Le Christ chez Marthe et Marie – 1618 Diego Vélasquez

 

Diego Vélasquez (1599-1660)

 

Le Christ chez Marie et Marthe

1618
Huile sur toile
Dim 60 x104 cm

Conservé à Londres à la National Gallery

 

Le peintre

Né à Séville, Vélasquez devient peintre à la cour de Philippe IV en 1623. Il y jouit de l’opportunité sans précédent d’étudier l’une des meilleures collections d’art en Europe, riche en œuvres de la Renaissance italienne et de peintre vénitiens notamment Titien. En 1629 il se rend en Italie pour étudier cet art de première main. À son retour en Espagne, il est nommé surintendant des travaux royaux. Son désir de repousser la peinture est visible dès ses premières peintures de genre, remarquables par la maîtrise technique et l’attention qu’il porte au réel. Son désir d’investigation du visible, particulièrement sensible dans les détails des natures mortes, rappelle les premières scènes de genre d’Annibale Carrache.

 

L’histoire

Le petit tableau dans le tableau est une illustration d’un épisode de l’évangile selon saint Luc 10.38-42 :

Pendant qu’ils étaient en route, il entra dans un village, et une femme nommée Marthe le reçut. Sa sœur, appelée Marie, s’était assise aux pieds du Seigneur et écoutait sa parole. Marthe, qui s’affairait à beaucoup de tâches, survint et dit : Seigneur, tu ne te soucies pas de ce que ma sœur me laisse faire le travail toute seule ? Dis-lui donc de m’aider. Le Seigneur lui répondit : Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne part : elle ne lui sera pas retirée.

 

Le tableau

Vélasquez a dix-neuf ans lorsqu’il réalise cette œuvre : Un tableau à l’intérieur d’un tableau, inspiré des représentations de marché et de cuisine avec des scènes bibliques à l’arrière-plan, une formule répandue dans les tableaux nordiques du XVIe, qui consiste traiter une scène sacrée et une scène profane sur la même toile. On pense aux peintres néerlandais et flamands et notamment à Pieter Aertsen (qui a représenté Jésus chez Marthe et Marie en 1552).

Au début de sa carrière à Séville, Vélasquez s’oriente vers des tableaux religieux parce que les commanditaires sévillans sont principalement des ecclésiastiques.

Ici un épisode de l’évangile, la visite de Jésus chez Marthe et Marie, à l’arrière-plan d’une cuisine espagnole au XVIIe.

Dans les exemples espagnols du genre, les éléments de la nature morte sont austères, l’ambiance sombre, les deux scènes étroitement liées.
Dans ce tableau le lien entre les deux scènes se fait par le doigt de la servante qui désigne à la fille de cuisine la scène de Jésus.

 

Composition

Au premier plan, une femme réprimande une fille boudeuse, en indiquant la scène biblique du fond comme exemple moral.

Un tableau dual
Un petit tableau dans un grand tableau,
Une succession des espaces.

D’un grand réalisme, le tableau représente un espace clos, très serré, l’intérieur d’une cuisine où les ustensiles disposés avec soin, forment un vocabulaire iconographique propre à Vélasquez.

Au premier plan, sur une grande table qui occupe les deux-tiers de la longueur du tableau à droite, un mortier, un pilon et une cruche, des condiments, deux gousses d’aulx (l’ail protège du mauvais œil) et un piment rouge, deux assiettes, l’une contenant quatre poissons (le poisson est le symbole du Christ. Au premier siècle de notre ère, les chrétiens persécutés par les romains utilisaient ce signe pour se reconnaître), l’autre deux œufs (signe de vie et de résurrection) et un ustensile.
Les personnages sont représentés de front, cadrées en très gros plan, les femmes sont sur le bord de la toile et occupent toute la hauteur du tableau sur sa partie gauche. Deux femmes habillées simplement, l’une jeune, l’autre plus âgée. Les visages sont très réalistes, les figures expressives. La jeune-femme est occupée à broyer de l’ail, elle tient un pilon dans sa main droite et regarde le spectateur. La vieille femme, dans son dos, vient de lui parler et lui indique de son index la scène encadrée.

Le centre géométrique du tableau est vide.

La lumière qui entre dans la composition par le haut gauche, accentue les reliefs, les modelés et les ombres sombres.

C’est une esthétique terrienne avec une gamme chromatique de bruns et d’ocres, ponctuée de blancs luisants.

Elle génère une rotondité qui vient buter sur un deuxième plan et une deuxième scène fortement éclairée par une seconde source de lumière.

Au deuxième plan : une scène se détache sur le mur
Est-ce une ouverture sur une autre pièce en partie haute à droite du tableau ?

Il n’y a pas de perspective, ni de continuité spatiale entrez les deux scènes. Le spectateur n’a pas de notion de distance.

Cette deuxième scène est en opposition à la première avec une lumière blanche et rayonnante qui gomme les modelés, fusionne les couleurs, dissout les corps dans des juxtapositions de drapés.
Les personnages ont une taille plus petite car ils sont plus lointains. Les deux femmes baignent dans une lumière intense, l’une des deux est assise, l’autre se tient debout dans son dos, elles regardent avec attention un homme assis dans un grand fauteuil. Placé devant un cadre noir ce personnage apparaît lumineux.

Cette scène évoque la représentation traditionnelle du Christ chez Marthe et Marie.
Signification de l’épisode de l’évangile :
Marthe et Marie symbolisent la vie active et la vie contemplative.
Marie est assise aux pieds de Jésus, elle l’écoute.

 

Analyse

Vélasquez et les lumières

Peindre la terre et les hommes : la dureté de sa touche, l’opacité de ses ombres rappelle les tableaux de Ribera et de Caravage.

Peindre la lumière rayonnante des dieux et des cieux et sa peinture devient lyrique.

Ces deux pôles constituent l’univers de Vélasquez

Vélasquez confronte deux types de lumières en leur attribuant à chaque fois des valeurs bien différenciées.

Les valeurs divines ou célestes sont associées au type de lumière rayonnante qui baigne les corps ; la matérialité, les valeurs de réalisme, de simplicité sont associées aux types de lumières contrastées et modelées, les lumières des choses terrestres qui collent aux corps.

Sans jamais trancher sur la hiérarchie des valeurs, Vélasquez s’interroge sur la relation incontournable entre les valeurs terriennes et les valeurs célestes.

Dans ce tableau Vélasquez travaille deux visions, du proche et du lointain avec leur iconographie respective, réaliste et religieuse, leur lumière spécifique, modelée et ombrée ou rayonnante et colorée, le matériel et le spirituel, deux esthétiques.

La scène encadrée est indépendante.

Et c’est au spectateur à établir les relations entre les deux images.

Vélasquez invite le spectateur, par l’intermédiaire du regard de la jeune-femme du premier plan, en entrer dans le second plan, à passer du terrestre au céleste.

Mais le groupe constitué par le Christ, Marthe et Marie est-il une peinture au mur, un reflet dans un miroir ou, se situe-t-il dans une autre pièce entraperçue par une ouverture ?

En insérant un second espace dans l’espace principal, le peintre bouleverse l’intégrité du modèle perspectif.

La pénombre enveloppant les figures n’a pas de limite, leurs positions dans la profondeur ne sont pas réglées.

La grande dimension du premier plan exprime le point de vue du spectateur.

Dans un espace fini mais aux potentialités infinies, le céleste et le terrestre se répondent à l’infini.

Vélasquez cadre et recadre afin que le regard du spectateur ne s’égare pas.

L’infini n’est pas l’extension de l’espace, c’est la complexité des relations internes de l’espace donné.

Chaque monde est l’image de l’autre.

Vélasquez rapproche les deux univers avec ses principes de découpage, de cadrage et de lumières aux rendus opposés. Il fait coller à l’univers terrestre cette dimension lointaine et lumineuse du divin, en appelant à la vue et à la raison du spectateur.

Le mode terrestre et le mode céleste deviennent des projections réciproques.

 

Conclusion

Vélasquez ne peignit guerre de sujets religieux, en dehors de ceux qu’il avait exécutés dans sa jeunesse :
Le Portrait du pape Innocent X -1650 (où sa justesse d’observation et son intuition à rendre les traits de la physionomie est impressionnante)
Le Christ en croix –1639,
Le Couronnement de la Vierge –1641-44
La Visite de saint Antoine –1634-35.

Toute la dernière période de la carrière de Vélasquez est jalonnée de chefs-d’œuvre de la plus libre et surprenante exécution, attestant que ce peintre génial a été en recherche jusqu’au tableau des Ménines qui concrétise l’aboutissement de sa peinture.
Dans ce tableau Velázquez s’est représenté lui-même au milieu de la famille royale entrain de peindre le portrait de l’infante Marguerite entourée de ses demoiselles d’honneur et de ses nains. Vélasquez démultiplie les lumières et les espaces perspectifs. Son génie de la mise en place lui permet de faire dialoguer et coexister des univers dissociés (celui du couple royal dans le miroir, celui du peintre, celui de l’infante, celui du chien et celui du nain).

Les Ménines est l’illustration parfaite de la préoccupation de Vélasquez, voir, en travaillant ce qui rend visible :la lumière.

Son œuvre exceptionnelle apparaît plus remarquable encore à la lumière des responsabilités qu’il endossa au sein de la maison royale. Tout en assurant sa charge de portraitiste officiel de la Cour, il toucha le graal de la représentation picturale dans les Ménines, son chef-d’œuvre.     

Vélasquez, avec Goya est le plus grand peintre qu’ait produit l’Espagne, l’un des plus grand de tous les pays et de toutes les écoles.