La tabagie, dit Pipes et vase à boire – 1737-40 Chardin

 

Jean Siméon Chardin (1699-1779)

 

La tabagie, dit Pipes et vase à boire

1737-40

Huile sur toile
Dim 32 x 40 cm

Conservé à Paris, au musée du Louvre

 

Le peintre

Chardin, fils d’un ébéniste, rejoignit l’atelier du peintre d’histoire Pierre-Jacques Cazes en 1718. Puis fut apprenti chez Nicolas Coypel, peintre pastelliste. En 1731, sous la direction de Jean-Baptiste Van Loo, il participe à la restauration des fresques de la galerie François 1er au château de Fontainebleau.

La carrière de Chardin se découpe en trois périodes.
1720-1730 :  les natures-mortes
1730-1750 :  les scènes de genre
1750-1770 :  retour aux natures-mortes

Chardin n’a pas fait le voyage à Rome. Il a passé sa vie entière à peindre à Paris. En 1728, il est admis à l’Académie royale de Peinture en présentant comme morceaux de réception La Raie et Le Buffet. Il rejeta les théories de l’Académie, mais fut un académicien assidu, régulièrement exposé aux Salons.

L’Académie avait décrété que l’art le plus noble était la représentation d’épisodes bibliques, mythologiques ou historiques. La peinture d’après nature n’exigeant que du savoir-faire, l’artiste véritable devait s’aventurer dans le royaume de l’imaginaire.

Méprisant ce précepte, Chardin transforma son apparente infériorité en une force remarquable. Son œuvre témoigne de la tendance purement naturaliste qui coexista avec la frivolité d’un Boucher en pleine période rococo.

Influencées par les maîtres néerlandais du XVIIe, les premières natures mortes de Chardin révèlent un sens aigu de l’observation et une aptitude extraordinaire pour la composition, le détail et la matière.

Ses œuvres correspondent aux goûts de son temps comme le confirment ses succès aux Salons des années 1730-40. C’est l’époque où il entre dans une nouvelle phase de sa carrière, avec Dame cachetant une lettre -1733, consacrée à des scènes d’intérieur avec des personnages et des portraits.

Chardin profite des Salons pour montrer ses toiles. Peintre de la vie bourgeoise, il connait un grand succès populaire. Il s’attire des mécènes nobles, et une importante clientèle européenne.

En 1740 Chardin offre au roi La Mère laborieuse et le Bénédicité.
En 1751, le roi commande à Chardin La Serinette et l’achète pour 1500 livres en 1752. La même année, le roi octroie une pension de cinq cents livres à Chardin, c’est la première gratification accordée au peintre.
En 1757, le roi attribue à Chardin le logement laissé vacant aux galeries du Louvre par le décès de l’orfèvre François-Joseph Marteau.
En 1763 sa pension est augmentée de deux cents livres en dédommagement du soin apporté à l’accrochage des Salons.
À la mort de Restout, en 1768, sa pension est augmentée de trois cents livres.
En 1770, À la mort de Boucher, Chardin devient premier peintre du roi et sa pension est un nouvelle fois augmentée de quatre cents livres.
En 1772, Il souffre de la maladie de la pierre. Chardin abandonne la peinture pour le pastel, en raison d’une vue déclinante.

Ses autoportraits au pastel sont d’une facture audacieuse et assurée, et révèlent une maîtrise intacte de la couleur et des matières.
Ses œuvres tardives sont plus douces et évocatrices, avec une lumière et un pinceau, plus délicats.

 

Le tableau

Description du nécessaire de fumeur dans l’inventaire après le décès de la première épouse de Chardin, Marguerite Saintard en 1737 :
« Une tabagie de bois de palissandre fermant à clef et main d’acier, doublée en dedans de satin bleu, garnie de deux petits gobelets, un petit entonnoir, un petit porte-bougie et un éteignoir, un briquet, quatre petits tuyaux de pipe, deux petites palettes, le tout d’argent, deux pots de porcelaine de couleur, prisé le tout ensemble comme un bijou, vingt-cinq livres »
Texte collationné sur l’original.

La tabagie en bois de palissandre est le prétexte à ce tableau de petit format.

Cet étui pour fumeur doublé de satin bleu, avec poignée et verrou d’acier, constitue par son absence d’arrondis un motif inhabituel dans le répertoire d’objets de Chardin.

Le musée du Louvre a acquis cette toile en 1867.

 

Composition

La composition est simple et parfaitement équilibrée.

Sur un entablement de pierre, borné sur la gauche du tableau et sur toute sa hauteur par un pilier, Chardin fait cohabiter des d’objets masculins représentés dans leur aspect quotidien.

La composition d’une rigueur absolue, s’organise dans l’espace, autour d’un agencement subtil d’horizontales et de verticales traversées par la parfaite diagonale du tuyau de pipe.
L’insertion harmonieuse du vase sur l’entablement naît du contraste des lignes et de la répartition discrète des zones de clarté et d’ombre.

Chardin travaille les matières, les couleurs et leurs contrastes.
La froideur argentée de la timbale, du flacon d’alcool, des ustensiles dans le nécessaire à tabagie, du pied du verre et de l’acier et les tons froids du satin contrastent avec le blanc onctueux du vase, de la mousse dans le verre et le bleu délicat, le rose poudré du pot à tabac en porcelaine. Le décor de ce pot est typiquement japonais, son couvercle est muni d’un couvercle cerclé d’argent.
Contraste également entre la rigueur rectiligne du nécessaire à tabagie et les arrondis de la bouteille, de la timbale, du pot, du vase et du verre à pied.

Le fond monochrome de couleur ocre, neutre, met en relief les objets.
Le bleu les blancs et l’acier sont repoussés par les touches marron-glacé du nécessaire à tabagie.
Chardin pose ses couleurs les unes à côté des autres et les travaille avec les reflets de la lumière, jusqu’à l’harmonie.
Seule la douceur de la palette colorée vient atténuer la rigueur de la composition dépouillée et élégante.

Une minuscule touche de rouge brille à l’extrémité de la pipe au fourneau noirci, des volutes de fumée s’en échappent, on sent l’odeur du tabac.
Comme la mousse dans le verre, ces détails font de cette nature morte un tableau vivant. On perçoit l’air qui circule.
Une grande force de vérité se dégage de cette toile.
On pense à Vermeer.

Une lumière froide et subtile, à la fois directe et diffuse, imprègne la toile.
La lumière joue avec les matières, les petites taches d’ombre animent la composition et lui apportent de la profondeur.

La touche est dense, appuyée, visible, opaque et vibrante de lumière.

Chardin a dit « On se sert des couleurs mais on peint avec le sentiment ».

 

Analyse

Les origines bourgeoises de Chardin se retrouvent dans l’atmosphère intime de ses intérieurs domestiques.

La tabagie, dit Pipes et vase à boire incarne un idéal typiquement bourgeois, très loin de l’aristocratie de cœur.
Chardin imprime cette distance en utilisant des couleurs pâles et fondues.

Ce n’est pas une allégorie.
Le tableau n’invite à aucune réflexion sur les futilités terrestres.

Chardin n’aspire qu’à transmettre son regard sur le monde.

Pendant que ses contemporains, Watteau et Boucher représentent les jardins des châteaux et les draps des alcôves, Chardin peint la sphère familiale de la moyenne bourgeoisie.
Il sublime le quotidien dans ses habitudes et ses natures mortes.
Il fait revivre dans ses œuvres, les modèles des tableaux flamands du XVIIe.
Ses toiles sont liées par la différence qui les opposent aux tableaux flamands. Il n’y a pas de fenêtre dans ses compositions, il n’y a pas d’échappée vers le monde extérieur. Ses tableaux s’animent d’une vie silencieuse, hors du temps, dans un espace mental. Une éternité comme un refuge pour l’éphémère.

Chardin a le talent de disposer les objets dans un espace non délimité.
Ses objets , comme plus tard les pommes de Cézanne, ont la consistance des choses éternelles.

Chardin a peint à la fois des natures mortes, des scènes domestiques et des autoportraits au pastel.

Acceptant la hiérarchie des « genres », Chardin s’applique à anoblir ses compositions grâce à une technique picturale très raffinée. Il peint des accords de bleus et de blancs avec une légère transparence pour effacer les contours, comme une fine poussière glissant sur les objets.

La peinture de Chardin va au-delà de la simple apparence.

Les toiles de Chardin foisonnent d’inventivité dans leur composition, son regard s’applique à transformer les objets.
Il renonce à la minutie du rendu, au trompe- l’œil, au décoratif.
Chardin est un peintre créatif.
Les natures-mortes flamandes sont descriptives, baroques et léchées.
À l’amoncellement de viandes et de fruits flamands, Chardin oppose la sobriété, il ne surcharge pas ses toiles.

Les œuvres de Chardin se distinguent par leur recueillement.

En observant attentivement ses compositions, on se rend compte que les perspectives sont aménagées, que les objets ne sont pas représentés d’un point de vue unique.

Ces écarts volontaires de Chardin donnent aux objets une indéfinissable résonnance.

Comme l’écrit Diderot : « c’est une vapeur qu’on a soufflé sur la toile … Approchez-vous tout se brouille, s’aplatit et disparait ; éloignez-vous, tout se crée et se reproduit. »

 

Conclusion

Diderot écrit « Chardin n’est pas un peintre d’histoire, mais c’est un grand homme ». Un homme libre qui, avec sa liberté créatrice devient « notre maître à tous pour l’harmonie ».

Pierre Rosenberg ajoute « Son originalité est d’autant plus évidente qu’il eut soin de la dissimuler. Il se voulut de son siècle, auquel il échappa pourtant. Livré à lui-même, il inventa. Certes, il n’inventa pas de nouveaux sujets, il inventa la peinture pure, une nouvelle forme de peinture. »

Les œuvres de Chardin évoluent. Tout au long de sa carrière, Chardin recherchera la perfection, sans jamais se satisfaire.

Rosenberg toujours : « Sans le savoir et comme sans y prendre garde, en remettant en cause la hiérarchie des genres, en ne se prêtant ni au discours ni à la morale, en attachant aucune importance à l’interprétation et à l’allégorie, Chardin, est-ce un paradoxe ? échappe au XVIIIe sans l’avoir voulu, il refusait son temps, il ouvrait une porte à la modernité ».

Chardin mourut riche et respecté, mais son influence demeura limitée.
Il fallut attendre le XIXe pour que Monet, Cézanne ou Van Gogh vénèrent ses œuvres discrètes et modestes.
Il jouit aujourd’hui d’un grand prestige pour avoir su capter la beauté et l’intemporalité dans les objets du quotidien.
Ses tableaux sont admirés par les impressionnistes comme par les postimpressionistes.