Georg Gisze – 1532 – Hans Holbein le Jeune

Hans Holbein le Jeune (1497-1543)

Georg Gisze

1532

Huile sur panneau
Dim 95,9 x 85,7 cm 

Conservé au musée d’Art à Berlin 

 

 

Le peintre 

Issu d’une famille d’artistes d’Augsbourg, en Bavière, Holbein fut d’abord formé par son père. En 1515, il s’installe à Bâle, en Suisse, où il se lia très vite d’amitié avec les humanistes de la ville.
Il réalisa ensuite des panneaux et des fresques, ainsi que des gravures sur bois destinées à des illustrations et des pages de titres d’ouvrages.
Holbein prospéra grâce à des commandes d’œuvres religieuses. Il créa une série de gravures sur bois pour la version allemande de la Bible traduite par Martin Luther, ainsi que des dessins à la plume pour Éloge de la folie d’Érasme.
Toutefois ses activités furent menacées par l’essor du protestantisme à Bâle, en 1522.
En 1526, manifestations iconoclastes et censure de la presse balayèrent la ville.
Face au déclin des commandes d’œuvres sacrées, Holbein se mit au portrait.
La même année il quitta Bâle pour échapper aux conflits religieux, qui n’épargnaient pas les artistes.
Muni d’une lettre de recommandation d’Érasme pour son ami sir Thomas More, l’auteur d’Utopie, dont Holbein avait illustré les éditions allemandes et latine en 1518, il se rendit en Angleterre.
Il y demeura deux ans, hébergé chez More, où il réalisa un superbe portrait de son hôte en 1527. Il représenta également la famille réunie, œuvre dont il ne reste qu’un dessin, mais qui fut le premier véritable portrait de famille profane.
En 1528, Holbein regagna Bâle, désormais protestante.
Non sans quelque hésitation, il adopta la nouvelle religion.
La Vierge avec la famille du bourgmestre Meyer reflète la diversité de ses influences artistiques : le portrait, prisé dans l’art allemand dès la fin du Moyen-Âge, le soin porté au portrait perfectionné par les maîtres flamands, et le traitement monumental de la figure humaine inspiré de la peinture italienne.
La réalisation de retables conclut la carrière bâloise de Holbein qui s’installa définitivement en Angleterre en 1532.
Très vite Holbein reçut des commandes de membres de la cour, tel les ambassadeurs de France dont il peignit un spectaculaire portrait jumelé (Les Ambassadeurs- 1533) qui attira sans doute l’attention du roi.
En 1536, Holbein devint le peintre officiel d’Henri VIII et réalisa de nombreux portraits du souverain, de ses épouses, de ses courtisans et des nobles.

 

Le tableau 

Au-dessus de la tête de Georg Gisze, marchand de la Havane travaillant à Londres, figure une inscription en latin : « L’image que vous voyez reproduit les traits de Georg. Tels sont ses yeux vifs, tel est son visage, trente-quatre ans. »

Georg Gisze est un marchand de la ligue hanséatique basé à Londres, assis à sa table de travail. La composition est un catalogue d’objets minutieusement représentés, symboles de son métier et de son statut social.
Georg Gisze est représenté dans son bureau, devant une table couverte d’un tapis persan et jonchée d’instruments de travail.
Le bureau est couvert d’instruments de travail tels que des plumes, des ciseaux, des sceaux, des fioles, un registre et une horloge.
Ces objets  sont des témoins de son succès et de son labeur.
À sa droite se trouve un vase vénitien contenant des œillets, symboles de ses fiançailles.

Georg Gisze est digne, l’attitude générale est celle d’une réserve qui  souligne le naturel de la prestance.
Le décor au sein duquel il pose, proclame l’accord avec les principes classiques de l’ordre.
L’importance de la communication est soulignée par des lettres et parchemins décoratifs. Une lettre adressée à Georg Gisze à Londres, ancre le portrait dans un contexte géographique précis et témoigne de son réseau commercial international.

Ce portrait est une démonstration de la virtuosité de Holbein dans le rendu des textures, des matériaux et des reflets.

Holbein juxtapose le luxe et la modestie.
Le tapis ottoman richement coloré et les objets d’orfèvrerie côtoient une simple boîte en bois, contrastant la richesse acquise par le commerce et la simplicité des outils essentiels.
L’œuvre combine un réalisme saisissant avec des éléments d’illusion d’optique, comme le déséquilibre des perspectives et la position instable de certains objets, pour accentuer la fragilité de la situation du marchand.

La pose et l’expression de Georg Gisze, décrites comme déterminées mais avec une pointe de mélancolie, révèlent la psychologie d’un homme sérieux et travailleur.

L’habileté d’Hans Holbein est particulièrement visible dans sa capacité à capter les détails et à construire une atmosphère intime et chargée de sens.

Le jeu de lumière souligne les textures des différents objets, de la douceur du tapis à l’éclat des métaux et du verre.
Le reflet dans le vase, qui est à peine visible, renforce l’idée de vanité.
La lumière est un élément central qui structure la composition, met en valeur les détails minutieux et contribue à la signification de l’œuvre.
Elle ne se contente pas d’éclairer la scène, Elle joue un rôle actif dans l’équilibre entre la matérialité du monde marchand et les allusions symboliques.

Bien que le tableau soit une vitrine de richesse et d’ambition, le visage de Georg Gisze, à l’âge de 34 ans, exprime une certaine méfiance, voire une inquiétude, comme s’il était conscient des risques inhérents à sa profession.

Son regard est direct et perçant, mais aussi réservé.

 

 

Analyse 

Son art allie minutie et maîtrise des expressions humaines, comme en témoigne ce portrait.

Hans Holbein le jeune quitte Bâle en 1524, peu de temps après la mort de son père, et part pour la France, dans l’espoir de trouver un mécène en la personne de François 1er. Il y découvre la peinture de Léonard de Vinci et la pratique du dessin au crayon de couleur. Un séjour préalable dans les Pays-Bas ne fut pas sans bénéfice artistique. Sous l’influence du grand Quentin Metsys, le peintre paraît prendre encore plus la juste échelle des psychologies de ses personnages, davantage que chez Cranach le jeune par exemple ; encore que quelque chose d’une pointe métallique creusera les traits des principaux modèles d’Holbein en d’imperceptibles restes de souci, l’aspect clair et éveillé du regard s’opposant à la grave densité des figures. 

La manière du peintre ne célèbre pas la matière émotive de la chair.
Le regard, l’expression et la posture s’enchainent dans des portraits où les personnages tendent à exister par eux-mêmes et s’avancent vers nous, éveillés et concentrés.
L’expression des yeux, imprégnée de l’âme, concentrée vers l’intérieur, se dirige vers des lointains, dont la lecture est souvent située au-delà du champ du tableau.

Hans Holbein peint ce portrait lors de second séjour à Londres.
Son second séjour à Londres est à la fois riche et singulier de tout un aspect charmant. Souvent il est envoyé sur le continent afin qu’il en revienne ayant peint des portraits de femmes que le roi Henri VIII voulait épouser.

L’homme selon Holbein vit encore dans un monde humanisé, qui lui envoie les marques de son activité. Il est l’homme de l’énergie et du travail, l’homme de la mise en valeur et de la transformation, l’homme à la recherche de nouvelles voies et de nouvelles lois.
La fonction éminente de l’homme n’est plus la contemplation.
Chez Dürer, la contemplation se corrode en mélancolie, chez Holbein elle s’exhausse en méditation et en volonté.

Dans cette bouleversante Renaissance, où la crise des savoirs ne pouvait que s’amplifier en raison des déchirements dans les croyances, l’humanisme d’Holbein reste proche de celui de ses amis Érasme et More, tous deux partisans d’un catholicisme éclairé.

Dans ce tableau, œuvre humaniste, Holbein montre la sérénité du savoir établi.
Il la figure dans le décor, les livres et les objets, qui ont tous une valeur symbolique.
Le luxe des détails ne nuit en rien à la rigueur mathématique qui détermine la conception de l’ensemble.
Tout ce qui est visible sur cette toile tombe sous notre regard en tant que chose pensée.

L’acte que pose Holbein, dans ce tableau, va plus loin encore dans le sens d’une rupture avec l’esthétique et la mélancolie des anciens, il est comme un acte spécifique à la Renaissance.
Le lieu spirituel sera interne.

Une des conséquences de la Réforme est qu’elle implique l’émergence d’une vie
« privée »  individuelle et intellectuelle.
Une deuxième conséquence , la science de l’espace, brutalement, démarre en l’espace de dix années, de 1520 à1530. Le soleil est devenu centre. Il est au déclin de sa souveraineté métaphorique. La terre et le ciel sont de même nature.

Forme et matière ne sont pas deux choses irréductibles l’une à l’autre.
Elles sont deux états particuliers de la pensée, la même réalité, suivant le point de vue auquel on se place.
L’homme de la Renaissance est un homme qui, depuis Copernic, est décentralisé.
C’est à l’homme de refaire son être au monde en s’identifiant au point de vue de la spiritualité.
L’homme de la renaissance est seul.
La mélancolie de la Renaissance témoigne du drame de la saisie de la finitude et de l’aléatoire.

Le monde que représente cette toile, dans la majesté de son dessein, de ses lignes, est fait d’un portrait qui avale et qui recrache les directions de l’espace.
L’espace est produit par le portrait.

La  lumière est frontale, les ombres noircissent le bois vert du fond.

Le regardeur est confronté au regard du portrait.
Il est émerveillé par l’allure de Georg Gisze, par la somptuosité de l’apparat, par la réalité intense de la figuration.

Le dynamisme du tableau vibre dans une foule de détails.
Au premier plan un vase avec des oeillets évoque ses fiançailles. Ce vase associé à une horloge et au reflet du vase, sont des memento mori, rappelant la brièveté de la vie et la vanité des richesses matérielles.
On devine sa profession à travers les objets de son bureau.
Des objets tels que des balances, des pièces de monnaie et des instruments d’écriture renforcent son identité de négociant.
On note l’importance de son réseau commercial grâce à la correspondance.
Les lettres, les sceaux, les rouleaux de cire et les documents attestent de ses activités commerciales et de ses liens avec sa famille et d’autres marchands à travers l’Europe.

La position précaire de certains objets évoquent la fragilité de la vie et l’instabilité du monde, créant ainsi un contraste entre l’opulence matérielle et la vanité des biens.

L’inscription sur le mur « Pas de plaisir sans affliction » ajoute une dimension morale, soulignant peut-être  la dureté de son travail ou le fait qu’il soit loin de chez lui.

Le portrait de Georg Gisze est empreint de symboles qui vont au-delà de sa vie professionnelle, enrichissant la lecture de l’œuvre.
Le bouquet de fleurs dans un vase sur le bureau a une signification particulière. Il contient du romarin, qui symbolise la fidélité, et du lierre, qui représente l’engagement.
Ce portrait était destiné à la future épouse de Georg Gisze, qui se trouvait à Cologne, en vue de leurs noces.

« Pas de joie sans chagrin » inscrite sur la paroi du fond ajoute une touche de philosophie, rappelant que les plaisirs de la vie sont souvent accompagnés de difficultés.

Une analyse au rayon X a révélé que la composition a été modifiée par Holbein.
La surcharge d’objets n’était pas prévue à l’origine, et le regard de Gisze était dirigé vers l’espace où un portrait de sa future épouse aurait pu être accroché.
Le mur surchargé crée une sensation d’enfermement, contrastant avec l’image des autres portraits de marchands de l’époque.

Ce portrait allie réalisme, symbolisme et allégorie.

 

 

Conclusion 

Hans Holbein le jeune fut le plus brillant portraitiste de la Renaissance.
Grâce à son talent, il traversa sans encombre une période difficile pour les artistes du nord de l’Europe et mena une carrière florissante à la cour d’Henri VIII d’Angleterre.

L’art de Hans Holbein le jeune se caractérise par une synthèse magistrale de la minutie nordique et d’une maîtrise subtile des expressions humaines, une approche qui le distingue comme l’un des plus grands portraitistes de la Renaissance.

Plutôt que de simplement reproduire les traits de ses modèles, il cherchait à révéler leur individualité, tout en les inscrivant dans un contexte riche en symbolisme.

 

 

 

 

Sources :

Olivier Douville – Visuel et sujet du regard, à partir des Ambassadeurs d’Hans Holbein -2003