Un bar aux Folies Bergères -Manet 3

Édouard Manet (1832-1883)

 

 

Un bar aux Folies Bergères

1881-82

Huile sur toile

Dim. 96 X 130 cm

Conservé à l’Institut Courtauld à Londres

 

La scène n’a pas été peinte au bar des Folies Bergères. Elle a été entièrement recréée en atelier. C’est un tableau de fin de vie, Manet en raison de l’aggravation de son état de santé dut interrompre les séances. Il utilisait les pauses pour réfléchir à la composition de son tableau.

 

Description

La jeune-femme servant de modèle, Suzon, est une employée du célèbre cabaret.Elle est représentée derrière le comptoir d’un des bars situés au second étage. Son regard dans le vide semble tourné vers l’homme qui est devant elle et dont nous voyons le reflet dans le miroir.
Le miroir au cadre doré accroché au mur, dans le dos de la serveuse, renvoie le spectacle de femmes élégantes et d’hommes en chapeau haut de forme.
On reconnait à l’arrière-plan et noyée dans les vapeurs du tabac, la galerie du premier étage, avec ses loges en demi-cercle.
Tous les spectateurs semblent ignorer le numéro de trapéziste dont on aperçoit seulement, coupé par le cadre du tableau, les bas roses et les chaussures vertes, en haut à gauche du tableau.
Accoudée au balcon, une femme vêtue de blanc et gantée de jaune a le visage tourné vers un galant en chapeau haut de forme tandis que sa voisine observe la foule avec ses jumelles.

 

Composition

Le tableau se découpe en trois plans :

  • Premier plan, le bar
  • Au centre, la serveuse
  • Arrière- plan, les reflets du balcon des Folies Bergères et celui de la serveuse avec un client lui faisant face à droite du tableau.

Le tableau s’articule autour de deux axes :

  • Les horizontales du bar et du balcon
  • Une verticale représentée par la serveuse

C’est une composition pyramidale avec un sujet central : la serveuse. Le centre géométrique du tableau se situe exactement entre les seins de la jeune-femme où est accroché un bouquet de fleurs. Les nombreux éléments posés sur le marbre du bar qu’il s’agisse des bouteilles d’alcool, des fleurs ou des fruits, forment un triangle ayant pour sommet les fleurs ornant le casaquin de la serveuse.

L’atmosphère enfumée est rendue par les couleurs atténuées. Préférant les oppositions brutales à l’équilibre des teintes, Manet crée un contraste fort entre les masses sombres et la pâleur nacrée des carnations.
Sa touche délicate et suave est soucieuse du réel, sa couleur noire est très travaillée.

Le décor du bar au premier plan compose une nature morte.
Sur le plateau en marbre du comptoir sont disposées des bouteilles de champagne, de vin rosé, de menthe et de » bière anglaise.
Une coupe de fruits est remplie de mandarines brillantes qui donnent une chaleur vive à la partie inférieure du tableau.
Les roses présentées dans un verre à pied se découpent sur le velours bleu-noir du casaquin de la serveuse. Les fleurs dans le verre répondent aux fleurs plantées dans son corsage.

Dans le dos de Suzon, le miroir reflète la salle du cabaret sous les grands lustres électriques évoqués par Maupassant dans Bel Ami (1885) : « cette brume légère montait toujours, s’accumulant au plafond et formait sous les larges dômes, autour du lustre, au-dessus de la galerie du premier, chargée de spectateurs, un ciel ennuagé de fumée ».

 

Analyse

 Il s’agit de la dernière œuvre majeure de Manet réalisée avant sa mort.
Œuvre de la maturité, la fascination qu’exercera ce tableau tient à ce rapport complexe entre l’intériorité et l’extériorité.

Isolée au centre d’une animation élégante et de lumières étincelantes, le regard absent, la jeune serveuse semble indifférente à ce tourbillon de plaisir.
Face au client à moustache, elle attend la commande. Son regard comme la barrière du bar est une parade, une protection. Le client est devant elle et pourtant il n’existe pas, seul son reflet dans le miroir nous signale sa présence.
Le spectateur est de face et, comme le client, il n’existe pas.
Le spectateur réagit au décolleté profond qui met en valeur la gorge de Suzon.
Ce bouquet planté dans son corsage est peint pour attirer les yeux.

C’est le reflet de Suzon qui a retenu l’attention des critiques.
En effet ce reflet ne renvoie pas une image exacte de la scène, tant en ce qui concerne la posture de la jeune-femme que la présence de l’homme en face d’elle. Il est si rapproché qu’il devrait cacher le bar aux yeux du spectateur. Cette anomalie est-elle la volonté du peintre ?
Elle apparait comme une incompréhension.
Concernant la position du client à moustaches et haut de forme, il y a deux choix:
Soit il se tient devant la serveuse et le spectateur devrait être placé suffisamment à droite du bar pour que le reflet soit crédible.
Soit-il ne se tient pas devant la serveuse, alors c’est le spectateur qui est devant-elle usurpant la place du client.
Le spectateur-client devrait être caché par la serveuse, il devrait se situer plus loin que le reflet ne l’indique.
Ce reflet n’est donc pas crédible.

Autre détail, la serveuse se tient droite, tandis que dans le reflet elle est légèrement penchée.
Les trois positions, du client, du spectateur et du peintre sont incertaines.

Par cet effet de miroir irréaliste, Manet place le spectateur dans une relation ambivalente avec la serveuse.

L’intention de Manet est plus poétique que réaliste.

En même temps, Manet montre une réalité sociale, celle des personnes humbles.  La bière à bas prix et le champagne se cotoient exprimant  le caractère social du cabaret. Par cet aspect, le peintre se relie avec le naturalisme de Zola.

Le sujet du tableau célèbre le XIXe siècle, lié au Paris nocturne, celui des café-concert et des théâtres qui attirent les peintres d’avant-garde, Degas puis Toulouse-Lautrec et les Nabis.

Lieu de convivialité sociale et temple des plaisirs, le cabaret était pour les artistes le prétexte à peindre des scènes galantes ou des personnages confrontés à la solitude de l’alcool comme en témoignent les héroïnes mélancoliques de L’absinthe de Degas (1876)

 

Conclusion

En peignant se bar, Manet donne un témoignage artistique et historique, fidèle et poétique de son époque.

Dans Le peintre de la vie moderne(1863) Baudelaire exaltait déjà « la représentation de la vie bourgeoise et les spectacles de la mode » dans laquelle il voyait une beauté nouvelle. Selon lui l’artiste moderne devait être en phase avec son époque, siècle des courtisanes et des dandys, et se mêler à la foule des noctambules.

« Il existe à Paris un endroit bizarre, exquis, fort peu orthodoxe, moitié café, moitié théâtre, parisien au possible, fort recherché par les provinciaux et les étrangers… » Zola (1882)

Dans Bel Ami de Maupassant, le tableau de Manet qui met en abîme la question du regard, du voir, et du caché est en quelque sorte rejoué dans la description du personnage de Madeleine Forestier que décrit Duroy dans le roman.

Par son jeu de miroir Un bar aux Folies Bergères de Manet est une énigme moderne, mal comprise par les critiques du XIXe, mais défendue par les amis de Manet comme Zola.