Robert Rauschenberg (1925-2008)
The bed
1955
Huile, crayon et technique mixte sur oreiller, édredon et draps fixés sur bois
Dim 191,1 x 80 x 20,3 cm
Conservé au MoMA à New-York
Le peintre
Robert Rauschenberg grandit à Port Arthur, au Texas, sans voir une œuvre d’art
« en vrai » jusqu’à la visite d’un musée pendant son service dans la marine.
L’expérience fut une révélation et il entama ensuite des études d’arts plastiques au Kansas, à Paris à l’institut Julian, puis au Black Mountain College en Caroline du Nord. Il y suivit les cours de Josef Albers « professeur merveilleux et individu impossible » dont l’insistance sur l’importance de « l’éducation de la conscience » et d’un « sens visuel personnel » marquera le jeune Rauschenberg et son approche des matériaux.
C’est son déménagement à New-York dans les années 1950 qui propulsa Robert Rauschenberg au premier plan de la scène artistique.
À New-York Rauschenberg se retrouva entouré d’artistes partageant les mêmes idées. La rencontre avec le compositeur John Cage et le chorégraphe Merce Cunningham fut déterminante pour Rauschenberg et donna lieu à d’intenses collaborations autour d’intérêts -le théâtre, la danse, l’improvisation, le rôle essentiel du hasard -et d’objectifs communs : supprimer les barrières entre formes artistiques et entre acteurs et regardeurs ; affirmer la pertinence d’un art résolument non narratif , libre, pluriel et polymorphe.
Sa relation avec Jasper Johns eut une importance majeure dans la vie et la carrière du plasticien, malgré des approches et des caractères opposés ; à la réserve introspective de Johns répondait l’exubérance de Rauschenberg et son envie d’ouvrir son art au monde.
À partir de 1959, Rauschenberg fait de plus en plus pénétrer la technologie dans ses Combine painting.
Le tableau
L’utilisation de matériaux recyclés dans The Bed a précédé une attention croissante à la durabilité et à la conscience environnementale dans les pratiques artistiques.
L’approche innovante de Rauschenberg a repoussé les limites de l’art lui-même, brouillant la distinction entre la peinture et la sculpture tout en intégrant des éléments dans son tableau.
Il a été dit que le linge de lit utilisé dans ce célèbre Combine était celui de l’artiste.
L’édredon était un cadeau de l’artiste Dorothea Rockburne.
Le lit, avec ses draps, ses oreillers en désordre et son édredon patchwork, émet une aura d’intimité.
Ce lit est surpeint et élevé à la verticale du mur.
Entre l’art et la vie, les objets s’introduisent dans la peinture et abattent les barrières qui séparent les Beaux-Arts de la rue.
Parmi ces œuvres d’un nouveau genre, The Bed est peut-être le tableau qui a le plus choqué et suscité l’incompréhension.
Ce tableau constitue un tournant dans l’histoire de l’art.
Analyse
En 1953, Robert Rauschenberg persuade Willem De Kooning de lui confier un dessin dans le but avoué de l’effacer. Provocation ou réflexion sur la nature de l’art et ses limites.
Il lui a fallu un mois et 40 gommes pour créer ce Dessin effacé de De Kooning, page blanche où survivent quelques traces de l’œuvre initiale.
Peu après ce geste d’hommage et d’oblitération, l’artiste inventa le Combine, mêlant peinture et sculpture dans une hybridité révolutionnaire.
À contre-courant de la subjectivité de l’expressionnisme abstrait, centrée sur l’émotion et vidée de tout objet, Rauschenberg, invente une forme nouvelle conjuguant les techniques et les matériaux, et fait de la surface picturale un espace éminemment physique à trois dimensions. Réintégrant des images concrètes dans la peinture d’avant-garde, sans retour à la narration ou à l’illusion, il produit des œuvres plurivoques qui engagent le regardeur dans un processus ouvert de dialogue et d’exploration.
« La peinture est liée à la fois à l’art et à la vie » a-t-il dit. « Ni l’un ni l’autre ne peuvent être fabriqués; j’essaie de travailler dans l’intervalle qui les sépare ».
Creusant le sillon du collage, Rauschenberg incorpore rapidement divers matériaux et objets trouvés au hasard de son environnement dans des assemblages riches de sens mais rétifs à tout « décryptage » ou à toute interprétation littérale.
Rauschenberg refuse toute hiérarchisation des matériaux, affirmant « qu’une paire de chaussettes n’est pas moins indiquée pour faire un tableau que le bois, les clous…l’huile sur la toile ».
Ses Combines font entrer dans leur composition des éléments aussi divers que des animaux empaillés, des pneus, des chaises, mais aussi des photographies, des coupures de journaux et des bouts de vêtements. Cette volonté de non-discrimination vaut également pour le choix des thèmes : « il n’y a pas de sujet médiocre ».
L’art de Rauschenberg a fait vaciller tous les acquis en peinture.
« Je pense à Bed comme à une des images les plus tendres que j’ai jamais peintes. Ma crainte a toujours été que quelqu’un veuille s’y glisser » a pour sa part déclarer Rauschenberg.
L’art a le potentiel de provoquer la contemplation, d’évoquer des émotions et de transcender les expériences quotidiennes.
Ce tableau est intriguant et remet en question les notions conventionnelles de l’art et encourage le regardeur à reconsidérer les limites de la créativité.
The Bed est un témoignage de l’imagination de Rauschenberg et de sa volonté de défier les normes. Si à première vue il s’agit d’un lit dressé verticalement sur un mur; le tableau révèle être une composition assemblée d’objets trouvés et surfaces peintes.
Rauschenberg a transformé ce lit en une œuvre d’art captivante en l’infusant de couches de significations et de symbolisme.
Les draps et les oreillers ornés de coups de pinceau et de motifs abstraits brouillent les frontières entre la peinture et la sculpture.
Ils invitent le regardeur à reconsidérer sa notion d’expression artistique.
Le lit est le fruit d’une interaction entre les matériaux et, entre l’espace du tableau et le regardeur. Ce lit provoque le réel, viole les limites qui séparent l’art d’une certaine forme de réalité, ce que Rauschenberg appelle la vie.
Ce lit perd son signifié et sa fonction pour prendre « sens ».
The Bed est une exploration réfléchie de la connexion entre l’art et la vie.
Chez Rauschenberg effort et tension œuvrent à la réunion de l’art et de la vie.
Il y a l’acte de peindre qui se situe entre l’art et la vie, et qui aspire à la production d’une œuvre d’art.
La vie est. La vie s’écoule avec la force invincible de l’eau. Le tableau est non pas ce qui a été désiré par Rauschenberg mais, ce quelque chose qui , par l’entremise de l’artiste, a eu lieu.
L’acte de peindre met en rapport l’art et la vie, les réunit.
Rauschenberg par l’entremise de son geste crée l’espace intermédiaire, un lieu qui se définit par la mise en contact de l’art et de la vie.
Par son intervention, l’artiste fait qu’en ce lieu, s’opère une relation, une intersection de ces deux sphères, l’art et la vie, le tableau et le regardeur.
Le peintre questionne la pragmatique du tableau en provoquant le regardeur dans son propre lieu.
The Bed participe à la fois de la vie et de l’art, rend incertaine la frontière entre le lieu de l’art et l’espace quotidien, et du même mouvement remet en cause la frontière qui tient l’œuvre à distance du regardeur – et le regardeur à l’écart du tableau.
Le tableau est mis en condition de fonctionner comme l’articulation d’un espace sur l’autre. : à l’autre bout de la chaîne, cela signifie, que le regardeur est mis en relation avec ce lieu-de-l’art, parce que le tableau est constitué de telle manière que son espace s’y trouve engagé, investi, impliqué.
Le regardeur doit-il toucher Bed, s’y glisser, s’y envelopper
Rauschenberg met l’art en scène ou, plus précisément, met l’art en espace, il a recours à cette forme théâtrale de l’art.
Rauschenberg situe son objet usuel, le lit dans un contexte qui lui donne potentiellement un sens différent, qui semble miner la lecture quotidienne que le regardeur en fait.
Le point de vue sur le lit de Rauschenberg est décalé, excentrique, il détruit la perspective « légitime ». Il introduit la vision droite.
Rauschenberg traduit, retourne et détourne le lit.
Il colle, assemble. Et constitue son point de vue propre, un espace à double fond, point d’intersection de lectures différentes. L’ambiguïté du lit est l’indice qu’il y a, sous son apparence, la construction volontaire d’un espace aux multiples interprétations.
Le fait de décontextualiser et recontextualiser est reçu comme une volonté, l’objet se transforme en signal, le signal qu’une critique est adressée au public.
Les interprétation de The Bed furent multiples :
Autoportrait, métaphore de l’intimité, image sensuelle d’auto-érotisme, représentation des relations, des rêves, du sommeil, ou d’une scène de crime sanglante symbolisant le viol.
En intégrant un lit dans le domaine de l’art, Rauschenberg aborde des questions concernant les inégalités sociales et la nature fragile de l’existence humaine.
Cet art ne fournit pas de réponse, mais il pose des questions que le regardeur ne peut éluder. Il rend visible la complexité du réel.
Rauschenberg joue sur les images et les signes tout comme d’autres artistes jouent sur les mots.
L’artiste invite le regardeur à confronter ses idées sur la beauté et la signification.
L’utilisation des objets par Rauschenberg et son approche innovante des matériaux ont anticipé l’émergence des mouvements d’assemblage et d’art conceptuel.
Chaque élément a été soigneusement peint pour atteindre l’effet désiré, mettant en valeur l’attention du peintre aux détails.
En introduisant un lit dans un tableau, Rauschenberg a repoussé les limites de l’expression.
C’est la surface peinte qui s’affiche et en aucun cas, un volume. Même si le tableau acquiert une tridimensionnalité.
Rauschenberg réussit un coup de force incroyable à sommer le lit peint de figurer debout contre un mur.
Ce geste génère quelque chose d’inaugural qui consiste moins à transgresser un interdit qu’à réaliser un impossible en peinture, inimaginable et encore inimaginé.
Rauschenberg donne corps a son tableau en le faisant passer par cet état inadapté.
Ce tableau retient l’attention du regardeur et se donne à voir comme surface peinte plus qu’il ne s’appréhende comme objet.
Rauschenberg désublime la peinture avec ce lit debout.
C’est au moment où le lit est à la verticale du mur qu’il devient une œuvre d’art.
Rauschenberg procède par collage et hybridation du matériau, il dépictualise l’art. Le tableau tend à toujours plus de réalisme, en tant que surface sans profondeur dont il maintient la présence, en tant que lit qu’il est obligé d’assumer à cette place.
Rauschenberg pose un intervalle entre lui et le lit. Il injecte dans le lit sa présence figurale.
Le regardeur comprend ce qui fait mystère, ce qui fait exister le lit.
Le regardeur déplace le lit vers un espace poétique, un espace d’hésitation, l’espace de la pensée qui tâtonne.
Il y a un décalage qui s’opère avec le design du lit.
Le tableau rappelle au regardeur sa condition d’être. Il faut, comme Pascal, écouter son cœur et envisager le monde comme un intervalle érotique.
Ce lit est un Combine painting.
Rauschenberg a fait passé l’art des temps immémoriaux où il y avait « des images dans le monde » à l’aujourd’hui « d’un monde dans les images ».
Conclusion
Son approche innovante des matériaux reste une source d’inspiration pour les artistes cherchant des moyens de se connecter avec leur environnement.
L’héritage de Rauschenberg continue de motiver les artistes et les amateurs d’art, incitant le regardeur à explorer de nouveaux territoires et à redéfinir les limites de la créativité.
Sources :
Singulart magazine -2024
Figure de l’Art, article de Bertrand Rougé : Le Pop Art et l’entr’acte – 1997-98