Paul Gauguin (1848-1903)
Toilettes du matin
1892
Huile sur toile
Dim 91,4 x 67,3 cm
Conservé à la Fondation Barnes : musée à Philadelphie en Pennsylvanie
Le peintre
En 1871, libéré par la Marine, Gauguin s’installe à Paris où son tuteur, Gustave Arosa, lui ouvre les yeux sur la peinture contemporaine qu’il collectionne.
Gauguin s’initie en autodidacte à cet art exigeant dans une veine réaliste.
En 1876, pour l’unique fois, un de ses tableaux est exposé au Salon.
En 1879, il travaille à Pontoise avec Camille Pissarro.
Construire la forme par la division de la touche selon la loi des contrastes simultanés de couleurs est une leçon qui imprègnera sa production. Gauguin inscrit ses pas dans ceux de Cezanne.
Gauguin participe aux expositions impressionnistes jusqu’à la dernière édition de 1886.
Mais au milieu des années 1880, il se détache de ce groupe. « Défiez-vous des couleurs complémentaires qui donnent le heurt et non l’harmonie » affirma-t-il.
En juillet 1886, Gauguin débarque en Bretagne.
Avant la découverte de Tahiti, le primitivisme du peintre trouve un terrain d’élection sur les rives de l’Aven.
En octobre 1888, Gauguin retrouve van Gogh à Arles. Orageuse, la rencontre entre les deux peintres s’avère féconde sur le plan artistique.
Gauguin se rend à Tahiti en 1891, dans l’espoir d’y trouver un Éden terrestre.
Il a découvert le pacifique sud via les documents ethnographiques présentés à l’Exposition universelle de Paris en 1889 et il emporte des photographies d’œuvres d’art javanaises, égyptiennes, de la Grèce antique et de la Renaissance.
En 1893, le peintre au bout de ses ressources quitte Tahiti et rentre à Paris.
En 1895, il embarque pour la Polynésie et n’en reviendra plus.
En 1901, Gauguin s’exile aux Marquises, sur l’île d’Hiva Oa.
Le tableau
Gauguin suggère un paradis tropical à l’aide de la couleur rose-orangé du sable qui rehausse la peau brune du personnage.
La posture du personnage évoque un personnage du temple de Zeus à Olympia.
Composition
C’est une composition luxuriante et exotique.
Gauguin représente une jeune femme tahitienne faisant sa toilette du matin au bord de l‘eau, encadrée par une nature tropicale luxuriante.
Elle est sortie de l’eau et a enroulé pudiquement un pagne autour de sa taille. Elle essore une serviette. Sa silhouette est massive, ses membres sont épais. Sa mise, son visage est impassible.
Un petit chien à quelques pas d’elle est en train de se rafraîchir, il boit ses deux pattes avant dans l’eau.
Un morceau de bois mort se reflète dans l’eau, donnant un semblant de profondeur à la plage.
Gauguin simplifie les formes en utilisant des couleurs audacieuses, plates et des contours forts.
Le bleu profond du pagne se découpe sur les verts de l’herbe et des arbres dans le dos de la jeune femme.
Le personnage n’a pas de volume, le regardeur a l’impression d’un personnage collé sur un décor.
La diagonale qui traverse le tableau au deuxième plan conduit la mer jusqu’à l’horizon et repousse les arbres.
De gros nuages blancs flottent dans le ciel. Ils ne brillent pas à la surface de l’eau.
Seuls les arbres se miroitent dans l’eau.
Au premier plan, l’eau est transformée en volutes de couleur. Cette partie de la mer est dans l’ombre et les arabesques de lignes, les plans de couleurs, évoquent des correspondances musicales et une atmosphère idyllique.
La couleur vibre.
Gauguin mêle observation naturelle et simplification abstraite.
Le peintre emploi des couleurs audacieuses dans un style synthétisé.
Les diverses combinaisons de lignes, d’ombres, de couleurs, deviennent des éléments abstraits qui sont déformés pour exprimer un rêve, une pensée et définissent le style mystérieux de Gauguin.
Gauguin superpose les couleurs pour créer une atmosphère. Il délaisse les détails.
Gauguin pose sa couleur par aplats, inspiré par l’art des Égyptiens et refuse le modelé et la troisième dimension.
Il choisit des couleurs qui s’écartent des couleurs naturalistes.
Elles sont les plus éclatantes possible, son bleu est profond, le sable rose-orangé brille, ses pointes de jaune chrome sont lumineuses, une touche de vermillon, une autre d’indigo,.
Ce sont des couleurs complémentaires et dynamiques.
Avec cette palette Gauguin crée une atmosphère onirique qui évoque le surréalisme.
Sa composition est envoûtante, presque rêvée, elle invite le regardeur à explorer au-delà du visuel et du spirituel.
Gauguin a un désir d’authenticité et de pureté.
Son interprétation est expressive et émotionnelle. Son approche est imaginative et son paysage tropical stylisé,
Gauguin établit un dialogue entre le tableau et le regardeur avec l’expressivité des lignes et des couleurs.
Analyse
Pour Gauguin son point de départ est la nature et il crée son style en travaillant avec et contre les principes de l’impressionnisme.
Gauguin est parfois englobé dans d’autres mouvements, dont le symbolisme, ce qui témoigne de la relative fluidité de ces classifications.
Les tableaux exotiques de Gauguin illustrent la progression du peintre d’une représentation naturaliste vers une représentation abstraite.
Ce tableau incarne l’allure et l’exotisme qui font le caractère de ses compositions tahitiennes.
Il transforme un sujet traditionnel, la toilette, en une scène évocatrice, riche en couleurs.
Gauguin reproduit l’essence de sa vision
Le peintre se détache de l’apparence exacte de ce bout de plage.
Il s’attache à transmettre l’émotion fondamentale de cette nature exotique.
Gauguin choisit des couleurs fortes et audacieuses.
Il utilise un style synthétisé où se mêlent l’observation réelle et la simplification abstraite.
Une atmosphère onirique résonne dans ce tableau.
L’impact émotionnel saisit le regardeur.
Exotisme, primitivisme et mysticisme propulsent la composition au-delà du visuel et amènent le regardeur à réfléchir sur les paradigmes culturels.
Son désir d’authenticité et de pureté dans l’art a amené Gauguin à créer certaines des œuvres les plus envoûtantes et controversées de l’histoire de l’art.
Gauguin élabore un langage pictural puissant, synthétique, à la fois symbolique et décoratif
Ce langage est conditionné par la richesse intérieure de Gauguin et par la réceptivité du regardeur..
Dans ce tableau Gauguin s’affranchit de toute vraisemblance à la fois dans la perspective et dans la couleur.
Gauguin ne capte pas les formes et les couleurs visibles, il témoigne de son sentiment personnel au regardeur.
Il puise à des sources diverses, empruntant son cadrage à Degas, la simplification des formes à l’imagerie populaire et les aplats de couleurs à l’art égyptien et aux estampes japonaises.
Son processus de création met en action simultanément des forces comme l’instinct et aussi complexes que la spiritualité.
Gauguin a la volonté d’atteindre à une liberté expressive émanant davantage de la vie formelle des lignes et des couleurs que de l’histoire racontée.
Gauguin découvre que le monde formel peut s’exprimer par des rythmes et des ambiances et que l’œil peut aussi bien ressentir que voir.
Les images photographiées sont pour Gauguin médiation essentielle. Il s’agit pour lui de saisir la vie dans son organisation et non de transcrire les perceptions.
Même s’il produit un effet de réel, le corps représenté est, par rapport à la nature, toujours une métaphore.
Le peintre est captivé par les corps puissants et indolents des femmes polynésiennes « figures animales d’une rigidité statuaire ». Le peintre perçoit « dans leurs yeux qui rêvent, la surface trouble d’une énigme insondable ».
Son usage si particulier de la couleur ouvre la voie à la modernité.
Kirk Varnedoe : « …Le mystère qui le fascinait, il le trouvait dans les sociétés non urbanisées mais contemporaines et dont l’existence, …était néanmoins dépendante du maintien des traditions d’une société très ancienne. »
Gauguin peint « d’imagination ».
Gauguin précise en 1881 à E. Bibesco : « Je ne suis pas un peintre d’après nature aujourd’hui moins qu’avant. Tout chez moi se passe en ma folle imagination… »
Gauguin puise dans son stock d’images photographiques représentant des œuvres grecques, égyptiennes ou javanaises les éléments de ses compositions.
Il privilégie la juxtaposition des couleurs secondaires (le violet, l’orangé, le vert) dont il tire des harmonies suggestives.
Il confie à la revue Écho : « …tout dans mon œuvre est calculé, médité longuement. C’est de la musique, si vous voulez ! j’obtient par des arrangements de lignes et de couleurs, …des symphonies, des harmonies ne représentant rien d’absolument réel… et qui doivent faire penser comme la musique fait penser…simplement par des affinités mystérieuses qui sont entre nos cerveaux et tels arrangements de couleurs et de lignes. »
Il fait de son mieux pour traduire en image cette idée de langueur propre aux tropiques, faite de mystère et d’animalité, avec un zeste de mélancolie.
Traduire en images les croyances impalpables est le défi qu’il veut relever et pour lequel il compte piocher dans ce qu’il a appris et vu de la culture traditionnelle tahitienne, mais également dans tout ce qu’il il imagine et fantasme.
Son but n’est pas de livrer des témoignages ethnographiques de la civilisation tahitienne mais de l’évoquer à travers ses visions poétiques et subjectives.
Telle est sa manière à lui, de regretter cette dilution de la culture traditionnelle.
Gauguin constate la disparition de la civilisation et de la religion polynésienne sous l’influence dissolvante du colonialisme.
Le peintre a initié des reproches sur les implications éthiques de ses relations et les représentations des femmes tahitiennes. Souvent vu dans le prisme de l’exotisme colonial, ses relations sont tumultueuses.
Gauguin avait deux femmes en Polynésie, et deux familles.
Les critiques débattent sur ses représentations de vahinés et la dynamique du pouvoir de l’artiste dans un contexte colonial.
Ces éléments ont contribué à la fois au mystique et à la critique de son travail, enveloppant son héritage dans un récit complexe de rébellion et d’exploration.
Conclusion
Gauguin était considéré comme le chef de file du symbolisme pictural.
Les tentatives contradictoires qui caractérisent l’ensemble de son œuvre furent le prix à payer à ce métissage qui, déjà en Bretagne, lui faisait dire : « J’aime la Bretagne, j’y trouve le sauvage, le primitif. Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j’entends le son sourd, mat et puissant, que je cherche en peinture ». (Fév.1888, Oviri, P.40)
Dans une lettre de 1903, Gauguin précise : « Je ne veux faire que de l’art simple, très simple, rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de mon cerveau avec l’aide seulement des moyens d’art primitifs, les seuls bons, les seuls vrais ».
Notes sur l’art à l’exposition universelle en 1889, Oviri, p49-50 : « …il faut une imagination formidable pour décorer une surface quelconque avec goût et c’est un art autrement abstrait que l’imitation servile de la nature ».
Gauguin n’entendait guère renoncer à la liberté dont il avait fait le propre de son activité artistique.
Convaincu que « l’art est une abstraction », Gauguin a toujours soutenu que la réalité ne pouvait être atteinte que par des approches successives, par un jeu d’équivalences qui devait renoncer aussi bien à l’exhaustivité qu’à l’objectivité. C’est dans les vides de la perception que se dévoilait pour lui, le secret des êtres et des choses.
Gauguin avait besoin de temps, le temps de voir et de comprendre.
Dans une lettre de 1888, il précise : « il me faut travailler, 7, 8 mois à la file, pénétré du caractère des gens et du pays, chose essentielle pour faire de la bonne peinture ».
Trop de préjugés s’opposaient à son existence comme à celle de l’ensemble d’une vision qui refusait de reproduire les clichés les plus galvaudés de l’exotisme contemporain.
Ces préjugés, Gauguin n’essaya même pas de les contredire.
Plutôt que d’entrer dans une polémique perdue d’avance, il préféra raconter une histoire, celle de sa lente pénétration de la réalité maorie.
Chacun devait savoir que le sauvage, en lui, avait fini par l’emporter sur le civilisé, que la sauvagerie valait toute les formes de civilisation.
De réalité il n’y eut jamais pour Gauguin que celle du sujet, de vérité que celle de l’authenticité de la création.
Sources :
Jean-François Lasnier -2020 dans la revue Connaissance des Arts, article : De l’impressionnisme à Tahiti : Gauguin, la peinture par la couleur
Armelle Fémelat -2017 dans la revue BeauxArts, article : Paul Gauguin à la découverte de Tahiti
Camus Gustave -1966 dans la revue Persée, article : Considération sur la peinture contemporaine –
Catherine Maubon -1991 dans la revue Persée, article : Noa Noa : une fable exotique