La Blanchisseuse – 1733 J.S. Chardin

 

Jean Siméon Chardin (1699-1779)

 

La blanchisseuse

1733

Huile sur toile

Dim : 37 x 42 cm

Conservé au National Museum de Stockholm

Il existe une réplique autographe qui provient de la collection Crozat, au musée de l’Ermitage à Saint Pétersbourg.
Une seconde réplique a été détruite avec la collection Henri de Rothschild durant la seconde guerre mondiale.

 

Le peintre

Chardin est né à Paris, l’année de la mort de Racine. Il est de quinze ans le cadet de Watteau, l’ainé de Fragonard de trente-trois ans et de la même génération que Boucher.
Fils d’un ébéniste, Chardin entre dans l’atelier du peintre d’histoire Pierre-jacques Cazes en 1718. Puis il étudie brièvement chez le peintre pastelliste Noël-Nicolas Coypel.
En 1724, il est reçu maître peintre de l’Académie de Saint-Luc.
L’Académie avait décrété que l’art le plus noble était la représentation d’épisodes bibliques, mythologiques ou historiques.
Méprisant ce précepte, Chardin transforme son apparente infériorité en une force remarquable. Son œuvre témoigne de la tendance purement naturaliste qui coexista avec la frivolité d’un Boucher en pleine période rococo.
En 1728, Chardin entre à l’Académie royale de peinture et de sculpture, agrée comme peintre « dans le talent des animaux et des fruits ».
En 1733, il peint ses premiers tableaux à figures.

Chardin ne fait pas le traditionnel voyage à Rome. De l’Italie, il ne connaît que les tableaux du roi et des grandes collections parisiennes.
Des Flandres, il voit à Paris, de nombreuses toiles, et partage des affinités avec les peintres nord-européens.

Il connait un extraordinaire succès populaire en France.
Peintre de la vie bourgeoise, il s’attire des mécènes nobles.

En 1740, le 27 novembre, il visite le château de Versailles et offre au roi la Mère laborieuse et le Bénédicité.
En 1757, Louis XV attribue un logement au Louvre à Chardin.

Chardin a commencé sa longue carrière avec des natures mortes, suivront des scènes de genre, puis à nouveau des natures mortes et enfin les portraits au pastel.

En 1772, il souffre de la maladie de la pierre.
Chardin abandonne la peinture en raison d’une vue déclinante.
En 1779, il participe pour la dernière fois au Salon où il expose plusieurs Têtes d’études au pastel.

Chardin mourut riche et respecté. Bien que ses œuvres soient très prisées de son vivant, son influence demeura limitée.

C’est au XIXe que Manet, Cézanne ou Van Gogh s’intéressent à ses œuvres discrètes et modestes. Ses scènes du quotidien sont vénérées par les impressionnistes comme par les postimpressionnistes.

 

Le tableau

Dans les années 1730, l’engouement pour les vanités nord-européennes et sans doute les limites commerciales de la nature morte incitèrent Chardin à se tourner vers les tableaux de genre.
D’où les scènes d’enfants au jeu le château de cartes -1735, La fillette au volant -1741, qui évoquent la brièveté de la vie humaine et le temps perdu à de vaines activités.
La blanchisseuse fait partie de cette série.
Ces œuvres correspondent aux goûts de l’époque, comme le confirment ses succès aux Salons des années 1730-1740

Chardin expose ce tableau au Salon du Louvre en 1737.

Le peintre a peint La blanchisseuse et son pendant la Femme à la fontaine, pour le chevalier Antoine de La Roque, grand collectionneur.
Les deux œuvres sont gravées en 1739 par Charles-Nicolas Cochin.
Ces gravures popularisèrent Chardin et le rendirent célèbre.

Vendus en 1745, La blanchisseuse et la Femme à la fontaine sont acquis par Gersaint pour le compte du prince héritier et futur roi de Suède, Adolphe-Frédéric par l’intermédiaire du comte Tessin.

 

Composition

C’est une scène d’intérieur, honnête et paisible.

La blanchisseuse lessive, les mains plongées dans un baquet de savon posé sur une tabouret. Une deuxième servante étend le linge dans une cour. Un petit garçon fait une bulle de savon. Un chat tricolore, roulé en boule, sommeille.

La blanchisseuse occupe le centre de la composition.
Les personnages sont loin et proches les uns des autres, chacun dans leur monde, entourés d’objet familiers.
Chardin peint le calme d’une scène familière.

Dans la diagonale induite par le petit garçon, sur la droite dans le fond du tableau, on aperçoit, en amorce, une porte entre-bâillée, le montant d’une échelle et un seau en bois contenant un balai. De l’autre côté, à gauche du tableau, au premier plan une bassine en terre vernissée, posée sur le sol, contient du linge, devant une chaise sur laquelle a glissé un foulard.

Au centre du tableau, au premier plan le petit garçon est assis de profil sur une chaise à sa taille, il est absorbé dans la réalisation d’une grosse bulle de savon. Cette bulle de savon est parfaite, grosse, ronde captant la lumière, sa sophistication tranche avec les vêtements en haillons du petit garçon.

La blanchisseuse au second plan se tient debout le corps de profil, penchée sur un baquet de lessive, son visage est de face. Son regard est suspendu, tourné vers sa droite, il est hors champ, dans l’espace du regardant.

Au fond du tableau, par une porte entrebâillée et largement éclairée, on aperçoit une femme de dos qui étend du linge.

La blanchisseuse est figée dans une attitude.
Chardin capte un geste et l’arrête au vol.
Chardin peint un moment de distraction de la blanchisseuse dans sa lessive.
Elle est absorbée et absente.
Chardin peint une scène animée, immobile.
Il montre une scène domestique de tous les jours.

La lumière répand une douce clarté.
Chardin s’attache à reproduire les tons, la rondeur, les effets de la lumière et des ombres.

Chardin se sert de la lumière pour composer son espace, il fait la distinction entre la luminosité et la netteté et joue avec ces valeurs.
Il adapte la luminosité et l’éclairement.
La lumière éclaire ses figures depuis la gauche du tableau avec pour effet, de nettement les détacher du fond.
La blanchisseuse et l’enfant sont en pleine lumière tandis que la pièce est dans la pénombre.
Chardin peint un clair-obscur où le rapport entre l’intensité et la distance des ombres du mobilier, étage la profondeur de la pièce.

Une porte ouvre sur la cour.
Dans cette cour, la lumière réfléchie sur le drap y puise son intensité et   découpe la silhouette de la servante.
L’arrière-plan, ainsi mit en valeur, repousse les limites de l’espace.

La douceur de la palette colorée, dominée par les tons bruns, atténue la rigueur de la composition.

La touche est appuyée et apparente.

Chardin porte tout son intérêt à la construction de l’espace et veut rendre le regardant attentif à la paix et au silence de cette scène familière.

C’est au regardant à souffler la vie dans la toile.

 

Analyse

Les tableaux de Chardin demandent au regardant une attention particulière

A/ L’absence délibérée de mouvement et une certaine distance par rapport aux figures sont caractéristiques des scènes de genre de Chardin.

 Chardin ne met pas d’intention dans ses compositions.

 Chardin réussit à représenter le personnage de la blanchisseuse distraite de son activité et totalement détachée du regardant. L’attitude de la blanchisseuse ne donne aucun indice sur sa pensée, il en est de même pour l’enfant, absorbé par sa bulle.

Chardin a un sens aigu de l’observation et une aptitude extraordinaire pour la composition, le détail et la matière.

L’organisation spatiale de La blanchisseuse est si convaincante, que le regardant oublie qu’il est devant une toile.

Contrairement aux tableaux hollandais, les intérieurs de Chardin sont fermés et les fenêtres sont rares.
Chardin utilise les effets de lumière pour produire le sentiment d’instantanéité.

Chardin travaille lentement, avec application, voulant produire des œuvres parfaites. L’apparente simplicité de ses tableaux est trompeuse. Le peintre passe des heures à saisir le juste accord des couleurs, le rendu parfait de la matière, la délicate respiration des objets et des figures, l’air qui les enveloppe.

Chardin ne raconte pas, il se refuse au narratif, aucune morale, aucune allégorie, n’étayent ses tableaux. Son œuvre est intemporelle.

Chardin peint ce qu’il voit, il simplifie, compose et réduit à l’essentiel.

Chardin utilise le clair-obscur pour créer son espace.
Il travaille la perception des ombres qu’il colore.

Le tableau est grave, marqué par la force descriptive de Chardin.
Sa blanchisseuse ne nous regarde pas, elle est plongée dans son monde.
Le petit garçon concentré sur sa bulle de savon est absent.
Chardin peint un monde sans sensualité, sans perversité, un monde innocent, sérieux, appliqué et silencieux où ses personnages absorbés par leur occupation oublient le regardant.

Chez Greuze, sa Blanchisseuse – 1761, interpelle le regardant
Dans les œuvres de Fragonard, le verrou claque, les draps crissent.
Chez Chardin aucun geste ne trouble la paisible harmonie.

Dans ses scènes de genre, Chardin peint une vie silencieuse.

 En peignant le rituel de la blanchisseuse, Chardin nous donne dans cette scène familière avec enfant et chat, un témoignage de la vie domestique du XVIIIe.

B/ Cette nouvelle relation entre le peintre et le regardant tient un rôle majeur dans la réforme de la peinture, elle est à la source du modernisme.

Dès ses premières scènes domestiques, en 1733, Chardin représente des figures concentrées sur leur activité et qui ne manifestant aucune conscience d’être regardées.

Le peintre est le pionnier de cette nouvelle tendance.

Cette qualité abstraite qui fait l’originalité de sa peinture, sa modernité, sont sa force novatrice. Force novatrice qui séduira Braque et Cézanne.

Chardin rompt avec les pratiques du XVIIe et celles de ses contemporains en traitant les jeux d’enfants avec tous le sérieux et la dignité réservés par principe à la peinture d’histoire.

Chardin fait preuve d’empathie avec ses personnages.

Le petit garçon en haillons réalisant sa magnifique bulle de savon à un port de tête et une attitude d’une grande élégance.

 

Conclusion

Toute sa vie Chardin rechercha la perfection, sans jamais se satisfaire.

Il fera de ses faiblesses une force et transformera son absence de facilité en une expression originale et unique à son époque.

Entre 1737 et 1773, Chardin présente au Salon quarante-six compositions à figures. Il lui arrive de se copier avec des changements. Il signe régulièrement, il date parfois et presque toujours, fait graver ses compositions.

Au fil du temps sa touche grasse avec des empâtements bien visibles évolue et devient moins apparente. Les couleurs vives perdent leur franchise et se raffinent. Les figures s’éloignent du devant de la toile et occupent une place de moins en moins grande dans la composition.

Vers 1738-40, s’opère un changement important, Chardin place ses modèles dans un espace plus vaste, la touche est plus fondue, l’air circule mieux. Il délaisse ses modèles de gens du peuple et se tourne vers le milieu bourgeois.

En accordant toute la place à la peinture elle-même, Chardin ouvre la voie à la peinture moderne.

Diderot écrit au Salon de 1763, « On m’a dit que Greuze, montant au Salon et apercevant le morceau de Chardin que je viens de décrire (le bocal d’olives), le regarda et passa en poussant un profond soupir. Cet éloge est plus court, et vaut mieux que le mien ».

Le dernier mot à Chardin : « Je prends du temps parce que je me suis fait une habitude de ne quitter mes ouvrages que, quant à mes yeux, je n’y vois plus rien à désirer ».

Chardin cherche en permanence à se renouveler, c’est un artiste ambitieux qui cherche la perfection.

Après Chardin sont venus Manet, Cézanne, Matisse…