Paul Sérusier (1864-1927)
Ferme au Pouldu
1890
Huile sur toile
Dim 72 x 60 cm
Conservé à la National Gallery of Art à Washington D.C.
Le peintre
Après de brillantes études secondaires, Paul entre en 1886 à l’académie Julian à Paris pour étudier la peinture.
De ses maîtres Lefebvre et Boulanger il adopte dans ses premiers tableaux le style académique. C’est dès cette époque qu’il se lie d’amitié avec Denis, Vuillard, Piot, Roussel, Ibels, Ranson, tous, élèves de l’académie Julian et avec lesquels il forme un groupe où l’on discute autant de philosophie que d’esthétique. Devenu massier des petits ateliers de l’académie Julian, il se rend à Pont-Aven, où il fait la connaissance de Gauguin en 1888. Très impressionné par les théories de ce dernier sur la peinture « synthétique », il peint sous sa direction le fameux Paysage du bois d’amour –1888 (dit Talisman). Selon les principes illustrés par le « cloisonnisme » d’Émile Bernard et adopté par Gauguin, Sérusier n’a employé que des couleurs pures (vermillon, violet, vert Véronèse) juxtaposées en aplats.
Enthousiastes devant cette nouvelle conception de la peinture, ses amis décident de propager ce message pictural en fondant le groupe de nabis.
En 1889-1890, Sérusier rejoint Gauguin, qui s’était retiré au Pouldu et, en 1893, accompagne Emile Bernard en Italie, où il étudie les peintres primitifs.
Par la suite, vers 1897, il entreprend un voyage en Allemagne où il rencontre Jan Verkade, par l’intermédiaire duquel il entre au cloître bénédictin de Beuron, où l’on dispensait un enseignement artistique religieux fondé sur le nombre d’or. Ces idées rationnelles, mathématiques, influenceront profondément l’art de Sérusier, dominé de plus en plus par le raisonnement et la logique, concrétisées par des formes simplifiées et des coloris juxtaposés par grands aplats. L’Averse –1893, Nature morte –1912.
Aussi le refoulement incessant de sa sensibilité donne-t-il à la plupart de ses peintures un caractère froid et rigide.
Après s’être retiré à plusieurs reprises dans ce cloître allemand, Sérusier enseigne à l’académie Ranson, puis, vers 1914, il se fixe en Bretagne, où il passera les dernières années de sa vie, passionné par l’étude de la poésie celtique et des calvaires bretons.
Outre ses tableaux, on lui doit aussi la décoration murale du baptistère de Châteauneuf-du-Faou. Mais, plus que ses peintures, ce sont surtout ses théories, rassemblées dans A B C de la peinture -1921, qui, bien que très idéalistes, apparaissent les plus interessantes.
Le tableau
Ce tableau a pour sujet la Bretagne et la station balnéaire du Pouldu dans le Finistère.
Sérusier y rejoint Gauguin et séjourne plusieurs fois dans ce lieu.
Paul Gauguin l’influence beaucoup et joue un rôle déterminant dans la conception du Talisman -1888, tableau fondateur du mouvement nabi.
Gauguin aurait dit à Sérusier, selon Maurice Denis, autre figure de proue des nabis : « Comment voyez-vous ces arbres ? Ils sont jaunes. Eh bien, mettez du jaune ; cette ombre, plutôt bleue, peignez-la avec de l’outremer pur ; ces feuilles rouges ? mettez du vermillon. »
Composition
Cette toile capture une vie rurale sereine avec des couleurs vibrantes représentant une ferme nichée dans des verts luxuriants et des bleus enchanteurs.
Trois plans
Le premier plan est dans l’ombre. L’ombre se répand sur le sol comme une vague.
Le sol orange foncé se dégrade en gris-bleu, éclairé de quelques gouttes de soleil jaunes.
Dans le coin gauche de la composition une paysanne se tient debout, orientée de trois quart, elle a les bras ballants, et regarde le sol, attentive à quelque chose qui est hors-champ. Elle porte une robe bleu marine protégée par un tablier vert, un bonnet blanc enserre ses cheveux et elle est chaussée de sabots.
Le second plan est de couleur claire. Un mur de ferme s’élève et découpe le toit de chaume.
Le toit de chaume est marron clair, il s’appuie sur un mur de pierres mélange de gris et de blancs cassé.
La ferme occupe la partie droite de la composition et s’étire jusqu’au centre de la toile.
Au pied de l’échelle, une meule de foin d’un jaune éclatant se repend jusqu’à l’ombre.
On remarque la porte de la ferme peinte en bleu cobalt.
L’arrière-plan, au-delà de la barrière et du mur en pierres jaune pâle, doit sa forte présence à ses couleurs froides, le vert des prés vallonnés et du feuillage des arbres, le bleu du ciel qui vire au loin à l’azur.
Sérusier donne du rythme à sa toile en jouant avec les verticales et les horizontales.
La verticalité domine, avec la paysanne, l’échelle, les contours de la maison, les grands arbres.
L’horizontalité se retrouve dans l’ombre mouvante, la meule de foin, la barrière et son prolongement, le mur et les prairies.
Une seule diagonale, en bordure du toit, marque le centre de la toile et départage le côté cour du côté ferme.
Au contraste des lignes s’ajoute le contraste entre l’ombre et la lumière.
Le jaune éblouissant apporte le soleil.
Le regardeur est happé par cette lumière.
Le jaune est renforcé par les bleus et verts de l’arrière-plan.
Sérusier simplifie les formes, avec l’intention de capturer le ressenti plutôt que d’imiter l’apparence exacte de la ferme. Il est à la recherche de la pureté et de l’émotion primordiale.
Éduqué par le style « synthétique » de Gauguin, le peintre emploie des coups de pinceaux épais et audacieux et une palette simple.
Sa couleur est réduite à l’essentiel. Les couleurs froides de dominantes vertes et bleus et la couleur chaude générée par le jaune puissant donnent au tableau son atmosphère générale.
Le jaune renforce la luminosité du tableau.
Sérusier ne copie pas servilement la nature, son ombre orange foncé au premier plan, exalte le jaune.
Les différentes couches de couleur sont superposées et laissent sourdre l’harmonie générale sous-jacente.
Le peintre crée ainsi de la transparence et de la profondeur.
Analyse
La technique de Sérusier renforce l’aura mystique du monde naturel, reflétant son rôle de présage du mouvement symboliste dans l’art.
La vision artistique de Sérusier est marquée par son utilisation de la couleur pour évoquer l’émotion plutôt que la représentation réaliste.
Ses interprétations abstraites et son utilisation audacieuse de la couleur ont remis en question les opinions traditionnelles et suscité le débat entre les critiques et le public.
Sérusier est une figure pivot de l’art postimpressionniste.
Sur les conseils de Gauguin, Sérusier est invité à peindre ce qu’il ressent et non ce qu’il voit.
Cette toile est onirique.
Cette représentation stéréotypée du Finistère paysan transmet une vision où la couleur tient une place essentielle. Les couleurs justifient la présence des éléments.
Sérusier se conforme au concept de la « surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. »
Les courbes de l’ombre, les touches franches qui tourbillonnent dans le ciel, sur les arbres et sur le toit, contribuent à donner à la toile un aspect « merveilleux » qui l’écarte de la réalité.
Dans ce tableau, Sérusier emploi les couleurs pures pour ce qu’elles symbolisent et non ce qu’elle figurent.
Cette révolution artistique initiée par le Talisman a pour nom le synthétisme, conception de l’art fondée sur l’usage de couleurs pures posées en aplats et cernées de contours.
Gauguin le précise dans une de ses lettres : « Un conseil, ne copiez pas trop d’après nature. L’art est une abstraction. Tirez-la de la nature en rêvant devant et pensez plus à la création qu’au résultat. »
« Il ne faut pas mélanger les couleurs froides et les couleurs chaudes, sous peine de produire des couleurs sales ».
Sérusier écrit dans une lettre à Jan Willibrord en 1898, « Ces Égyptiens m’ont je crois bien, livré la clef des saintes Mesures et je ne travaille plus sans compas de proportions ».
Le contraste des couleurs fait surgir la forme, par la révélation des contrastes, et l’abandon de toute tentative de clair-obscur.
« Les peintres depuis la Renaissance ont travaillé à compliquer le métier » affirme Sérusier.
Au contraire, il faut alléger.
Épurer les formes en ne mélangeant pas les couleurs, jusqu’à un retour à la géométrie.
C’est ce que l’on retrouve dans le jeu de ses lignes colorées, associant dans un souci d’harmonie, horizontales et verticales.
L’harmonie se définit comme tension. S’il faut alléger, c’est pour aller à l’essentiel.
Sérusier écrit dans ABC de la peinture : « Orner une surface, c’est en souligner les bonnes proportions…Les proportions sur lesquelles est construit le monde extérieur…Ce sont celles qui reposent sur les nombres premiers les plus simples, leurs produits, leurs carrés, et leurs racines carrées. »
« Au point de vue plastique, le 3 est le premier nombre capable de délimiter une surface : le triangle équilatéral est la plus simple… »
Ce tableau est le résultat d’une sensation éprouvée par le peintre.
Les nabis seraient les parrains inconscients des recherches de Kandinsky et de Mondrian.
En 1870, le peintre Édouard Vuillard explique : « …plus les peintres sont mystiques et plus leurs couleurs sont vives (rouges, bleus, jaunes) et plus les peintres sont matérialistes plus ils emploient des couleurs sombres (terres ocres, noirs bitumes). »
Les nabis sont simultanément religieux et ironiques ; dans leur temple à Montparnasse, chez les Ranson, ils réalisent des simulacres de cérémonies et des rites comiques.
Dans leur tableaux ils privilégient des paysages schématiques, les arbres sont très verts, les branches sinueuses, et le blé est d’or.
Sérusier est peintre et théoricien.
Tout au long de sa carrière de peintre, Sérusier mène des recherches plastiques qui le conduisent à établir une véritable théorie du bon usage des couleurs en peinture. Il livre une grande partie de ses réflexions dans son ouvrage ABC de la peinture publié en 1921. Il expose ses conclusions sur la relativité des couleurs et les contrastes entre tons chauds et tons froids.
À rebours de la théorie scientifique de Chevreul fondée sur une connaissance physique du prisme des couleurs, Sérusier élabore un système personnel fondé sur son expérience de peintre. Il crée ses propres cercles chromatiques et étudie les différences entre les degrés d’intensité des couleurs, qu’il appelle des dissonances.
Sa soif d’un art toujours plus intellectuel trouve une réponse avec les principes de l’esthétique du père Lenz qui enseigne un art hiératique fondé sur une étude approfondie des mathématiques sacrées également appelées Saintes Mesures.
Selon les principes du père Lenz, le dessin n’est qu’un moyen de justifier l’harmonie des lignes ; la couleur à son tour, n’étant qu’un moyen de mettre en valeur le dessin. Fond et sujet, exécutés sur un même plan, attirent l’œil tour à tour.
Sérusier aborde cette affaire de la couleur par une tentative d’éclaircissement d’un principe harmonique avant de définir une gamme, tout comme le dessin géométrisé a donné une solution à la forme.
Dans ce tableau, Sérusier après avoir réparti les froids d’un côté, les chauds de l’autre, s’efforce de nuancer quatre gris au centre, puis de situer les oranges et les terres, et enfin de placer à la périphérie les couleurs fraiches.
Sérusier, ABC de la peinture : « Composer, c’est juxtaposer des formes dans une surface donnée ou choisie. Ces formes sont nécessairement empruntées à nos sensations, ou mieux, aux images mentales qu’elles engendrent. »
Sérusier se passionne pour une conception éthique de la peinture, un art rigoureux, ordonné, tout imprégné de vie intérieure. Il mesure des géométries séduisantes et peut-être mystiques.
Il faut attendre le XIXe pour que l’arbre soit peint en tant que tel et non plus comme un élément de décor.
Au début du XXe les nabis s’emparent du sujet qui revêt alors une aura imprégnée de mysticisme.
Maurice Denis : Paysage aux arbres verts -1893 au musée d’Orsay. L’utilisation du vert Véronèse pour ces troncs renforce l’aura de mystère qui plane sur cette scène. La composition en trois plans successifs invite à rejoindre graduellement un univers de plus en plus mystique. Le muret qui coupe la composition horizontalement, symbolise la rencontre entre le monde sensible et l’univers surnaturel.
Dans Arbres rouges et fougères en automne -1905 collection particulière, Sérusier propose une vue automnale d’un sous-bois. Les arbres aux troncs élancés accentuent la verticalité de l’œuvre. Cette verticalité rappelle l’influence du japonisme. Sérusier écrit : « Pour faire un dessin intelligent, il faut ne se servir que d’éléments que nous pouvons penser…La ligne droite est une ligne spirituelle, puisqu’elle ne se trouve jamais dans la matière, alors que l’homme tend à la mettre dans toutes ses œuvres ».
Sérusier est convaincu que la ligne droite est une pure invention humaine.
Sérusier livre dans ce tableau une vision spirituelle d’un sous-bois.
Les nabis font de l’arbre un symbole de vie mais aussi d’enracinement autant que d’élévation spirituelle.
Sous le pinceau des artistes, les forêts deviennent le symbole d’un monde caché, où le sacré reprend sa place dans une société en pleine mutation.
Ce tableau est frais.
Le regardeur est plongé dans un idéal de simplicité bucolique.
Le regardeur devient contemplateur.
Conclusion
La leçon du Talisman sera pour Sérusier un élément marquant de sa carrière artistique. À la suite de cet évènement, il travaille avec des couleurs pures, jouant sur les juxtapositions de couleurs chaudes et froides afin de créer un contraste, une composition saisissante.
L’art doit porter l‘avenir et être en réactualisation permanente. Sérusier en est convaincu.
Le peintre a le souci de la mesure des couleurs. C’est le contraste des couleurs qui fait surgir la forme.
Sérusier représente la nature non telle qu’elle est, mais telle qu’il la perçoit et la ressent.
Par son œuvre et son approche nouvelle de la peinture, Sérusier est considéré comme ayant ouvert la voie vers l’abstraction.
Aujourd’hui ses œuvres sont conservées au musée d’Orsay, au musée des Beaux-Arts de Pont-Aven, à Washington à la National Gallery of Art et à Munich à la Neue Pinakothek.
Source : Le Talisman de Paul Sérusier, une prophétie de la couleur –Musée de Pont-Aven 2018