Le Violoniste – 1912-13 Marc Chagall

 

Marc Chagall (1887-1985)

 

Le Violoniste

1912-13

Huile sur nappe à carreaux
Dim 188 x 158 cm

Conservé à Amsterdam, Stedelijk Museum

 

 

Le peintre

Le style de Marc Chagall, juif originaire de Vitebsk, en Biélorussie, mêle modernité et tradition, identités française et étrangère, imagerie judaïque et chrétienne ou populaire.

Si son œuvre témoigne de sa connaissance de l’avant-garde française et russe, elle est tout à fait personnelle et enracinée dans les souvenirs de son pays natal.

Chagall entame sa formation artistique à Vitebsk et Saint-Pétersbourg, où il découvre l’œuvre de Cézanne, Van Gogh, Matisse et Picasso. En tant que juif, l’accès à certaines régions de Russie de même que tout séjour prolongé dans les grandes villes lui sont interdits. Il en forge une détermination à visiter Paris, et le mécène Maxim Moisevitch Vinaver lui offre les moyens d’y parvenir. Peu après son arrivée en France en 1910, Chagall se crée une nouvelle identité française et francisa son nom, Moishe Shagalov.

L’avant-garde se concentrait alors à Montparnasse. Chagall y fréquente l’Académie de la Palette et l’atelier de la Grande Chaumière.
Ce dernier accueille certains des plus grands sculpteurs de l’époque.

Début 1912, Chagall s’installe aux ateliers de la Ruche, dans le 15ème, près des abattoirs de Vaugirard.

 

Le tableau

Le Violoniste date de l’époque du premier séjour parisien du peintre de 1910 à 1914. Chagall retournera en Russie juste avant le début de la première Guerre Mondiale.

Le peintre a peint son tableau sur une nappe à carreaux.
Un musicien joue du violon sur la place d’une ville enneigée.
Le tableau représente une vision fantastique du violoniste teintée de mélancolie.

Chagall démontre que jouer du violon signifie s’inscrire dans le rêve et le réel.
Le peintre relie les deux mondes. Le violon est passeur de mondes.


Composition

La texture du support est inhabituelle.
Le damier noir et blanc de la nappe, sert de grille à Chagall pour renforcer la planéité de la composition.
On aperçoit le damier derrière l’épaule du musicien.
Il n’y a pas de perspective.

La toile représente une ville sous la neige.
Chagall recourt à la technique cubiste de fragmentation pour dépeindre Vitebsk et ajoute des formes flottantes, déformées ou isolées.

Le violoniste est au centre du tableau, debout.
Il surplombe la ville, son pied droit repose sur le toit enneigé d’une maison.

Le musicien est une partition géométrique structurant l’espace.
Il est démesurément grand par rapport aux maisons, aux églises et aux autres personnages. Sa grande taille génère un élan vers le haut.
Les lignes de force passent par le violoniste.

Chagall donne une impression de flottement à son musicien en supprimant le modelé et en le plaçant en avant des autres éléments représentés.
Le violon crée la communion entre tous les éléments.

Dans le coin inférieur droit du tableau est représenté un arbre bleu couvert d’oiseaux, des colombes blanches ; au pied de l’arbre deux oiseaux posés dans l’herbe se font face au sol.
À l’échelle du violoniste, l’arbre ressemble à un bouquet de fleurs.
Ces couleurs printanières et les oiseaux contrastent avec le paysage enneigé.

Dans le coin inférieur gauche, un dessin à trois têtes et trois jambes représente trois personnages à l’échelle de l’arbre, ils figurent le mouvement.

La couleur jaune du premier plan fait écho à la couleur du violon.
Le musicien est habillé d’une veste bicolore blanche et terre de sienne et de bottes terre de sienne.
Le violon est mis en valeur par une couleur chaude contrastant avec les couleurs froides du visage musicien et du paysage.
En utilisant un contraste de couleurs très marqué, Chagall cristallise l’opposition entre le noir et le blanc.

La touche est faite de larges aplats de couleurs.

C’est le contraste des couleurs et le jeu structurel en courbes et lignes horizontales du noir et blanc qui bat le rythme de la composition.
Les sons du violon sont perceptibles.

Analyse

 I- Le violoniste est un thème récurrent dans l’œuvre de Chagall, avec plusieurs références : un violoniste jouait traditionnellement lors des mariages juifs ; la musique du violon était considérée comme une façon de transcender les cultures et les époques, et un musicien aurait guidé les manifestants de la révolution russe avortée en 1905.

Autre récurrence, le visage vert.
Il peut renvoyer à l’expression « à travers la verte » qui désigne alors l’état d’ébriété. Toutefois le vert est aussi la couleur des visages des dieux égyptiens et un symbole de la résurrection.
Le musicien est ainsi métamorphosé en prophète associant significations ambiguës et réalité alternative.
Le vert a valeur de couleur d’espérance et de couleur magique de la fantaisie et de la liberté.

Les têtes empilées des personnages sur la gauche du tableau s’inspirent d’un tableau réalisé en 1906 par son professeur de dessin Mstislav Dobuzhinsky, intitulé Vitrine d’un coiffeur. Le tableau représente une vitrine dans laquelle deux têtes superposées de mannequins portent des perruques semblant regarder vers la rue éclairée.
Chagall reprend cette composition pour suggérer la marche des personnages, ce qui contribue à renforcer l’étrangeté de l’atmosphère.

II- Plutôt que d’imiter la nature, Chagall présente l’art comme un « état d’âme », où les sphères temporelles et magique peuvent cohabiter.

Le violon a des proportions irréalistes, sa forme est trop allongée. Il fait corps avec le musicien. Il épouse la forme de son bras.

Chagall reprendra cette iconographie dans son plafond de l’opéra avec ses hommes-violoncelles et dans son Musicien -1939 où une vache joue du violon.

Chagall ne recherche pas le réalisme, il donne à sa représentation un caractère surprenant et symbolique. Le violon est une présence magique.

Le violoniste a un visage vert, une barbe bleue, ses yeux sont dissymétriques et espiègles. Chagall donne au musicien une dimension surnaturelle et poétique, renforcée par sa taille et sa position (un pied sur un toit, l’autre dans l’herbe et la tête dans les nuages).
Ce procédé de disproportion renforce l’importance du musicien  et lui donne une valeur symbolique. Chagall représente le violoniste comme un musicien qui fait le lien entre la terre et le ciel.

Le musicien relie le monde matériel, représenté par les maisons et le monde céleste évoqué par la présence d’un ange sortant d’un nuage noir. C’est un musicien passeur entre les saisons (la neige, les fleurs et les oiseaux), un musicien qui transforme les êtres et la terre grâce à la magie de sa mélodie. Chagall transcende la réalité du monde.

En plaçant son musicien sur un toit, Chagall en fait un personnage aérien, le musicien des états d’âme. Chagall considère qu’il n’y a pas de contradiction entre son attachement aux rêves et son respect de la réalité.

Ce personnage est le double du peintre, son complice aérien et l’accompagnateur de la destinée humaine.
Il est l’intermédiaire des émotions, des sensations et des vibrations.

On ressent aussi une pointe de nostalgie.
La figure du violoniste tient une grande place dans la poésie, les récits et la peinture du XIXe et du XXe.
Influencé par la spontanéité de l’art populaire de son pays natal, Chagall a découvert -avant les surréalistes, l’importance des rêves, des visions et de l’irrationnel dans l’élaboration de ses tableaux.

L’ange volant dans le ciel incarne la liberté.


III
Chagall peint son héritage culturel et religieux.

La figure du violoniste dansant dans un village est un élément du folklore yiddish. Enfant il a découvert les artistes ambulants qui accompagnaient chaque étape de la vie des membres de la communauté juive.
Chagall l’utilise comme un symbole d’identité.
Les juifs pensent qu’il est possible de réaliser la communion avec le divin à travers la musique et la danse.
La culture juive établit une relation étroite entre la symbolique du violon, l’errance et le thème de la persécution. Le violoniste est perçu comme un homme juif souffrant. Il symbolise le destin du peuple juif dans la tourmente.
Dans L’Exode que Chagall a peint entre 1952 et 1966, on remarque un violoniste en bas à gauche du tableau, près d’un village en proie aux flammes.
Dans Solitude –1933 Chagall représente un juif errant et une vache jouant du violon, il réunit tous les éléments de l’identité juive dans une désespérance prémonitoire.

En Biélorussie le violon est omniprésent dans les foyers, à chaque génération sa musique (le père hassid joue des airs hassidiques et le fils joue des airs d’opéra et assimile la culture européenne). Le violon mêlé à un orchestre de cordes permet aux villageois d’accéder à la félicité. C’est le symbole de la transmission des fêtes religieuses traditionnelles. Il est un hymne à la résistance et au bonheur.


I
V- Le Violoniste
est un tableau sous influences :

Une œuvre figurative où l’on décèle les traces du fauvisme avec ses couleurs vives et contrastées, l’impact du cubisme avec sa déconstruction par plan de l’espace représenté et la part de surréalisme avec la large place qu’il accorde à ses rêves et ses associations surnaturelles.

 

Conclusion

Dans son autobiographie Ma Vie –1922, Chagall évoque les origines du terme de
« surnaturalisme » forgé par Guillaume Apollinaire pour désigner son œuvre, et que le poète transforma ensuite en « surréalisme ».

Le monde flottant et onirique de Chagall est la juxtaposition singulière d’une imagerie et de symboles disparates. Il préfigure le surréalisme et illustre la compréhension juive hassidique contemporaine des mondes physiques et mystiques.

Après Van Gogh et Picasso, à la fin du XIXe, Chagall est l’un des plus célèbres artistes ayant quitté son pays d’origine pour s’installer en France, attiré par Paris, la capitale mondiale de l’art depuis les impressionnistes.

L’art de Chagall est empreint de poésie, de sensualité, d’humour et de naïveté. Le peintre montre un esprit bienveillant sur le monde, détaché de la réalité, avec ses évocations lyriques ou métaphoriques du bonheur de vivre.