Willem de Kooning (1904-1997)
Woman I
1950-52
Huile et peinture métallique sur toile
Dim 192,7 x 147,3 cm
Conservé au MoMA à New-York
Le peintre
1904, naissance à Rotterdam
1916, apprenti chez Jan et Jaap Gidding – entrepris e de décoration. Il suit des cours à l’Académie des Beaux-Arts et Techniques, pendant huit ans.
1920, assistant de Bernard Romain, décorateur du style « Art nouveau »
1924, voyage en Belgique
1926, arrive aux États-Unis. Pendant dix ans assure son existence comme peintre en bâtiments ou peintre d’enseignes.
1927, il s’installe à Manhattan et se lie avec Arshile Gorky.
1934, commence une série aux abstractions colorées.
1935, travaille sous la direction de Fernand Leger et commence des peintures d’hommes debout ou assis d’après modèle.
1938, rencontre Elaine Fried et commence sa série Woman
1942, première exposition de groupe à la Mc. Millen Gallery à New-York.
1945, série de grandes abstractions colorées
1948, première exposition personnelle à la Charles Egan Gallery.
1949, deuxième série de peintures de femmes qui aboutira à Woman I, sur laquelle il travailla dix-huit mois (1950-52)
1954, expose vingt-six œuvres à la Biennale de Venise
1955, nouvelle série d’abstractions. Certaines porteront un nom d’autoroute.
1959, Rome : grands dessins à l’émail
1963, quitte New-York pour East Hampton
1965, rétrospective au Smith College, Northampton, Massachusetts
1968, grand rétrospectives en Europe ; premier retour depuis 1926
1969, Rome, premières sculptures en bronze. Visite le japon et s’intéresse au dessin japonais et à ses méthodes.
1971, travaille sur des sculptures grandeur nature basées sur le corps humain. La renommée de De Kooning devient internationale et de multiples expositions sont organisées.
1983, Rétrospectives au Whitney Museum à New-York
Tableau
Les tableaux de Femmes de De Kooning furent exposés pour la première fois en 1953, à la galerie Sidney Janis à New-York.
À une époque où l’abstraction dominait largement l’expressionisme roi, la réaffirmation de la figure humaine comme sujet digne d’un art noble était en elle-même un geste radical.
« Elles ont l’air fougueuses et féroces, et je pense que cela avait à voir avec l’idée de l’idole, de l’oracle, et surtout avec sa drôlerie. » Expliqua De Kooning
De Kooning travailla deux ans sur Woman I, modifiant et retravaillant son tableau, le laissant parfois de côté pendant un temps, composant en parallèle d’autres œuvres.
Une série de photographies prises par Rudolph Burckhardt documente la genèse et l’évolution du tableau.
Woman II qui montre également une figure assise fut achevé avant Woman I
Cette série de femmes scandalise par la violence de son chromatisme, la gestualité de la touche à l’intérieur d’une morphologie à la fois excessive, grotesque et démoniaque.
Composition
C’est un format vertical dans lequel le peintre inscrit sa figure au centre, assise et de front.
Une figure unique, massive et frontale, seins gonflés, yeux exorbités, s’enserre étroitement dans les limites du cadre, en une sorte de contorsion dynamique par laquelle elle semble devoir s’animer et s’en échapper sous nos yeux.
Bariolée, criarde, exsudant une sexualité crue, cette toile est à la fois sérieuse et pleine d’humour.
C’est une image iconoclaste où se télescopent la dénonciation et le burlesque.
Les coups de pinceaux sont expressifs, exubérants, la peinture est appliquée en empâtements épais et travaillée pour révéler les couches inférieures et rendre visibles les applications successives, les modifications, le travail au couteau, la construction du tableau.
Avec les traits noirs De Kooning obtient des effets de transition et d’interrelation entre les couleurs, via leur fusion dans un même niveau de profondeur.
La zone blanche concentrée sur la gorge donne lieu à une respiration de l’espace pictural.
Stoullig : « En mélangeant l’eau à l’huile…il aboutit à un matériau qui ne sèche pas ; en juxtaposant geste après geste sur un support toujours frais, il produit plus aisément l’unité de l’espace pictural et des effets d’aplatissement de l’image. »
L’œuvre et son sujet sont changeants, toujours en cours.
La répétition des coups de brosse, animés de légers changements d’orientation insufflent un rythme dynamique à la composition.
Il se dégage de cette toile une grande vigueur.
Analyse
L’étude de l’expressionisme, du cubisme et surtout de surréalisme conduisit De Kooning à l’action painting et à son principe de spontanéité de la création.
La brillante synthèse opérée par De Kooning entre les espaces plats du cubisme et la perspective codifiée de la Renaissance fit dire à Clément Greenberg en 1953 : « C’est de la peinture de grand style, de grand style au sens qu’en donne la tradition, sans être lui-même un style traditionnel. »
La série Woman réalisée de 1950 à 1952, cristallise l’aboutissement du style figuratif de De Kooning.
Le peintre se tournera ensuite vers des compositions plus abstraites comme Easter Monday – 1955
Willem De Kooning a constamment oscillé entre l’abstrait et le figuratif, travaillant parfois les deux modes en parallèle.
Au critique Clément Greenberg, chantre de l’abstraction, lui affirmant que « dans ce monde d’aujourd’hui, il est impossible de peindre un visage », Willem De Kooning fit cette réponse légendaire : « C’est vrai. Et il est impossible de ne pas le faire. »
De Kooning s’inspire de diverses cultures et formes artistiques.
Placé comme apprenti dans une société commerciale d’art et de décoration, envoyé par ce biais à l’Académie des Beaux-Arts de Rotterdam, il poursuit sa formation en étudiant les collections encyclopédiques du Metropolitan Museum of Art de New-York.
« L’art à une histoire dont les traces remontent jusqu’en Mésopotamie » et lui accorde une réelle importance.
Antiquité proche-orientale, fresques romaines, maîtres anciens ; son travail intègre pléthore de références, auxquels s’ajoutent des visuels publicitaires, silhouettes de pin-up et autres images tirées de la presse magazine grand public.
Il s’amuse même à découper des bouches souriantes qu’il inclut par collage dans certaines de ses œuvres.
Le regardeur retrouve dans cette Woman l’influence des figures mésopotamiennes avec leur frontalité menaçante et leurs prunelles fixes et protubérantes.
Et aussi, la tradition picturale occidentale plus récente caractérisée par la rapidité et la virtuosité d’exécution.
Le fantôme très robuste et charnel de Franz Hals est ici ressuscité par la fusion d’une touche en coup de fouet allié à une violence démoniaque.
La tache déchiquetée de De Kooning, qui rappelle la facture des maîtres anciens, Hals, Rembrandt ou Velasquez, exprime dans toute sa force l’agression physique et psychologique du peintre vis à vis de la figure que Picasso explorera à nouveau dans les années 1960.
La peinture de De Kooning évoque par sa facture les contre-traditions habituellement associées à la tradition du portrait mondain à la mode à partir de la fin du XIXe et que l’on retrouve dans l’œuvre de John Singer Sargent ou de Giovanni Boldini.
Bien que la peinture de De Kooning éveille d’innombrables références, directes et indirectes à l’art qui l’a précédé, ce sont les femmes de Picasso qui se détachent avec force dans cette masse d’influences possibles.
La femme devient son sujet de prédilection.
Vers la fin des années 30, il commença à peindre des figures, aux couleurs très vives, sises dans ce qu’il appelle des « non-environnements » peuplés de rectangles abstraits.
De Kooning ne voit pas dans l’art un lieu de réconfort :
« L’art ne parait jamais m’apaiser ou me purifier. IL semble que je sois toujours pris dans le mélodrame de la vulgarité ».
Ses coups de pinceaux, vifs et nerveux, montrent les signes d’une certaine agitation.
Des fragments de ces corps fusionnent et se désagrègent, dans une troublante tension qui rend palpable pour le regardeur le processus de création.
Les bouches de De Kooning ont attiré l’attention.
Ici bouche souriante et grimaçante.
De Kooning étudie, entre autres, les sourires énigmatiques des sculptures mésopotamiennes et s’est penché sur ceux des publicités dans les magazines :
« J’ai découpé beaucoup de bouches…peut-être que c’était une forme de calembour. Peut-être que c’est sexuel. »
Les Woman déconcertent, suggèrent la transgression, à la fois par les représentations troublantes et le déplacement des conventions figuratives dans un contexte d’avant-garde que propose la série. « C’est vraiment absurde de produire une image à figure humaine…
Mais d’un seul coup cela semblait encore plus absurde de ne pas le faire » déclara De Kooning en réponse à la réception négative de ses œuvres par certains artistes et critiques.
Ici la femme occupe la plus grande partie du champ.
Dans ce tableau, les préoccupations essentielle de De Kooning sont l’interrelation entre les formes positives et négatives et la recherche d’une conciliation entre la tridimensionnalité part essence liée à la figure et la bidimentionnalité du support.
De Kooning s’affronte au mythe de la femme fatale en proposant une idole frontale et assise.
« Le paysage est dans la femme, et la femme dans un paysage ».
Cette Woman est suggérée à grands traits par le fusain, ensuite brouillée par recouvrement, report, décalage. La destruction est création de formes.
De Kooning peint autour du motif. « Je peins hors de mon tableau ».
Il saisit la figure dans sa subjectivité, il interroge et fouille avec acharnement son visage, sa chair.
C’est le fondement d’une pratique existentielle de la peinture pour elle-même, comme représentation d’elle-même, métaphore de l’angoisse et du tragique et non représentation d’une image mise en scène.
Ce tableau foisonne de matière et de signes agrégés. C’est un chaos, un tout modelé.
De Kooning a recours pour sa recherche de la connaissance, au gras du fusain et la transparente ou épaisse huile, parce que les qualités vivantes de l’huile autorisent ce que l’acrylique interdit.
De Kooning aime la couleur et la matière.
Sa perception de l’espace est toujours fluctuante.
C’est un espace fugitif, fugace, insaisissable. De Kooning rejette la perspective traditionnelle.
Il veut que sa toile provoque un effet immédiat sur le regardeur.
Pour se faire, il valorise l’impact qu’exerce la proximité du plan et sa matérialité.
De Kooning remet en question le concept d’œuvre d’art en tant qu’objet esthétique, tout en valorisant le principe de non-achèvement.
Le tableau est le résultat d’un dialogue entre le peintre et les exigences physiques de ses matériaux, support, couleurs et outils, qui participent activement au processus créatif.
Le temps d’un geste correspond à celui de la transcription picturale.
Le tableau contient et engendre son propre espace.
De Kooning travaille la surface picturale de sa toile comme un matériau.
Sa densité renforce la matérialité du plan tout en empêchant le regard de traverser le tableau.
De Kooning peint l’événement de la rencontre entre le peintre et l’identité précaire de son sujet.
Tout se passe sur la toile qui ne renvoie qu’à elle-même et au processus qui l’a engendrée.
La peinture se constitue en « objet », la facture et le processus en « sujet ».
La contribution de De Kooning sur le plan de l’histoire de l’art se situe dans une perspective de rupture par rapport à l’histoire de l’espace pictural.
Ainsi le regardeur aborde le tableau non plus comme un espace donné mais comme un champ de possibilités qui s’enrichit de son expérience subjective.
Conclusion
Willem De Kooning est l’un des pionniers du mouvement expressionniste abstrait américain.
Aujourd’hui, l’œuvre de De Kooning constitue une source féconde d’images, de mythes, de fantasmes personnels dans laquelle les jeunes peintres puisent.
Au-delà de ce répertoire de métaphores visuelles, l’itinéraire du peintre est exemplaire dans son refus du principe, du programme ou du système.
De Kooning renouvelle l’expressionnisme par sa conception individualiste de l’art, éclectique à toutes les influences, ouvert à toutes les aventures.
Si nombre d’artistes contribuèrent au règne de l’expressionnisme abstrait dans les années 1940 à 1960, Willem De Kooning, Jackson Pollock, Barnett Newman et Mark Rothko représentèrent sans doute, chacun dans un style unique et novateur, ses figures les plus éminentes.
Le regardeur voit la matérialité brute de De Kooning, le dripping de Pollock, le zip de Newman, les rectangles flottants de Rothko.
En hommage à la diversité infinie du génie de De Kooning et à l’ironie de l’histoire, l’art du présent modifiera toujours notre perception de l’art du passé.
Et de Kooning semble renaître.
Sources :
Dossier de presse de l’Exposition De Kooning au Centre Pompidou -1984
Chez Persée article de Sandra Preud’homme -1997 : Willem De Kooning et Jackson Pollock, confrontation sur le plan de l’espace pictural