Large intérieur W11 (d’après Watteau) -1913 Lucian Freud

 

Lucian Freud (1922-2011)

  

Large intérieur W11 (d’après Watteau)

 1913

Huile sur toile

Dim 185,4 x 198,1 cm

Conservé dans une collection particulière.

 

Le peintre

Lucian Freud est un peintre britannique essentiel du XXe.
Il doit sa notoriété aux rendus hyperréalistes de ses nus.
Il nait à Berlin et a une enfance très heureuse en Allemagne.
Sa famille fuit l’Allemagne au moment de l’arrivée d’Hitler au pouvoir.
En 1933, les parents de Lucian décident de déménager en Angleterre.
Lucian est le petit-fils du fondateur de la psychanalyse moderne, Sigmund Freud. Sigmund a encouragé son petit-fils à peindre.
En 1939, Freud commence une formation artistique qu’il poursuivra jusqu’en 1942.
En 1943, il emménage dans un grand atelier à Paddington.
En 1944, sa carrière est lancée avec la publication d’illustrations pour les textes du poète Nicholas Moore et sa première exposition individuelle à Londres.
En 1945, il rencontre Francis Bacon.
Tous les deux fréquentent la bohême du quartier de Soho.
En 1946, il séjourne deux mois à Paris où il rencontre Giacometti et Picasso.
C’est l’époque où il se sensibilise au surréalisme.
En 1948, il épouse Kitty, fille du sculpteur Jacob Epstein.
En 1950, il abandonne la pratique du dessein et décide de se consacrer à la peinture.
En 1954, il est à la 27e biennale de Venise avec Bacon. Il y expose une vingtaine de tableaux.
En 1958, influencé par Bacon, il remplace ses pinceaux souples par des brosses aux poils durs.
Sa texture épaisse et expressive découle de cette modification.
À partir de 1960 il réalise ses séries de portraits et de nus.
C’est sa période de maturité.
Ce sont ses thèmes favoris, ils influenceront l’art contemporain dans le monde entier.
À Londres il fonde « l’école de Londres » avec Francis Bacon, Kossof, Auerbach, Sutherland et Andrews.
Francis Bacon est leur aîné, ils se réunissent autour de lui. C’est une école très soudée, avec comme point de départ une école figurative, tournée vers la réalité. Après les deux guerres, ils se font un devoir de reconquérir les visages.

Lucian Freud est un émigré en Angleterre et il en a eu conscience toute sa vie.
À sa mort il lègue toute sa collection de maîtres anciens aux musées britanniques en remerciement de l’avoir accueilli.

Freud a peint toute sa vie, il a toujours voulu être peintre.
Son prénom Lucian, a une racine latine, lux qui veut dire lumière…
Il voyagera peu et demeurera à Londres jusqu’à sa mort à 88 ans.

 

Le tableau

C’est un grand format

Il a été réalisé dans son atelier au milieu de ses objets familiers, un appartement du quartier de Paddington à Londres.

Freud peint ses modèles familiers individuellement.
Chaque modèle a posé  à son tour.

Le peintre, en regard du tableau de Watteau, Pierrot content, compose sa propre scène de groupe.

 

Composition

Ce tableau est une interprétation du tableau de Watteau

C’est une composition à plusieurs personnages.
Freud a regroupé les personnages au premier plan, sur une banquette, dans son atelier, entourés d’objets familiers.
Trois femmes et un jeune-homme sont assis côte à côte, un garçonnet est allongé sur le parquet devant la banquette.

C’est une représentation frontale.

Le regardeur a une vue en plongée sur une mise une scène élaborée.

À gauche de la composition l’évier représenté a un robinet ouvert, l’eau coule.
Cet élément fuyant s’oppose à l’immobilité des personnages.
L’évier est sale, cette saleté opère comme un point d’identité absolue entre notre réalité et celle du tableau.

La lourdeur des corps contraste avec la liberté échevelée de la plante.
L’importance de la pesanteur est accentuée par l’attention apportée à la surface du parquet et la vue en plongée qui « écrase » les personnages.
Le regardeur observe leurs difformités, la jeune-femme assise à gauche a des jambes démesurément longues par rapport à son buste, les mains du garçon sont disproportionnées, le visage de l’enfant au sol est trop grand, c’est un visage d’adolescent sur un corps de garçonnet…
Toutes ses distorsions donnent vie aux personnages et dynamisent la toile.

La lumière entre à flots par les fenêtres, elle s’accroche aux murs maculés de peinture, glisse sur le parquet et s’incruste sur les visages.
La lumière inonde l’espace.

Freud peint la chair, une chair aux tons sourds vibrante de nuances, rose, jaune et bleu.

Il peint aux pinceaux dans un style linéaire et appliqué.

 

Analyse

Lucian Freud : « je veux que la peinture soit chair… »

A/ Lucian Freud peint dans son atelier.

L’atelier est son monde, son laboratoire, un huis clos nécessaire à sa création. Lucian Freud installe ses modèles selon une mise en scène précise auxquels participent le mobilier et les objets.
Ce sont des objets récurrents reconnaissables d’une composition à l’autre : Canapé, fauteuil usé, lavabo, murs maculés de peinture, surface de plancher, plante verte.
Ce mobilier est le cadre réflexif d’un face à face avec ses modèles.
L’atelier est son outil, il contrôle totalement tout ce qui risque d’interagir sur la réalité qu’il choisit de représenter.
Peindre pour Freud est un acte intime.
Parfois son regard s’aventure à l’extérieur, dans ce tableau, il montre les toits du quartier par une fenêtre .
Freud peint en lumière de jour, en éclairage naturel.

Hormis quelques tableaux surréalistes du début de sa carrière, Freud a toujours peint des gens.

Le sens de l’espace dans les compositions de Freud désoriente le regardeur.

La tension entre représentation et intériorité, induit par la distance que crée la vue en plongée, génère un tableau d’une grande puissance.
C’est une peinture crue, débordante.
Son espace reflète la même intensification de la réalité que celle présente dans son traitement des figures.

Freud ne sépare pas la figure de son décor.

Pour Freud : « l’aura d’une personne ou d’un objet fait autant parti d’eux que leur chair. L’effet qu’ils ont dans l’espace est aussi lié à eux que peut l’être leur couleur ou leur odeur…Ainsi le peintre doit s’intéresser tout autant à l’air qui entoure son sujet qu’au sujet lui-même ».

Freud dit : « ce qui m’intéresse chez les gens c’est le côté animal ».
Si son ami bacon peint « la viande », Freud lui, peint « la chair ».
Freud peint la chair dans des tons rouges -du rose pâle au rouge, du sable à l’ocré. Il peint les peaux marbrées, les veines bleutées.
Comme si l’observation du modèle dans l’atelier se mêlait au souvenir des lumières qui se posaient sur la peau des êtres qu’il contemplait dans son enfance.

Freud observe. Freud « combine » dans son atelier les objets et les personnages -ses amis ou sa famille.
À la manière d’Ingres, il peint des genoux, des pieds ou des mains trop gros, des jambes trop longues.
Freud ne scrute pas seulement la forme de ses personnages mais aussi et surtout leur rayonnement.

Pour couper court à toute tentative de portrait psychologique, Freud peint l’animalité de la figure humaine.
Son regard est féroce.

Freud cherche à transmettre au regardeur ce qu’il éprouve pour son modèle.

Freud connaissait généralement ses modèles intimement car il s’agissait souvent d’amis, épouses, maîtresses et enfants.

Freud : « Le sujet est autobiographique, cela concerne l’espoir et le souvenir, la sensualité et l’engagement. »

Le temps infini, qu’il prend pour peindre chaque toile lui permet de ne pas se limiter au simple aspect extérieur de ses personnages.

En 1954, il écrit : « Mon objectif en peinture est d’essayer de toucher les sens en intensifiant la réalité ».

Pour cela il expliquait que l’artiste doit peindre non seulement ce qu’il observe, mais aussi ce qu’il éprouve pour son personnage.

Ce tableau ouvre une nouvelle réflexion sur les moyens de la peinture.

B/ C’est une interprétation personnelle, un dialogue intense avec la peinture de Watteau.

Large intérieur W11 est un rare exemple de copie par Freud d’une œuvre d’un autre peintre.

Lucian Freud rejoue la scène d’un petit tableau de Watteau qui s’inspirait d’une représentation théâtrale de la commedia del Arte.
La re-création par Freud du Pierrot content -1712 de Watteau.

Dans le tableau de Watteau, Pierrot le clown est assis dehors entre deux femmes, l’une jouant du luth, les trois personnages sont encadrés par deux autres hommes.
Freud a déplacé la scène dans un appartement du quartier de Paddington à Londres. Il choisit le cadre de son atelier avec ses modèles familiers.

Son tableau est fondé sur une qualité d’observation particulière, extrêmement intense.

Freud marque un dépassement de l’empathie affective initiale avec ses modèles en installant une théâtralité, une forme d’artifice qui prend son sens à travers le regard du peintre. Cette théâtralité volontairement bancale apporte puissance et équivoque à la scène. Ses modèles deviennent des figurants sensés rejouer le tableau de Watteau.

Si les figures minées par l’ennui et la misère, enfermées dans leur décor urbain, donnent une vision ironique des costumes élégants de la fête en plein air de Watteau, Freud conserve et même accentue l’aspect voluptueux de la touche et du rendu du peintre rococo à un échelle monumentale.

Sa narration énigmatique est liée à son point de vue subjectif.
Il peint les modèles les uns après les autres, dans un face à face exclusif.
La réunion des modèles ne s’opère que sur la toile, selon un ordonnancement particulier.

Ce regard omniscient s’épanouit tout au long de son œuvre et notamment avec la série récurrente des autoportraits.
A la manière de Cezanne qui fusionnait avec ses paysages, Freud fusionne avec ses modèles.
Freud peint très lentement, par parties, par ajouts. Sa touche est épaisse.
Comme Cezanne, il change d’échelle, il construit son tableau à la manière d’un organisme. Freud dit « la peinture est chair ».

Sa mise en scène est facétieuse et incongrue.

En interprétant ce tableau de Watteau, Freud introduit dans sa composition une dimension narrative plus prononcée que chez Watteau.

Freud fait le choix de ne pas utiliser des habits d’époque. Il ne cherche pas la ressemblance parfaite. Ce qu’il cherche avant tout c’est l’esprit de la composition initiale, qu’il situe dans l’interaction des corps.

Freud constitue des degrés de concordance au réel au sein de sa composition.

Dans cette toile différents éléments ont des degrés de vérité variables.
Les mains, les pieds, les jambes, cette multitude d’échelles produit une dynamique perceptible par le regardeur.
Je pense à la sculpture de Rodin Le Penseur –1904.

Sa manière expressive de s’attarder sur la chair en jouant sur une gamme étonnamment vibrante de nuances de couleurs traduit un sentiment profond pour ses sujets.

L’intense réalisme de Freud et sa technique d’empâtement, donnent à cette brochette de portraits une présence écrasante.

 

Conclusion

Par cette exigence de faire un tableau, Freud est un peintre classique, dans la lignée de Chardin, Cezanne, Watteau, Ingres… sa force est de s’être tenu à l’écart de l’art moderne finissant et de ses abstractions et de l’art postmoderne naissant comme le Pop.

Comme son ami Bacon, Freud s’est attaché aux sources humaines, aux êtres, à leur peau.

Lucian Freud occupe une place imminente dans l’histoire de l’art de la peinture.

Son œuvre majeure a ouvert de nombreuses voies à la peinture.

Sur la scène britannique des années 1990, quelques-uns parmi les Young British Artists, tels Jenny Saville ou encore Ron Mueck, se réclament du travail de Lucian Freud, mettant au cœur de leur démarche un regard centré sur le corps.
D’autres de la génération précédente, nés dans les années 1950, lui rendent hommage.

Dans le cadre du centenaire de la Whitechapel, en 2001, un tableau de Lucian Freud est inclus dans la sélection de vingt œuvres effectuées par Anish kapoor  et Rosemarie Trockel  aux côtés d’Eva Hesse, de Bruce Nauman ou encore de Lucian Fontana.

De jeunes galeries montrent depuis les années 2000 l’œuvre de Freud, la White Cube Gallery à Londres, la Matthew Marks Gallery à New York.

Lucian Freud est exposé par la Tate à Londres et le MoMA à New-York

Campbell’s Soup Cans- A.Warhol 1962

Cette peinture polymère synthétique sur toile est conservée au MoMA à New-York

Warhol revendiquait comme sujet « les produits impersonnels et les objets matérialistes criards sur lesquels sont aujourd’hui bâtis les États-Unis ».

Les 32 tableaux que compte cette œuvre renvoient aux 32 variétés de soupe commercialisées par Campbell.