La Monomane de l’envie -1820 – Théodore Géricault

Théodore Géricault (1791-1824)

 

La Monomane de l’envie

1820

Huile sur toile
Dim 72 x 58 cm

Conservé au musée des Beaux-Arts de Lyon, France

 

 

Le peintre

Passionné de cheval depuis sa plus tendre enfance, Géricault découvre très jeune l’univers du dessin.
Doué, il se livre avec ardeur à sa double passion pour la peinture et pour les chevaux.
1808 : il débute son apprentissage chez Vernet.
1810 : il entre dans l’atelier de Pierre Narcisse Guérin.
1811 : il se lie d’amitié avec Eugène Delacroix. Ils intègrent tous les deux l’école des beaux-arts à quelques années d’intervalle. Géricault se rend au Louvre où il copie les grands maîtres.
1812 : il a 21 ans et envoie son premier tableau au Salon, Officier de chasseurs à cheval de la garde impériale chargeant. Il reçoit la médaille d’or.
1816-17 : il échoue au concours du prix de Romeet voyage en Italie à ses frais. Il visite Florence et Rome.
Michel-Ange et ses accents maniéristes le fascinent. Il étudie les maîtres antiques.
1818 : de retour en France, il entreprend la réalisation d’une œuvre monumentale, illustrant un fait d’actualité, le naufrage du navire « La Méduse ». Pour composer ses corps cadavériques Géricault a emprunté des cadavres à la morgue. Présenté en 1819, le tableau fait scandale.
1820-21 : il voyage en Angleterre où le Radeau de la Méduse fascine les anglais en mal de frissons.
1823 : de retour en France, malade, c’est le moment où il réalise sa série de portraits de monomanes.
1824 : il a 33 ans. Géricault souffre d’un mal physique, son corps le fait souffrir.
On le dit atteint d’une tumeur lui rongeant l’os de la colonne vertébrale. Une lente et inexorable agonie. Il se refuse à étaler ses souffrances devant ses amis. Il meurt après une longue et pénible maladie (probablement de la maladie de Pott) et devient une légende. Il est enterré au cimetière du Père Lachaise.

 

Le tableau

Ce tableau appartient à une série de cinq portraits peints par Géricault :
L’envie, Le vol, Le jeu, Le commandement militaire et Le vol d’enfant.

Le tableau représenterait une aliénée de l’hôpital de la Salpêtrière.

Les toiles ont été baptisées par leur découvreur, Viardot, à partir des ouvrages qu’Étienne jean Georget consacre à la folie. Le mot monomane renvoie à la médecine psychiatrique du XIXe, il désigne une personne frappée d’une obsession maladive, mais dont le raisonnement est par ailleurs rationnel.
Les médecins établissent à cette période une corrélation entre la pathologie et la physionomie du patient.
Georget définit les symptômes de monomanie de l’envie : intensité de la circulation sanguine, force de la pulsation artérielle et fébrilité oculaire.

On retrouve ces signes dans le tableau de Géricault.
Ce portrait ne correspond pas au critères du portrait traditionnel.

Le tableau est proposé au musée du Louvre en 1866, mais son sujet, l’aliénation, dérange.

Jusqu’alors propriété d’un médecin, la série est achetée par un peintre.
D’objet d’étude, elle devient œuvre d’art.

La série est contemporaine d’une des toiles les plus impressionnante du peintre, Le radeau de la Méduse.
Un tableau que Géricault a voulu réaliste afin d’en révéler l’absurdité et la cruauté. Il ne montre pas le cannibalisme, il s’intéresse au désespoir. Le tableau épouvante.

La série des monomanes constitue l’une des recherches les plus intense de l’artiste sur l’humain et, pourtant jamais exposée ni commentée, elle fut inconnue de ses contemporains.

La série est découverte en Allemagne, en 1863. Les œuvres sont vendues séparément.

Ce tableau est une œuvre fondatrice du romantisme.

 

Composition

Ce portrait poignant montre le visage d’une femme victime de folie.
Le cadrage est serré.

C’est un gros plan qui place le regardeur dans une proximité angoissante avec le personnage.

Géricault ne met pas en scène son modèle. Il le représente dans sa dignité.
Le peintre souligne sa solitude en plaçant la femme devant un arrière-plan sombre et en utilisant une belle harmonie de bruns pour représenter ses vêtements.

Le personnage a noué un châle sur un vêtement rouge-brun.
Ses yeux rougis, fixent un point hors champ. Sa bouche grimace.
Le trouble se lit sur ce visage tendu, simiesque.

Le pinceau est ferme, la touche nerveuse. Les coups de pinceaux sont plaqués avec franchise et de manière décisive.
Géricault insuffle de l’énergie au modelé du visage.

Sa palette est chargée de tons opaques, de terre et vermillon.
Géricault compose comme il dessine, en sculpteur.

Une lumière crue éclaire le visage, soulignant les rides et les mèches de cheveux qui s’échappent de la coiffe blanche.
Sa passion de la réalité l’a amené à examiner de près toutes les déformations produites par la folie.

Géricault, rompant avec les règles traditionnelles du portrait, peint à travers la représentation de cette malade anonyme, une véritable effigie clinique.

Ce portrait qui est avant tout plastique, loin de toute idéalisation classique, interpelle le regardeur par son réalisme.

 

 

Analyse

Durant la période romantique (fin du XVIIIe au milieu du XIXe), l’exploration de la raison et de la folie fut intimement liée au concept du sublime, qui mêlait douleur, plaisir et terreur, à la laideur et à la folie.
Les tourments intérieurs deviennent un thème clef du romantisme.
La période romantique voit fleurir les asiles et apparaitre les premières réformes humanitaires dans le traitement de la folie.

Philippe Pinel, médecin-chef à l’hôpital de la Salpêtrière, est le premier à libérer les fous de leurs chaînes et à humaniser leurs traitements.

Les années troublées qui suivent la Révolution française connaissent un important accroissement des cas de maladies mentales. Les symptômes de folie ou de mélancolie deviennent, avec le romantisme, le « mal du siècle ».

Géricault lui-même fut victime d’une dépression après avoir passé des mois à peindre le Radeau de la Méduse –1818, ayant reçu autant de critiques négatives que de louanges pour cette œuvre.

Théodore Géricault peint des patients atteints de troubles mentaux dans une visée scientifique autant que pour nourrir l’imagination du public.

Ce portrait fait écho aux débuts de la psychiatrie, qui se structure en tant que science.

Géricault est curieux des scènes populaires.

Cette femme considérée comme digne d’être représentée, impose le peuple comme nouvel acteur de l’histoire en ce temps postrévolutionnaire.
Les peintures de scènes de rue, parce qu’elles sont vivantes, sont de l’art pour Géricault.

Ce tableau s’inscrit dans les recherches de Géricault sur la nature profonde de l’homme, sur la folie et le désespoir.

La vie de Géricault est un calvaire, ce calvaire nourrit sa vie.
Géricault s’attache à l’ardeur des choses et des gens.
Il déteste l’immobile.
Il invente un désordre où les valeurs établies perdent le privilège de leur assurance.
Il faut être cruel pour voir.

Géricault peint un réalisme poignant, celui qui trouve dans la rue.
Voir doit être un grincement de dents.
Géricault est exalté.
Une souffrance ne doit pas être simulée, mais célébrée.

Il défigure le réel pour y placer sa figure.
Il fait d’un étranger un intime en le parant d’une universalité qui nous appartient tous.

Le travail de Géricault n’est pas de copier le réel, mais de l’imaginer, surtout de le faire vivre.

Géricault déforme ou reconstruit l’humanité comme Michel-Ange ou Rodin. Il aime ce qui est matériel et vivant.
Géricault insuffle la vie à ses couleurs.
La vie volcanique qu’il met dans ses tableaux exprime la sensibilité exceptionnelle du peintre.

Géricault veut comprendre l’humain.

Son instinct scientifique s’était réveillé au moment de la réalisation du Radeau de la Méduse.
Il se posait le problème de la représentation plastique des déformations morbides et il reprend cette idée quand il caractérise en une série de monographies les formes essentielles de la folie.

Géricault poursuit la vérité, il est épris d’exactitude.
La grâce n’est pas son domaine, il introduit de la vigueur dans tout ce qu’il peint.

Géricault dans ce tableau explore l’expression. L’aliénée lui fournit une matière idéale.

Le visage de L’envie est la résultante des forces que l’œil de Géricault analyse.
Ce qui frappe dans ce portrait c’est la fixité du regard oblique.

Pris dans son ensemble, le visage est digne, sans rien pour le distinguer d’un visage normal.
Le fou est un être humain ordinaire dont l’apparence n’en fait pas une bizarrerie de la nature.

Le fou a sa vérité.

Géricault avance là où ne s’aventure pas les bonnes consciences.
Le fou montre la mort des mensonges de l’individu social et raisonnable.
Voilà ce qu’est la société, voir ce qui nous rend acceptable aux yeux des autres, raboter la face inavouable de l’existence.

La palette de Géricault est incisive et sans concession.

À l’émotion plastique Géricault substitue la palpitation puissante de la réalité.

Tous ses tableaux sont accompagnés d’une multitude de croquis et de dessins préparatoires.

La plume, le sépia ou la gouache lui servent à fixer sa pensée. Les contours marqués avec précision, quelques indications sommaires d’ombres suffisent pour satisfaire son œil. Souvent ses études ressemblent à la copie d’un bas-reliefs.

Géricault est un réaliste forcené.

Peindre le réel s’est dessiner et colorier l’intense et la tension.
Géricault recherche le mouvement intime des choses. Il scrute les formes, serre au plus près les forces internes qui les animent. Il préfère traduire les formes plutôt que de définir les lignes.
« Pour moi, dit-il, si je pouvais tracer mon contour avec un fil de fer, je le ferais ».  Il introduit les modelés, les jeux de lumière et d’ombre, que lorsque le contour est définitivement arrêté.

Géricault a le sens plastique.

Pour révéler la réalité humaine, il faut un matérialisme sans concession.
Géricault est un dessinateur.

Toute sa vie Géricault a combattu l’idée de l’École et exalté l’originalité.

Conclusion

Géricault est né sous le règne du peintre David, compatriote de Corneille, de Poussin et de Flaubert.
Il est mort à l’heure où s’affirmait Delacroix.
Delacroix à ses débuts a été encouragé par Géricault. Son journal témoigne de la vivacité et de la persistance de son admiration.

Géricault n’a été ni classique, ni romantique, il a ouvert une porte qu’ont repris les maîtres du réalisme.

Géricault fait figure d’artiste maudit, attiré par des sujets violents ou de folie et multipliant les études de blessés et d’exécutions.

Le succès précoce de Théodore Géricault en tant que peintre, puis son décès prématuré, ont contribué à construire le mythe d’un génie en rupture avec son temps.

Géricault a le sentiment de n’avoir rien réaliser : « Si j’avais seulement fait cinq tableaux, mais je n’ai rien fait, absolument rien ! ».

Proudhon écrit : « Un seul tableau comme Le radeau de la Méduse de Géricault, venant un quart de siècle après le Marat expirant de David, rachète toute une galerie de madones, d’odalisques, d’apothéoses et de saints Symphoriens ; il suffit à indiquer la route de l’art à travers les générations et permet d’attendre. »

Géricault est un artiste exceptionnel, un phare intemporel rejoignant l’aristocratie des plus grands peintres.

 

Source : Géricault de Léon Rosenthal -édition « LES MAITRES DE L’ART »