le spectateur repère la mère facilement, l’enfant, quant lui, est absorbé par les couleurs.
L’enfant est la résultante d’une condensation de la matière.

Avec les personnages de Vuillard deux façons de voir sont possibles :
Soit les personnages sont « caméléons » est sont absorbés par la matière
Soit les personnages « naissent- émergent » de la matière
Entrant ou sortant les deux sont envisageables puisque la profondeur et la lumière sont totalement gommées.
Dans les deux cas les figures sont dépersonnalisées car assimilées à l’espace qui les entoure.
Leurs couleurs se dispersent dans le décor avec lequel on les confond.
Le spectateur cherche un œil, un détail, à partir duquel il reconstruit la figure. C’est le principe du divisionnisme.

Dans ce tableau les ramages de la robe du premier plan ont pour effet d’incruster le personnage dans le décor.
Dans son tableau de 1891, La robe à ramages, Vuillard donne au ramage le sens inverse, il décolle le personnage du mur.

L’atmosphère lourde de ce tableau met en scène un petit drame de la vie quotidienne.
Une réalité de la vie familiale, le jeune-homme ne fait « que passer » vient-il d’arriver ou est-il entrain de partir ?Marie est de dos mais, l’énergie qui émane de son corps est interprétée comme du bonheur. En fait, cette union avec Ker-Xavier sera malheureuse.

Ce tableau ressemble à une scène de théâtre « chuchotée » …

 

Conclusion

Les Nabis (« prophètes ») sont un groupe éphémère de peintres et d’écrivains qui cherchent à revitaliser l’art moderne par une approche nouvelle de l’abstraction et de la décoration pure dans la peinture.

Leur philosophie présente de nombreux points communs avec le mouvement
« Arts and Crafts », l’esthétisme et l’Art nouveau, et témoigne aussi du goût de l’époque pour les arts décoratifs japonais.

Le tableau est mis au service de la création de la beauté plutôt que de l’imitation de la nature

Selon Denis : « un tableau avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ».

Le groupe se sépare une dizaine d’années après sa formation.
Les expositions collectives cessent en 1900 et les artistes poursuivent des voies divergentes.

Vuillard comme Bonard, adopte une palette plus riche, plus saturée, il a un appareil photo et prend des clichés qui lui servent d’études.
Sa composition devient géométrique (comme chez Matisse).
Il emprunte aux nouveaux styles, le fauvisme et le cubisme du début du XXe.

La première guerre mondiale marque un changement de cap pour Vuillard.
Sa touche divisée se change en trace et ses compositions sont moins oppressantes, l’espace s’ouvre.
Le peintre revient à une conception naturaliste de la forme et de la perspective. Les fantômes sortent de ses représentations.
À partir de 1912, le portrait prend une place importante dans son œuvre.
Vuillard ne fait jamais poser ses modèles, il les surprend dans une attitude familière et leur demande de ne plus bouger. Et bien qu’il laisse toujours une place à l’intimité et assimile ses modèles aux objets qui les entourent, il devient le portraitiste de l’élégante société parisienne.
Vuillard disait : « je ne fais pas de portraits, je peins les gens chez eux ».

Même dans ces portraits au style plus « officiel » Vuillard ne se départit pas de son sens de la mise en scène qui est une constante dans son œuvre.