Rue de Paris, temps de pluie – 1877 – Gustave Caillebotte

 

Gustave Caillebotte (1848-1894)

 

Rue de Paris, temps de pluie

 1877

Huile sur toile
Dim 212 x 276 cm

Conservé à Chicago à l’Art Institute of Chicago

 

Quand Napoléon III demande au baron Haussmann, préfet de la Seine, de rénover Paris, il ne pouvait prévoir les profonds changements qui affecteraient la peinture.

Les transformations radicales de la ville menées entre 1852 et 1870, créa les espaces de modernité dépeints par les impressionnistes et fit de la capitale un spectacle.

Trottoirs, réverbères, arbres et parcs incitèrent les parisiens à la promenade, pour voir et être vus.

 

Le peintre

Gustave Caillebotte est un peintre collectionneur, mécène.

Il obtient une licence de droit en 1870 et devient ingénieur naval (plus tard il se passionnera pour les régates, fera lui-même les plans de bateaux de courses et en construira certains. Il gagnera plusieurs compétitions de voile).
Il commence à peindre en 1870.
En 1872, son goût pour la peinture le conduit en Italie.
En 1873, il hérite de la grande fortune de son père et sera financièrement indépendant pour le restant de ses jours.
Cette même année, il est, à l’École des Beaux-Arts, l’élève de Léon Bonnat. Il rencontre Edgar Degas, Claude Monet et Pierre Auguste Renoir et les aide à organiser la première exposition des impressionnistes dans l’ancien atelier du photographe Nadar en 1874.

Riche et généreux, Caillebotte, aidera financièrement tout au long de sa vie ses amis impressionnistes en leur achetant leurs œuvres et en supportant les frais de leurs expositions.

Caillebotte fera don, dans son testament rédigé en 1876, de sa collection en ces termes : « Je donne à l’État les tableaux que je possède ; seulement comme je veux que ce don soit accepté et le soit de telle façon que les tableaux n’aillent ni dans un grenier ni dans un musée de province, mais bien au Luxembourg et plus tard au Louvre, il est nécessaire que s’écoule un certain temps avant l’exécution de cette clause jusqu’à ce que le public, je ne dis pas comprenne, mais admette cette peinture. Ce temps peut être de vingt ans au plus. En attendant mon frère Martial et à son défaut un autre de mes héritiers, les conservera. Je prie Renoir d’être mon exécuteur testamentaire. »

La collection ne sera intégrée au Louvre qu’en 1928 et se trouve aujourd’hui au Musée d’Orsay.

Gustave Caillebotte est fasciné par le Paris Haussmannien, le tableau Rue de Paris, temps de pluie en témoigne.

Son œuvre est intensément originale et se caractérise par des compositions souvent arbitraires.
Ce qui nous permet de reconnaître ses œuvres au premier coup d’œil.

 

Le tableau

Ce tableau présenté à la troisième exposition impressionniste de 1877 montre des membres de la classe moyenne supérieure flânant sur les boulevards du nouveau Paris.

Caillebotte représente le quartier de L’Europe, nommé La Nouvelle Athènes, où se trouvait sa maison familiale.

Son point de vue se trouve sur l’actuelle place de Dublin avec en perspective la rue de Moscou à gauche, la rue Clapeyron au centre et la rue de Turin à droite, avec l’amorce sur l’extrême droite, de la rue de saint Pétersbourg.

Si certains déplorèrent l’absence de pluie, d’autres louèrent la fermeté du trait de Caillebotte, l’utilisation du clair-obscur et les figures tridimensionnelles ainsi obtenues, ainsi que la profondeur créée par ses techniques de perspective.

 

Composition

La composition est structurée.
Calquée sur le carrefour haussmannien, elle se découpe en quatre parties.

On observe que le croisement des avenues n’est pas exactement symétrique et se déploie en étoile, désorganisant la perspective.

Un agencement de verticales –les hauts immeubles, les personnages et le réverbère, s’appuie sur le pavement des chaussées spacieuses. Les pavés réguliers, organisés en damier conduisent le regard du spectateur dans le fond du tableau, au-delà le l’axe horizontal qui passe à la base des immeubles et  permettent au peintre de restituer la pente légère de la chaussée.

Il y a la partie gauche du tableau, à gauche du réverbère et la partie droite du tableau, à droite du réverbère.

Le centre géométrique du tableau se trouve au niveau du renflement du socle du réverbère. L’axe vertical, matérialisé par le réverbère est le « nerf » du tableau. Le réverbère marque la perspective centrale du tableau.

Les lignes de fuite rayonnent à partir du réverbère, s’enfilent dans les avenues et installent un équilibre déséquilibré, invitant le spectateur à entrer dans le tableau.

À gauche, le regard file au fond du tableau, à droite le regard s’arrête sur les trois personnages coupés.

Le tableau dégage une atmosphère harmonieuse, due à l’uniformisation et l’omniprésence des parapluies.

Les plans sont fondus, les perspectives sont écrasées, distordues.
On pense aux constructions des estampes japonaises.

Devant nous, plein cadre, les personnages à droite du tableau, marchent sur le trottoir bitumé et surélevé par rapport à la chaussée.
Ils sont si près de nous, ainsi coupés et cadrés, ils donnent la sensation du mouvement, comme dans une photographie.

Deux hommes, à gauche du tableau, partageant un parapluie et un autre homme, seul sous son parapluie, sont entrain de traverser la chaussée à la hauteur du réverbère. On distingue nettement, derrière les deux hommes traversant, l’arrière d’une voiture et son cochet, mais, il n’y a pas de cheval (compte tenu de sa position on devrait le voir), un « arrangement » du peintre. La façade qui borne la partie gauche du tableau a une devanture sombre, le peintre joue sur l’aspect de clair-obscur pour dissimuler le cheval.

Plus loin, deux parapluies se croisent au milieu du carrefour des avenues à gauche du tableau, deux femmes marchent côte à côte sous leurs parapluies dans l’axe de l’avenue centrale, une femme sur le trottoir à droite du tableau, s’apprêtant à traverser croise un peintre en bâtiment qui porte une échelle à l’épaule.

Ensuite le regard croise un omnibus s’avançant, tiré par un cheval (ce n’est pas réaliste, la voiture est haute et longue, c’est un omnibus, on distingue le cochet, mais, un cheval pour tirer un tel attelage ce n’est pas suffisant).

Préserver l’harmonie et ne pas surcharger la composition, sont les préoccupations du peintre.

Chaque personnage, chaque objet, sont utiles à la composition et relaie une ligne de fuite. Dans toutes les avenues se profilent des personnages, tous ont des parapluies, seul celui, derrière les roues du fiacre, qui traverse le carrefour, est sans parapluie.

L’alignement rigoureusement symétrique des façades, doublé par les alignements des cheminées et des fenêtres des immeubles haussmanniens, balisent les avenues dans de longues perspectives qui conduisent le regard jusqu’au fond du tableau où elles se diluent dans une couleur bleue, grisée par la pluie.

Au fond du tableau, se devine, dans l’axe du belvédère, le barreaudage d’un échafaudage, attestant de l’activité d’urbanisation.

Ces points de vue sont inhabituels et témoignent de la singularité de cette composition. L’espace représenté ne permet aucun recul, le spectateur est face aux personnages, le rendu de ce tableau est inspiré par la photographie.

Le ciel vient à la rencontre des avenues et s’insère dans les espaces laissés vacants par les immeubles dans la moitié supérieure du tableau. C’est un ciel de temps de pluie, brouillé, dense, sans nuages, pesant comme un couvercle.

Le ciel voile de gris le tableau et filtre une belle lumière qui se réfléchit sur les parapluies et les pavés. Le brillant des couleurs gris-bleu pour les parapluies et grège pour les pavés, simule parfaitement l’aspect mouillé et souligne la propreté de Paris.

Autres points lumineux, au premier plan, la boucle d’oreille de la jeune-femme dont le visage tourné de profil est protégé par un voile noir moucheté, le col de son chemisier blanc, le plastron blanc de l’homme portant un nœud papillon ainsi que l’extrémité du poignet de sa chemise blanche.

La mise en lumière de ces deux personnages met en évidence l’élégance de leur mise et nous indique leur classe sociale, ce sont des bourgeois.

La gamme chromatique est sobre et déploie un camaïeu de tons froids, des gris, des bleus foncés, marines ou grisés, des noirs.
Les couleurs ont des nuances qui simulent l’aspect « mouillé ».

Sur l’immeuble qui ferme le côté droit du tableau Caillebotte ose le tranchant des couleurs complémentaires, rouge-marron pour la partie haute et un vert bleuté pour la partie basse. 
Une petite note d’énergie dans cette composition teintée de mélancolie.

 

Analyse

Caillebotte s’attache à rendre la beauté teintée de nostalgie de l’urbanisation de Paris.

Et intègre une narration à son tableau.

Tout d’abord, il structure sa toile.
Le sentiment d’harmonie vient des parapluies mais aussi, de la disposition en étoile qu’il reprend en écho en distribuant ses personnages dans l’espace.

Il calque l’agencement des avenues s’achevant sur un carrefour en plaçant ses personnages sur le pavé, au bout de baleines de parapluies « mentales » qui partent du haut du réverbère.

Chaque passant, chaque parapluie, chaque pavé, est représenté avec attention, dans un souci de réalisme.

Caillebotte a croqué de nombreux dessins préparatoires pour chacun de ses personnages. Ils sont tous « pensés » et ciselés avec la plus grande précision.
Dans un deuxième temps, il a adapté leur taille à leur emplacement dans la composition.

Les personnages évoluent dans un espace vide, étrangers les uns aux autres.
Caillebotte dénonce l’anonymat urbain.

Les passants passent, étrangement détachés, ils sont des points de repères dans un espace très organisé.

Le spectateur voit une déambulation.
On ne retrouve pas l’animation de la foule mise en valeur par les jeux de lumière des tableaux de Renoir ou Monet.

Pour ne pas surcharger sa toile, Caillebotte fait l’impasse sur les chevaux, mais pas sur les moyens de locomotion… et d’autre part il est hyperréaliste lorsqu’il représente exactement le réverbère public fonctionnant à l’électricité en représentant la petite barre -en partie haute, perpendiculaire au pied du réverbère qui servait à appuyer l’échelle du technicien chargé de l’entretien.

Ce réverbère est majestueux. Il « donne le la » du tableau et éclaire la grandeur de Paris en témoignant d’une évolution formidable :
l’éclairage public.

Cette mise en place des personnages dont la taille est sensée indiquer les distances dans la composition où se dégagent de grands vides (un clin d’œil à Piero della Francesca et sa Cité idéale -1480-90, juste pour le vide et les pavés parce qu’on ne retrouve pas la perspective géométrique à point de vue central qui est la grande innovation du tableau de Piero della Francesca.)

Caillebotte réduit l’échelle dans la profondeur, les perspectives sont compressées et abruptes, le point de fuite est décentré, les distances sont avalées, les plans successifs n’existent pas.

Notre regard saute d’une silhouette à l’autre, entre le proche et le lointain

La structure incongrue du tableau chorégraphie les personnages et nous interpelle.

Le spectateur a un sentiment de distanciation comme s’il voyait la scène, derrière une vitre.

Cet effet est dû au travail de la lumière qui lustre les couleurs pour leur donner l’aspect mouillé.

Caillebotte ne cherche pas à capter les effets de lumière, ni la mobilité des êtres comme le font ses contemporains impressionnistes, il peint un arrêt sur image.

Caillebotte raconte une histoire
Avec les trois passants de la partie droite du tableau.

L’analyse du tableau a permis de révéler un repentir : l’ajout tardif du troisième personnage, celui qui nous tourne le dos.

L’éternelle histoire à trois… L’illustration du schéma bourgeois de la femme de l’un convoitée par l’autre.

Observons le couple qui s’avance vers nous, ils portent tous les deux leur attention sur la droite (la gauche du tableau). Leurs visages sont de trois quart, on perçoit leur connivence, ils sont souriants et distraits sous leur parapluie. Ils n’ont pas vu l’homme qui s’avance vers eux et qui s’est arrêté pour dévisager la femme. Leurs parapluies vont immanquablement se percuter.
On remarque que l’homme du couple, tient le parapluie de sa main gauche, ce qui nous permet de voir qu’il ne porte pas d’alliance… un couple illégitime, sans aucun doute.
Alors l’homme de dos, serait-ce le mari de la dame ?

Caillebotte donne au couple une attitude détachée.
Les regards divergent et les parapluies convergent !

Si le spectateur est amusé il devient inquiet rapidement. La position des manches des parapluies ne présage rien de bon, vertical pour le parapluie du couple, oblique pour le parapluie de l’homme de dos. Si cet homme est à moitié coupé par le cadre, il prend le pouvoir sur la femme avec un parapluie surélevé comme pour la contenir, fluette, à la merci de sa carrure imposante.

Caillebotte nous amène à réfléchir sur  la pluie.
Chez les bourgeois la pluie est un prétexte à se rapprocher sous un parapluie.
Chez les humbles, la pluie est une incommodité.

Observez dans le dos du couple du premier plan, la femme encombrée par son parapluie qui retrousse sa robe pour descendre du trottoir et traverser la chaussée.
À droite du visage de la femme du premier plan on distingue une lingère sur le pas de porte d’un immeuble.
Sa bassine est trop lourde pour lui permettre de porter un parapluie.

Caillebotte est lucide dans ses représentations de Paris.
Les grands boulevards témoignent du triomphe de la bourgeoisie.

Ces tableaux aux caractères mélancoliques dénoncent l’inhumanité des métropoles modernes.
Comme chez Degas ou Manet, le sentiment de vertige qui se dégage de ses toiles, contredit l’apparente régularité de l’ordre urbain.

 

Conclusion

Caillebotte a représenté un quartier neuf et résidentiel, inscrit dans la deuxième tranche des travaux commencée en 1858.

Ce Paris tout neuf avec ses immeubles réguliers est un formidable champ d’investigation pour les peintres.
Monet peint le quartier et la gare saint Lazare.
Manet peint le pont de l’Europe.

Rue de Paris, temps de pluie fait partie d’une série de trois tableaux.
L’ ont précédé,  Plein été –1876 (du pont de l’Europe) et
Temps gris –
1877 (des peintres en bâtiment)

L’avis de Zola à propos de Rue de Paris, temps de pluie dans ses Notes Parisiennes de 1877 : « … sa Rue de Paris, temps de pluie montre des passants, surtout un monsieur et une dame au premier plan qui sont d’une belle vérité. Lorsque son talent se sera un peu assoupli encore, Mr. Caillebotte sera certainement un des plus hardis du groupe ».

Caillebotte évolue et s’éloigne du réalisme. Dix ans après Rue de Paris, temps de pluie, ses tableaux traitant des vues extérieures, se rapprochent de ceux des impressionnistes avec une palette plus claire et des touches fragmentées.
Aux œuvres nostalgiques représentant Paris, succèdent d’harmonieux paysages baignés dans une atmosphère de sérénité, comme La plaine de Gennevilliers, champs jaunes -1884

En 1886, Paul Durand-Ruel organise à New-York une grande exposition destinée à faire connaître les impressionnistes aux États-Unis. Dix tableaux de Caillebotte sont choisis. La peinture de Caillebotte conservera la faveur des américains alors même qu’il est considéré en Europe comme un peintre de second ordre.

Le public français redécouvre Caillebotte à partir des années 1990.

En 1994 une exposition rétrospective a lieu au Grand Palais. Suivront d’importantes expositions internationales, à Chicago en 1995, à Lausanne en 2095, en Brême en 2008 et à Paris au musée Jacquemart-André en 2011.

Gustave Caillebotte est au centre de la révolution artistique qui marqua la IIIe République. L’émergence des peintres impressionnistes et le rejet dont ils ont été victimes resteront dans l’histoire de l’art comme une étape importante dans la compréhension de la modernité en Art.