Le coup du soir

Illustration @theitsybitsyillustrations

 

Souvenir d’enfance

Mon père était un fin pêcheur à la ligne. Il pêchait à la mouche.
C’est tout un art de pêcher à la mouche.

Premièrement : la mouche
Mon père fabriquait lui-même ses mouches avec des plumes du cou des coqs.
Étape numéro 1, repérer les coqs dans les basses-cours.
Ça nous amusait beaucoup, mon frère et moi, de voir Papa et le paysan courir dans le poulailler. Attraper le coq pour lui enlever trois ou quatre plumes du cou était toute une affaire.
Les plumes les plus prisées étaient les jaunes.
La couleur des plumes était de première importance.
Pour chaque rivière et selon l’heure du jour, correspondait une couleur de plume spécifique.
Étape numéro 2 : la fabrication
Papa utilisait une pince à épiler pour enrouler la plume autour d’un hameçon.
Avec deux touches de vernis à ongle, il ajoutait les yeux.
Étape numéro 3 : le leurre
Une mouche plus vraie que nature était accrochée au bout d’un long fil de ligne.

Deuxièmement : la pêche
La pêche à la mouche nécessite un savoir-faire de précision.
La gestuelle est précise et d’une grande beauté.

La canne à pêche se courbe entrainée par les petits allers-retours du poignet du pêcheur qui transmettent au long fil de pêche des ondes. Le fil siffle dans l’air en dessinant des arabesques avant de se poser légèrement sur l’eau, tel une mouche.

Quand la truite mord à l’hameçon, le pêcheur rembobine très doucement le fil à l’aide du moulinet. Au moment où le poisson affleure, il s’incline en tendant l’épuisette pour faire glisser la truite à l’intérieur.
Cette opération réussie, le pêcheur se redresse en sortant la truite de l’eau.

Si le pêcheur a eu le pressentiment du poisson qu’il a ferré, à la lutte qu’il engage avec la truite qui se débat en bout de  ligne, c’est seulement au moment précis  où le poisson virevolte dans l’épuisette hors de l’eau, qu’il voit sa prise.
Il saisit la truite délicatement pour lui retirer avec une grande précaution l’hameçon de la bouche et éventuellement la mesurer.

Troisièmement : la truite
Les truites sont malines. La truite est un poisson qui sait nager !
Il faut être un pêcheur habile pour les ferrer.

Les tacons – ce sont les bébés saumon qui passent leurs premières années dans les rivières, se font souvent prendre mais le pêcheur les relâche. Il remet à l’eau, aussi, les truites qui ne « font pas la maille ».

Le pêcheur choisit les coins où ça mord, sous les souches des grands arbres bordant la rivière ou au pied d’un torrent.
Le plus important, est l’heure de la pêche.
Le meilleur moment, le moment où la truite mord, c’est au coucher du soleil.
C’est le coup du soir.

Les parents organisaient les après-midis :
Arrivés sur le lieu choisi pour la pêche, Papa enfilait ses cuissardes, endossait sa veste de pêche et partait rejoindre la rivière avec son épuisette et sa besace en osier ; Maman prenait les paniers pour la cueillette des framboises et le sac du goûter. Mon frère et moi la suivions dans les forêts de sapins.

Les fraises des bois, les myrtilles, les framboises et les champignons, selon le bois et l’ensoleillement, nous passions un moment à cueillir les fruits. Un fruit pour le panier un fruit pour nous ! de temps en temps le panier se renversait…

Nous étions petits, la cueillette et la marche dans les bois au bout d’une heure ça suffisait.
Maman s’arrêtait dans une clairière et nous goûtions. Puis nous reprenions notre marche à travers la forêt jusqu’à la route forestière. Nous redescendions par la route. C’étaient des routes en lave pilée.

Plus tard nous les parcourûmes au grand galop sur nos chevaux.
J’ai une pensée nostalgique pour ces routes qui n’existent plus, les paysans ont préféré les recouvrir de goudron plus pratique pour les machines agricoles.

Après on commençait à trouver le temps long.
À cinq heures du soir, à la montagne, l’humidité tombe.
Les journées sont ensoleillées mais courtes en Haute-Loire au mois d’août.
Souvent une averse sonne la fin de la journée.
Nous partions de la maison en tee-shirt mais nous emportions les pulls et les K-way pour le soir.

Et cinq heures de l’après-midi, c’est l’heure où le poisson mord.
Et cinq heures de l’après-midi, c’est l’heure où les enfants en ont marre

Alors on se chamaille, on appelle Papa avec l’écho.
On a repéré l’emplacement précis dans les champs et on cri et l’écho démultiplie nos cris. « Papa, Ohé Papa, Papa revient »
On guette, on attend, c’est long, trop long.

Maman est patiente, nous on trépigne.

Une truite pêchée du soir, passée à la poêle, a un goût de noisette.

Enfin Papa arrive. On veut voir le panier. Ça pue le poisson !

Le coup du soir.

La Truite de Courbet –
Tableau de 1873 conservé au musée d’Orsay à Paris