Rivage de Portrieux, Côtes-du-Nord – 1874 – Eugène Boudin

Eugène Boudin (1824-1898)

 

Rivage de Portrieux, Côtes-du-Nord

1874

Huile sur toile
Dim 85 x 148 cm

Conservé dans une collection particulière en Angleterre.

 

Le peintre

Eugène Boudin est le fils d’un marin de Honfleur où il est né.
Boudin est l’un de exemples les plus marquants de la prédestination.
À douze ans, il est commis chez un imprimeur, puis chez un papetier. À vingt ans il ouvre sa propre boutique de papetier-encadreur où il expose des œuvres des artistes de passage, comme Millet et Thomas Couture.
Sous leur influence, il découvre sa vocation et décide de se consacrer à la peinture.
Boudin est l’un des témoignages les plus attachants de l’instinct artistique.
Il commence le dessin au Havre. Il a vingt-deux ans.
En 1848, 1849, il voyage dans le nord à la demande du baron Taylor et découvre les peintres flamands et hollandais du XVIIe. Durant ce voyage, il a pour mission d’organiser une exposition itinérante et de placer les billets d’une souscription nationale destinée à venir en aide aux gens de lettres et artistes nécessiteux.
En 1851, il s’installe à Paris avec l’aide du conseil municipal du Havre qui lui accorde une bourse pour trois ans. Il étudie la peinture sous la direction d’Eugène Isabey. Au Louvre où il s’inscrit comme copiste, il admire Watteau et les peintres italiens.
Dès 1854, le marchand Pierre-Firmin Martin l’introduit dans le monde des collectionneurs.
En 1858 il se lie d’amitié avec Courbet.
En 1859 il a trente-neuf ans et expose pour la première fois. Il est remarqué pour ses atmosphères claires et lumineuses. Baudelaire apprécie ses études au pastel faites sur le motif.
En 1861, il rencontre Corot qui lui ouvre la voie dès 1862, des paysages d’atmosphère et des scènes de l’époque moderne. Boudin s’installe à Paris.
En 1862, Boudin passe l’année à Trouville. À l’automne il fait la connaissance de Jongkind.
En 1863, au Havre, il se marie. Il participe au Salon des Refusés. Il inaugure une organisation à laquelle il restera fidèle toute sa vie : il passe l’hiver à Paris et aux beaux jours, il se rend sur le littoral.
En 1865, il peint sur la plage de Trouville en compagnie de Courbet et de Whistler.
En 1869, Boudin commence à recevoir des commandes de peintures de marines.
En 1874, il participe à la première exposition des impressionnistes. Il est reconnu par eux, comme un précurseur.
Il a même inventé un genre de marines qui lui appartient en propre et qui consiste à peindre avec la plage tout un beau monde exotique que l’été rassemble dans les villes d’eaux.
Baigneurs sur la plage de Trouville-1869
Il exposera régulièrement au Salon de 1859 à 1897.
En 1881, Durand-Ruel lui achète son stock.
En 1892, Boudin découvre la Côte d’Azur, à Villefranche-sur-Mer.
En 1895, l’artiste se rend à Venise en passant par Turin, Gênes et Florence.
En mai 1898, Boudin demande à être transporté de Paris à sa maison de Deauville pour y mourir en regardant la mer.
Il est enterré au cimetière Saint Vincent dans le quartier de Montmartre, à Paris.

Un an après sa mort, l’École des beaux-arts lui consacre une grande exposition rétrospective.

Descendant de pêcheurs honfleurais, Boudin révèle sans cesses ses ancêtres, à travers eux, on découvre son âme et au-delà de Honfleur, la magie somptueuse, discrète et délicate de ses ciels.
Ni le temps ni l’espace ne le limitent.
Boudin est un modeste, son effacement recèle le goût et l’exacte mesure de soi.
Ses yeux d’un bleu singulier sont inoubliables. Comme si le ciel s’était incrusté, des yeux bleus qui trahissent la volonté irrésistible qui tient, sans agitation, avec nonchalance.

 

Le tableau

Au XIXe, avec l’arrivée du petit train des Côtes-du-Nord, Saint-Quay-Portrieux est une station balnéaire très prisée de la bourgeoisie parisienne et des peintres impressionnistes.
Eugène Boudin effectue plusieurs voyages de 1868 à 1885 au Portrieux.

Ses escapades bretonnes donneront 76 tableaux dont des vues du Légué, du port de Binic de la côte et du Portrieux.

Le peintre a posé son chevalet au coin Nord de la grève de l’Isnain. C’est une vue sud-est.
La colline la plus proche est la Pointe du Sémaphore.

C’est une peinture des bords de mer traitée en paysage pur.

 

Composition

L’effet de rendu,  l’effet de réel,  jaillit dans son apparente spontanéité « impressionniste ».

L’absence de l’homme fait de ce tableau une véritable marine, un paysage original car exonéré des clichés du genre comme les batailles navales ou les naufrages romantiques.

Cette composition évoque l’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer.
Le premier plan est occupé par la plage et, le ciel tient autant de place à lui seul que tout le reste réuni.  C’est un grand ciel gris où moutonnent les nuages blancs.

La composition est ample.

Boudin peint l’atmosphère et ses variations infinies.
Il tente de saisir les subtilités de ce ciel insaisissable.
L’atmosphère enveloppe et subordonne le paysage et parait rassembler sur la mer toute une poésie venue à travers l’espace, de tous côtés du fond de l’horizon et des hauteurs du ciel.

Son pinceau, avec une patience passionnée reproduit les taches uniques des nuages.

Boudin peint le rapport du ciel et de l’eau.

Il peint l’immensité du ciel et son effet sur la mer.
Il rend les vibrations de l’air, de la lumière, la fuite du flot mouvant. Il exprime avec une délicatesse inouïe les mobilités de la variable atmosphère de Bretagne.

L’air circule et l’eau est fluide, les bateaux sont évoqués.

Boudin recherche la simplification, elle ne lui parait jamais assez forte et expressive.

Boudin ne transpose pas, n’interprète pas.
Ce tableau retient le regardeur par sa qualité de notation exacte.
Rien n’y distrait la vue d’ensemble.

Dans ce paysage, la lumière est le sujet principal.
À travers ce ciel, Boudin s’attache à saisir la vérité de la lumière par nature capricieuse. Jouant avec les formes et les couleurs, elle façonne le paysage au grès de l’instant. Sa facture rapide, plus suggestive que descriptive lui permet de capter la mouvance de la lumière.

Tout est subordonné à la lumière, les reflets dans l’eau, les jeux des nuages et du ciel.
Boudin distribue la lumière avec une subtilité délicate, sans romantisme, sans la douceur rêveuse de Corot. Son observation aigüe et sa technique lui permettent de saisir les effets lumineux les plus fugaces.

Boudin fait naître notre émotion de la lumière, sous le pinceau du peintre, la lumière devient un langage éminemment poétique et sensitif.

Boudin pose avec art, une note vive -ici le vert, pour réveiller sa toile.
Dans l’art des sonorités colorées, Boudin est passé maître.
La touche plus claire du vert prend toute sa valeur, le regardeur sent que le peintre en a pensé la résonance.

Boudin sculpte sa composition dans une riche palette de nuances.

C’est avec une saisissante promptitude qu’il condense en quelques touches, la vie, le mouvement, les formes.
Impalpables et réels, les empâtements croisés qui forment le fond et les dessous et qui expriment la densité, puis, en avant, des glacis et des demi-pâtes très limpides qui traduisent la caresses des couches de lumières, perçant l’opacité des nuages et l’enveloppant et entraînant avec elle l’humidité de l’atmosphère.

La falaise sauvage vie sous les yeux du regardeur avec une rare intensité.

Boudin a une vision exacte des lieux qu’il peint.

L’espace géographique n’est qu’un prétexte pour peindre un espace purement pictural.

Le côté inachevé de ce tableau, sa liberté d’exécution en réalité très maitrisée, préfigure l’évolution de l’écriture picturale et fait de cette toile, un tableau très moderne.

 

Analyse

Boudin fut l’un des premiers peintres français à travailler en extérieur et a lancé Monet sur la voie de la peinture en plein air.
Monet dira de lui : « si je suis devenu peintre, c’est à Boudin que je le dois. Boudin, avec une inépuisable bonté, entreprit mon éducation. Mes yeux à la longue s’ouvrirent, et je compris la nature ; j’appris en même temps à l’aimer ». Souvenirs de Monet confiés en 1922 lors d’un entretien avec G. Jean Aubry.

Corot et Monet appelaient Boudin le « roi des ciels ».

Peintre de plages et de paysages marins, Boudin met l’accent sur les subtiles interactions tonales entre le ciel, l’eau et le sable, dans des tableaux baignés de quiétude et d’intimité.

Ce tableau montre son intérêt pour la lumière, le ciel immense et mouvant, l’atmosphère de la Manche sans cesse renouvelée.

Boudin étudie les jeux de lumière qui décomposent et absorbent les formes.

Ce sont « les états de l’atmosphère selon le lieux, l’heure et le vent » qui l’intéressent.
Boudin aime peindre la lumière mouvante et multiple.
Celle qui bouscule les nuages, celle qui se miroite dans l’eau, celle qui glisse sur la plage et les rochers et celle qui rebondit sur l’herbe.

L’atmosphère maritime le passionne : le ciel, la mer et le sable,

Boudin travaille sur le motif : le 16 juin 1882 il écrit : « je voudrais déjà, pour ma part, …Courir après les bateaux…suivre les nuages le pinceau à la main ».
À Allard, le 1er août 1897 ; « on a les yeux crevés par l’intensité lumineuse ».

Il achève rarement ses tableaux devant le motif. Boudin a besoin d’un certain recul.
Boudin retravaille en atelier les tableaux commencés sur le motif. Mais il préfère dire « perler » plutôt que « finir ». Il exprime ainsi l’exigence de qualité lumineuse recherchée.
À Braquaval le 30 octobre 1894 : « il n’y a qu’à Paris, dans le silence de l’atelier, qu’on se juge bien ».

Boudin sait que l’originalité de sa peinture réside dans l’apparente immédiateté de la représentation.
En novembre 1888 il écrit : « Moi qui fais tout mon possible pour laisser à ma peinture…l’aspect de l’esquisse ».

Ses sens sont éveillés dès l’enfance, sur la barque du père, au milieu de ces spectacles à la fois semblables et changeants. Boudin a grandi dans les embruns de l’estuaire et contemplé les cieux chargés de pluie.
Les paysages de mer avaient imprimé l’ineffaçable hantise de leur ciel et de leur eau.

La représentation de ses ciels s’est affinée petit à petit.
Boudin admire les arabesques embigues des nuages et tente de reproduire leurs furtifs éclairements.
Le peintre promène sa curiosité sous des nuages empreints d’une mélancolie paisible.

Boudin sait évaluer, voir, il connait l’échelle des choses. Tous ses tableaux se déroulent comme le témoignage d’un intense labeur. Boudin est toujours insatisfait.

Quelle précieuse leçon que cette vie dont tous les jours furent silencieusement remplis par un inépuisable enthousiasme. Et comme cette œuvre faite toute entière d’observation discrète et minutieuse exprime bien l’artiste probe et simple.

Boudin reste attaché à la réalité des lieux, il ne transpose pas, comme le fera Renoir.
Dans la voie de la vérité expressive, de l’authenticité sans minutie documentaire, il est l’un des peintres des plus avisés.

Son amour du ciel et de l’air donne à son tableau ce pouvoir d’émotion vive.

Boudin aime la couleur avec économie. La modeste gamme de ses gris n’a plus pour lui de secrets, il sait en tirer sans cesse de nouveaux accords. De l’horizon viennent les nuages qui se dissolvent et se reforment peu à peu, empruntant à d’infinies variations grises une beauté dont le regardeur ne se lasse point.
Et quand, à ses gammes discrètes, il mêle soudain une touche plus vive, elle prend une valeur telle que le regardeur se demande si tout le reste de l’harmonie n’a pas été établi pour elle.

Baudelaire à propos de Boudin :
« Il nous étalera, dans des peintures achevées, les prodigieuses magies de l’air et de l’eau. Ces études, si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa forme et dans sa couleur, d’après des vagues et des nuages, portent toujours, écrit en marge, la date, l’heure et le vent…la légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent. Je n’exagère rien ; j’ai vu. À la fin tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces profondeurs, toutes ces splendeurs, me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. Chose assez curieuse, il ne m’arrivera pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l’absence de l’homme. »

La singularité des tableaux de Boudin a dépassé les critiques « d’esquisses » « de tableaux inachevées », Boudin n’a pas eu de traversée du désert de l’incompréhension.
Grâce à Baudelaire qui, en encensant les pastels de Boudin , a su « inventer » le peintre.

Ses innombrables esquisses montrent un peintre qui pense n’avoir jamais serré la vérité d’assez près.  L’esquisse recèle un pouvoir de suggestion et exprime une qualité poétique.
L’intensité de « l’impression » selon Boudin est en proportion inverse du degré de finition.
Aussi Boudin fait-il en sorte de laisser à ses œuvres « terminées » l’apparence de l’esquisse.

En septembre 1888, Boudin écrit : « je fais tout mon possible pour laisser à ma peinture au contraire de bien d’autres, l’aspect de l’esquisse, et déjà on m’accuse de trop fignoler… ».

Honfleur où il est né, le Havre où il commença à peindre, Deauville où il est mort, encadrent l’horizon moral d’un artiste qui demeure avant tout le « peintre de la baie de Seine », et lors même que la Bretagne, Anvers, Rotterdam ou même Venise et Antibes l’ont attiré, c’est toujours son pays qui le passionne : ce sont ces « paysages de mer » comme disait Courbet, qu’il aime tant. Les ciels gris infiniment nuancés l’obsèdent.
Sur les bords de la Méditerranée, où il ira réchauffer son corps affaibli, il n’est pas heureux.

Corot seul eût pu imiter les ciels de Boudin et Jongking ses bateaux. Il y fallait une longue connaissance et une souplesse de main rares.

Avec la Bretagne, sa luminosité et la poésie de ses paysages, ses ports et ses côtes, Boudin ouvre la voie à l’impressionnisme naissant.

Avec sa pénétrante perspicacité, il a saisi tout ce que l’effort de l’impressionnisme apporte de rajeunissant à la peinture. Rien ne lui échappait, l’œil toujours prêt au perpétuel changement d’une contrée où ni le ciel, ni les arbres, ni l’eau ne consentent au sommeil.

Cette quête de lumière, Boudin la poursuit tout au long de sa vie de peintre, affirmant sa patte singulière auprès de ses contemporains. Baudelaire et Monet louent son étonnante modernité, lorsque, dans son atelier, il pousse l’explosion de lumière jusqu’à l’explosion des formes, dans un pressentiment de ce que sera l’abstraction.

Boudin se plaît à saisir la dimension tout aussi impalpable qu’évanescente des ciels. Ses contemporains de Courbet à Corot lui reconnaîtront cette maîtrise inégalée. Lorsque, à la fin de sa vie, Monet parlera de Boudin, il continuera à l’appeler « le roi des ciels ».

Dans ses peintures tardives vers 1880, des bords de mer, les promeneurs et les pêcheurs deviennent de simples signes sur la toile, silhouettes sombres sur fond clair. Il est impressionnant de voir avec quelle poésie plus intime encore, avec quelle simplicité plus grande, il transcrit ce que lui suggèrent les paysages.
Lorsqu’on compare les œuvres faites de 1890 à 1895 avec les séries précédentes, celles d’Anvers, de Bordeaux, de Dordrecht, le renouvellement s’accuse avec évidence, quoique son goût l’ait toujours entrainé vers la peinture des ciels, il apporte maintenant à les peindre plus de charme, de délicatesse et même de chaleur.
Sa pâte devient blonde par moment avec une grâce qui rappelle les plus délicats Sisley.
Boudin transcrit sur la toile les effets dissolvants de la lumière sur les formes. Il les réduits à des taches de couleurs. L’espace pictural pur se substitue à l’apparence de la réalité.

 

Conclusion

Aujourd’hui l’œuvre de Boudin est entrée dans l’histoire.
Le peintre s’est assuré une place touchante et vivante dans l’histoire de l’art.

On ne serait parler de l’évolution de la peinture française au XIXe sans rendre hommage à celui qui en fut un délicat et indispensable chaînon.

Élève de Troyon et de Daubigny et maître de Monet, Eugène Boudin restera un lien entre deux écoles, entre deux grandes époques de la peinture française.

Avec sa nature éprise de sincérité précise et qui s’attachait à une traduction aussi voisine que possible de la nature vivante, Boudin a atteint à une suavité sans inquiétude, tandis que Claude Monet exaspère avec grandeur l’inquiétude d’un Claude Lorrain ou d’un Turner.

Entre ces deux époques picturales, Boudin emprunte à Jongkind son goût pour la simplicité dans l’expression, ce sens de la mesure dans le fini, la science de toucher modestement le détail en conservant la saveur impressionnée de l’ébauche.
Boudin  influa sur le mouvement qui entraina la peinture vers l’étude de la grande lumière.

L’œuvre de Boudin est un passage à la fois indispensable et charmant.

Sa gloire s’affermit et se prolongera avec le caractère que ne cessa d’avoir sa vie et dont il imprégna son œuvre, et cette gloire, toute pleine de simplicité se fera longuement à son image, discrète, aimable et recueillie.

Toute sa vie est le gage d’une irrésistible patience, à ce degré l’effort atteint vraiment à la grandeur.

Il est né presque dans la misère, il a connu des jours arides, mais l’argent ne l’éblouit point à l’heure où il en peut acquérir…il achève sa vie presque riche, mais ses goûts n’en furent point changés.

L’inquiétude de son art l’a plus troublé que les difficultés de son existence.

Son œuvre est le miroir de son âme.

 

Sources :

Les citations de Boudin sont extraites de sa correspondance conservée à l’Institut national d’histoire de l’art.
Eugène Boudin – auteur : Jean Aubry