Titien ( vers 1490- 1576)
Vierge de la famille Pesaro
1519-1526
Huile sur toile
Dim 266 x 478 cm
Conservé dans la basilique Santa Maria Gloriosa dei Frari
Le peintre
Titien fut un grand peintre du XVIe à Venise. Son vrai nom est Tiziano Vecellio.
À la fin du XVe, Venise est l’une des cités les plus puissante d’Europe, riche grâce à son commerce maritime et ouverte aux influences extérieures.
Au fil de sa longue carrière, Titien demeura un maître inégalé de la couleur, avec des tons profonds, intenses et évocateurs.
Toute sa vie durant, son style et sa conception de la peinture ne cessèrent d’évoluer.
L’artiste apprit l’art de la peinture auprès de deux maîtres vénitiens de renom, Giovanni Bellini et Giorgione., ce dernier ayant fortement influencé ses premières œuvres et lui ayant apprit la technique du sfumato.
Giovanni Bellini influence profondément Titien en lui transmettant un goût pour les teintes riches et les compositions équilibrées.
En 1508-1509, Titien et Giorgione travaillèrent ensemble aux fresques des murs extérieurs du Fondaco dei Tedeschi (entrepôt des marchands allemands) à Venise. Les parties réalisées par Titien furent jugées meilleures, ce qui contraria Giorgione.
En 1510, après la mort prématurée de ce dernier, Titien devint le premier maître de la ville. Il se forgea une réputation grâce aux fresques qu’il réalisa en 1511 pour la Scuola dei Santo à Padoue et au retable monumental, figurant l’Assomption, de l’autel de Santa Maria Gloriosa dei Frari à Venise, qui montre la Vierge s’élevant de façon spectaculaire d’un groupe d’apôtres, sans oublier les portraits.
C’était également un peintre de scènes mythologiques très estimé des élites intellectuelles.
En 1518, Alphonse d’Este, duc de Ferrare, lui commande une série de peintures inspirées de la poésie antique. Ce fut son premier mécène non vénitien. Vinrent ensuite des commandes des cours de Mantoue et d’Urbino et, à partir de 1545, du saint -Siège, sous le pontificat de Paul III.
Toutefois les plus prestigieux mécènes de Titien furent Charles Quint, empereur romain germanique, et son fils Philippe II d’Espagne : Titien devint le premier peintre de la cour impériale et se vit accorder les titres de comte palatin et de chevalier de l’Éperon d’or, un honneur sans précédent pour un artiste.
Titien mêle aussi bien l’art de la peinture à l’huile flamande (par Antonello de Messine), le colorito vénitien (par Giovanni Bellini) que le sfumato de Léonard de Vinci. Par l’entremise de Giorgione, le jeune Titien se trouve au cœur des avancées esthétiques les plus marquantes à l’aube du XVIe.
Le concert champêtre de Titien est le cas le plus parlant. On y retrouve tous les ingrédients « giorgionesques » (activité musicale, érotisme, élégie bucolique) mais profondément retravaillés. Titien change complètement l’esprit de Giorgione en abandonnant des petites figures dans un paysage pour les remplacer par des grandes figures dominant la représentation de la nature.
La métamorphose qu’il fait subir à la Vénus de Dresde avec la Venus d’Urbino pousse à l’extrême cette relecture de l’œuvre de Giorgione. La Vénus de Titien est allongée dans un intérieur et regarde directement le regardeur, là où celle de Giorgione dort au cœur d’un paysage.
Le tableau
Cette peinture était une offrande à la Vierge de Jacopo Pesaro, noble vénitien, en signe de gratitude après une victoire sur les Turcs.
Cette œuvre emblématique de la Renaissance vénitienne, a été réalisée pour l’église des Frari à Venise.
Ce tableau illustre parfaitement la maîtrise de l’artiste dans l’utilisation de la couleur et de la composition dynamique.
Composition
Cette composition se distingue par sa disposition asymétrique novatrice :
La Vierge et l’Enfant sont légèrement décentrés.
La Vierge trône majestueusement.
Dans cette remarquable composition Titien a décentré la Vierge et l’Enfant pour créer une diagonale avec saint Pierre qui gravit les marches dans leur direction.
La position légèrement inclinée de la Vierge, associée à l’expression de sérénité sur son visage, crée un lien direct avec le regardeur, invitant à la méditation spirituelle.
Les personnages, représentés dans une variété de poses, ajoutent un sentiment de mouvement et d’interaction, renforçant ainsi la hiérarchie des figures.
Saint François se tient à la gauche de la Vierge, mais pas au même niveau que saint Pierre, rompant avec la disposition traditionnellement symétrique des saints autour de la Vierge.
Les personnages participent activement à la scène.
La composition est asymétrique, en déplaçant la Vierge et l’Enfant sur le côté droit, Titien créé un équilibre dynamique avec les figures des donateurs à gauche.
Cette disposition novatrice attire l’oeil de manière fluide à travers la scène.
Derrière eux, deux colonnes géantes excentrées se dressent vers un ciel invisible.
L’architecture monumentale en arrière-plan, avec des colonnes imposantes et une perspective en diagonale, renforce la profondeur spatiale et guide l’œil du regardeur.
Dans le registre supérieur, deux angelots batifolent sur un gros nuage et luttent pour tenir une croix.
Pour Titien le rapport entre composition et format revêt une grande importance.
Le choix des couleurs vibrantes et l’éclat des lumières évoquent une atmosphère à la fois solennelle et vivante, propre à Titien.
Titien maîtrise l’usage des couleurs chaudes et des contrastes lumineux pour donner vie aux figures et instaurer une atmosphère sacrée.
Le rouge vif, le bleu profond et les dorures des ornements enrichissent la scène d’une intensité visuelle saisissante.
Chez Titien les couleurs changent sous l’influence de la lumière.
La couleur modulée par la lumière structure les formes et les volumes.
Les costumes sont exécutés avec une grande précision, alors que les nuages dans le registre supérieur de la composition sont peints avec une liberté de touche.
On remarque également la façon dont la lumière interagit avec les tissus riches, soulignant non seulement la virtuosité technique de Titien, mais aussi le statut social des commanditaires.
Le bleu du ciel est intense, c’est un outre-mer profondément saturé, et le rouge tirant sur le rose du vêtement du personnage à droite des escaliers, annoncent les couleurs de L’enlèvement d’Europe –1559-1562.
Titien utilise des teintes sombres aux chauds reflets.
Titien fait éclater la tache rouge de la bannière des Frari. Cette bannière subjugue tout le reste du tableau, contenu, allusion, émotion.
La bannière n’a été conçu que pour mieux mettre en valeur et souligner l’élégance de sa forme.
Titien restreint ses couleurs pour les faire entrer dans une nouvelle harmonie. Il parvient grâce à la couleur, à un équilibre harmonieux mais actif de forces opposées, d’une manière comparable à ce que Raphaël a réalisé grâce à la forme.
Dans les tableaux de cette décennie, le jaune en tant que teinte locale semble pratiquement exclu : il ne réapparait que dans les vêtements de saint Pierre dans ce tableau. La couleur jaune signifie la lumière.
L’habileté de Titien consistait à conserver l’éclat individuel de la teinte et en même temps à la relier totalement à l’ensemble.
Titien est capable d’alterner les styles, il les conçoit comme des liens pratiques au service d’une réflexion théorique. Les costumes sont peints avec précision alors que le ciel et les nuages sont traités avec des taches et des aplats de couleur.
Les nuages ont une matérialité.
Ce tableau frappe l’œil, fascine par sa force et s’adresse au regardeur.
Que vous soyez prince ou humble, croyant ou sceptique, intellectuel ou pauvre d’esprit, regardez et admirez !
Analyse
Titien démontre sa maîtrise des couleurs vibrantes et des jeux de lumière, conférant à la scène une profondeur et une chaleur saisissantes.
L’interaction entre les figures sacrées et les membres de la famille donatrice reflète une humanisation du divin, caractéristique de l’art de la Renaissance.
Titien met l’accent sur les personnages, la spiritualité et la sensualité traversent ce tableau.
La simplicité et la grâce font de ce tableau, un œuvre profondément humaine.
La Vierge a une peau de porcelaine.
Titien peint une scène aimable de la vie de la Vierge.
Le contraste entre les étoffes somptueuses, les détails architecturaux et la douceur des visages révèle l’habileté de Titien.
Titien privilégie la superposition de glacis pour créer des effets de lumière et de profondeur inédits.
Sa composition est dynamique parce que Titien casse les rigidités classiques en introduisant un mouvement fluide et naturel.
Titien fait preuve d’une extraordinaire inventivité.
La Vierge trône sur un piédestal élevé, accentuant sa majesté, tandis que saint François d’Assise et saint Pierre interviennent comme intercesseurs.
Saint Pierre a son attribut, la clef, fixée à la cheville, saint François porte sa robe de burre.
Jacopo Pesaro est représenté en armure, soulignant son rôle militaire contre les Ottomans, avec la bannière papale pour signifier la victoire chrétienne.
Jacopo Pesaro brandit la bannière sur une hampe , elle vole au vent, le regardeur ne voit qu’elle.
L’intensité chromatique et la composition dynamique en font une œuvre révolutionnaire.
Dans ce tableau Titien donne la primauté à la couleur et à la matière.
Cette œuvre témoigne du génie de Titien à mêler dévotion, pouvoir et innovation artistique, marquant un tournant dans la représentation sacrée de la Renaissance vénitienne. Il a su concilier les traditions vénitiennes avec une innovation constante.
Ce tableau n’a-t-il pas des arrières -pensées
Le tableau est construit sur le principe du plaisir et du désir de voir.
Sans mot, comme la peinture, le plaisir peut être bref, de l’ordre du choc, ou long tel une attente. De l’attention au plaisir naît un rapport spécifique aux savoirs : le choc, l’émotion nous arrête, sans forcément que le regardeur sache pourquoi.
C’est à ce moment que le regard, en tentant de mettre des mots sur ce qu’il voit, convoque ses savoirs. Mais par moments, pour ne pas étouffer l’œuvre, il doit s’arrêter. Ces allers-retours entre plaisir, surprise et savoirs créent un savoir voir spécifique et original, auquel l’historien se doit de donner forme dans le texte, qui deviendra alors le support de son savoir faire voir.
La peinture ne doit jamais être expliquée mais explicitée, dans ses paradoxes, ses ironies hors normes et ses déplacements.
Les savoirs contrôlent donc l’interprétation et lui font voir les moments où la peinture introduit des écarts dans le sujet qu’elle est sensée « illustrer ».
À cela s’ajoute une mise en question de la place du regardeur, de l’importance de la subjectivité pensante et anachronique de celui qui regarde et voit.
Le tableau est une polysémie diachronique.
En somme, ce tableau n’est pas seulement un portrait de la dévotion religieuse, mais aussi une célébration de l’identité et du prestige de la famille Pesaro.
La famille incarne ainsi les valeurs de l’époque, tout en témoignant du génie créatif de Titien.
Titien est un peintre pur sang. Ses trouvailles sont innombrables, jusqu’à la découverte géniale de sa dernière manière qui fond dans un estompage mouvant des formes, les lumières et les tons, Titien reste toujours dans le domaine de la peinture pure, sans souci du contenu qui ne lui sert que de prétexte.
Titien lutte intensément pour transmettre en peinture , par le ton et la couleur, la réalité physique de la scène.
Conclusion
Comme Léonard de Vinci, Raphaël ou Michel-Ange, Titien est célèbre et reconnu de son vivant.
Titien a laissé une empreinte indélébile sur l’histoire de l’art.
Il a travaillé pendant près de soixante-dix ans pour les plus importants mécènes. Européens.
Il a su allié virtuosité technique et puissance émotionnelle.
Son statut d’artiste-courtisan lui assure une grande liberté dans l’exécution de ses œuvres.
Grâce à son prestige, Titien travaille pour Charles Quint qui l’anoblit puis pour son fis Philippe II d’Espagne.
Il réalise de nombreuses commandes pour François 1er de France et le Vatican.
Titien n’a jamais été attaché à un seul mécène, à une seule cour, il a toujours était fidèle à Venise où il vivait et travaillait. Cette diversité lui a assuré des revenus confortables et des honneurs exceptionnels pour un artiste.
Titien a réussi socialement et artistiquement parce qu’à son époque, la Renaissance faisait une large place aux arts.
À la fin de sa vie, son style devient plus expressif, anticipant la peinture baroque et impressionniste.
Son art au carrefour du classicisme et du maniérisme, influence durablement la peinture européenne.
Son impact sur l’histoire de l’art est immense. Il inspire les maîtres du baroque comme Rubens et Vélàzquez, et son approche de la couleur marque profondément des artistes comme Delacroix et les impressionnistes.
Sources :
Thèse de Sara Longo : Voir et savoirs dans la théorie de l’art de Daniel Arasse –2014
Article de Malienne Francastel : De Giorgione au Titien : l’artiste, le public et la commercialisation de l’œuvre d’art –1960