Le mangeur de fèves – 1580-81 Annibal Carrache

 

Annibale Carracci – Annibal Carrache (1560-1609)

 

 Le mangeur de fèves

 1580-81

Huile sur toile

Dim 57 x 68 cm

Conservé à la Galerie Colonna à Rome

 

Le peintre

Les détails de la formation de Carrache sont flous, on admet qu’il est influencé par les artistes du nord de l’Italie qu’il a rejoint pour prendre des leçons de composition, de couleur, de lumière et d’ombre.
À Bologne, il est apprenti dans l’atelier de Bartolomeo Passerotti dont les portraits et les peintures de genre se caractérisent par une intimité et un réalisme, également présents dans les premiers peintures de genre de Carrache.
Le travail de Baroche à Urbino a orienté Carrache vers celui du peintre maniériste Corrège puis vers l’étude des peintres vénitiens, en particulier Véronèse.
En 1582, avec son frère Agostino et leur cousin Ludovico, Annibale fonde une académie d’art à Bologne. Des controverses subsistent au sujet de la nature plutôt intellectuelle ou pragmatique de l’entreprise. Cette académie tient un rôle de premier plan car elle est à l’origine du dépassement du maniérisme et de l’implantation du classicisme du XVIIe.
La présence à Bologne du cardinal Gabriele Paleotti et l’impact que son traité sur l’art, le Discuro intorno alle imagini sacre et profane -1582 a pu avoir sur l’approche novatrice des Carrache, a fait l’objet de nombreux débats. Il est certain que les trois Carrache connaissent Paleotti et ses idées, même si Ludovico est au départ plus sensible que les autres aux théories du cardinal sur l’art sacré. Cependant, c’est Annibale qui trouve la solution pour mettre en pratique les dessins de Paleotti et de la Contre-Réforme pour l’art religieux, en s’appuyant sur le dessin de nus. De vastes archives de dessins nous sont parvenues, allant du dessin de nu aux études d’intérieur, en passant par la caricature, la bande dessinée et les rébus. Selon le conte Carlo Cesare Malvasia, biographe de la famille, les Carrache dessinaient même en mangeant.

Jusqu’au départ d’Annibale pour Rome, en 1595, les trois Carrache collaborèrent étroitement : ils enseignaient dans leur académie tout en répondant à des commandes pour de grandes fresques et une série de grands retables à Bologne.

Annibale part à Rome, invité par le cardinal Odoardo Farnese qui lui demande de réaliser des fresques pour orner son palais. Annibale, exposé à la sculpture antique et à l’art de la Renaissance, en particulier Raphaël, prend un tournant radical et ouvertement classicisant.

La décoration de la voûte de la grande galerie du palais Farnese qu’il réalise seul, lui prendra huit ans. Les parois ont été réalisées en famille et avec l’aide des élèves d’Annibale. Cette œuvre colossale est mal accueillie par le cardinal Farnese. L’artiste est meurtri par cette injustice qui le rend dépressif.

Avec cette œuvre, Annibale atteint l’apogée de son art et devient le précurseur des grands plafonds baroques du XVIIe.

Il meurt à Rome et, selon son vœu, est inhumé auprès de Raphaël.

 

Le tableau

De retour des champs un paysan s’attable devant un bol de fèves, sans prendre la peine d’ôter son chapeau.
Il lève les yeux vers le regardant d’un air concentré et affamé.

 

Composition

Cette composition a un caractère chaleureux.

La structure spatiale est simple et directe.

Le cadrage est serré, sans perspective.

Un seul plan, définit par la table et le personnage attablé.
Le fond est sombre. La lumière entre à flots par une grande fenêtre qui ferme le tableau sur sa partie gauche.

Le personnage est un paysan entrain de manger à table.
Il tient dans sa main droite une cuillère en bois pleine de fèves qu’il porte à sa bouche ouverte.
Il mange avec avidité les fèves contenues dans un bol devant lui.
Dans sa main gauche,  il tient un morceau de pain qu’il a brisé.

Les objets sont alignés sur la table.
Devant l’homme, il y a un plat contenant des parts de tarte aux légumes.
Posés à même le bois de la table, une miche de pain et une botte de ciboules.
Une cruche en terre émaillée et un verre de vin à moitié plein bornent le tableau sur la droite.

Le paysan regarde droit devant lui, il plante son regard dans nos yeux, donnant le sentiment au regardant d’être assis en face de lui.

La main gauche du paysan posée sur le morceau de pain est énorme, peinte en raccourci, elle colle le regardant à la table.

La table peinte au bord inférieur du tableau renforce cette impression.
Seul un couteau placé en oblique sur la table détermine la profondeur de la table et nous tient à cette distance.

La lumière entre par une grande fenêtre, à gauche du tableau.

Carrache manipule la lumière. Le peintre a un sens plastique.
La lumière sculpte au scalpel le visage osseux du personnage, se reflète sur le bois blanc de la table et joue avec la transparence du vin.

Les couleurs sont les couleurs de la terre.
Elles sont mates et appliquées en touches rapides, épaisses et robustes.

 

Analyse

Avec Caravage, Annibal Carrache a réformé la peinture italienne, en renouvelant l’intérêt pour une peinture naturaliste permettant de communiquer plus efficacement que le maniérisme.

Là où les maniéristes mettaient l’accent sur la virtuosité, l’élégance, les poses compliquées et les compositions surchargées, le style de Carrache s’intéresse à la visibilité et la dignité religieuse.

Le tableau s’appuie sur un principe de l’académie des Carrache :
La documentation du monde environnant par le dessin.
Annibale privilégie le dessin, son trait est empreint de poésie.

Cette toile nous confronte à une composition apparemment simple et à un sujet quotidien, traité de manière immédiate, avec un travail au pinceau rapide.

Il répond au désir d’Annibale de pérenniser la réalité de la vie paysanne.

Le régime des paysans italiens du XVIIe se limitait au minimum vital : principalement du pain, avec un apport en aliments sauvages, comme les châtaignes, lors des années de mauvaise récolte du blé.
Ce repas de pain, de ciboules, de tarte aux légumes et de soupe de fèves, correspond précisément à celui d’un paysan de l’époque.

 Annibale s’attache à représenter le vrai plutôt que le réel.
Ce tableau puise aux sources vives de la réalité, mais une réalité reconstruite par l’esprit du peintre.
Chez Annibale, c’est la pensée qui guide la main du peintre.
Annibale multiplie les dessins d’étude avant la représentation à l’huile.
Il renonce à l’appel sensuel de la couleur pour se concentrer sur le geste et l’expression faciale.
La présence qui émane du visage de ce paysan est le poids de la réalité de Carrache. Le peintre représente l’homme dans l’intimité de sa maison, sans artifices. Ce naturalisme audacieux rend cette représentation très convaincante.

Ce tableau répond à certaines caractéristiques du classicisme.
Il accorde beaucoup d’importance au dessin avec des contours nettement apparents.
Sa composition est rigoureuse et parfaitement équilibrée entre le réalisme et le mouvement.

Cette scène de genre très réaliste, sans artifice de composition est d’une conviction et d’une modernité surprenantes.

 

Conclusion

Les Carrache sont célèbres en leur temps, situés entre le naturalisme du Caravage et le lyrisme intellectuel du Cavalier D’Arpin.
Le XVIIe conçoit les Carrache, non comme des peintres isolés, mais au centre d’un atelier célèbre et d’un groupe d’artistes dont ils ont profondément influencé les conceptions et la manière.
Parmi eux, Félibien évoque Guido Reni, le Dominiquin, Massari, le Guerchin, Gio Battista Viola… les Carrache ont eu des disciples directs.

Le prestige des Carrache, c’est aussi une conception de l’artiste et de sa conduite. Humain, accessible et aussi idéal et noble, l’exemple des Carrache fixe le modèle du peintre universel qui vise au plus difficile, aux œuvres où peut s’exprimer sa puissance d’invention.  Ce modèle est celui que choisirent Vouet, Blanchard ou Bourdon et qui va dominer toute la création française de Le Brun à Delacroix. Il hantera encore Manet, Gauguin ou Maurice Denis et Picasso.

 L’estampe assura une vaste diffusion.
Leurs œuvres sont étudiées par les artistes européens, italiens, français, espagnols, allemands, hollandais, anglais.

Les artistes français ont infusé le style des Carrache dans leurs tableaux, sans  eux,  l’évolution de l’art français aurait été différent.
Leur art a été adopté et francisé.

Les collections françaises sont riches en tableaux d’Annibal Carrache.
En 1745 Dezallier d’Argenville dans son Abrégé mentionne 213 tableaux chez le Roi et 28 dans la collection des ducs d’Orléans. Il y en avait au moins autant chez les particuliers.