Vue sur la baie de Tanger – 1912 – Henri Matisse


Henri Matisse (1869-1954)


Vue sur la baie de Tanger

1912

Huile sur toile
Dim 46 x 56 cm

Conservé au musée de Grenoble, France

 

Le peintre

Matisse a effectué deux voyages initiatiques à Tanger en 1912 et 1913, d’une durée de sept mois.

1912 est la période de la montée en puissance du cubisme.
Matisse prend ses distances avec le fauvisme.
Il débarque au Maroc avec l’envie de réinventer sa peinture.
Dans Écrits et propos sur l’art, Matisse confie « Les voyages au Maroc m’aidèrent à accomplir cette transition, à reprendre contact avec la nature mieux que ne le permettait l’application d’une théorie vivante mais quelque peu limitée comme l’était le fauvisme ».
Matisse est en quête de nouvelles sensations.
Tanger est le lieu qui lui correspond.
De sa chambre-atelier dominant la baie de Tanger, Matisse peint.
Le peintre s’imprègne de la douceur de la lumière et de l’harmonie des contrastes de couleurs.
Matisse convertit la couleur en lumière.

Matisse est un grand maître qui se perfectionne sans cesse.

 

Le tableau

Carton du tableau :
Marcel Sembat et son épouse, l’artiste Georgette Agutte, constituent au cours des deux premières décennies du XXe l’une des plus significatives collections d’œuvres d’art néo-impressionniste, liées au fauvisme.
Un legs est acté en faveur du musée, il comporte, entre autres, 66 peintures.
La collection, sous la houlette d’Andry-Farcy, entre au musée en 1923, après le décès tragique du couple en 1922.
En 1995, le legs Agutte-Sembat est enrichi par celui de Pierre Collart, neveu et héritier du couple, qui rend ainsi la collection originelle quasi complète.

Le musée des beaux-arts de Grenoble a longtemps été le seul musée en France où l’on pouvait voir un ensemble aussi complet de la production de Matisse.
Ce fond exceptionnel se constitue très tôt grâce à la clairvoyance d’Andry-Farcy.

Les peintures de Matisse présentes au musée permettent d’illustrer les étapes de sa production entre 1904 et 1917, années d’intense créativité qui voient l’explosion du fauvisme, l’émergence des grandes compositions décoratives et l’élaboration des peintures marocaines.

Lors de son séjour marocain, en raison des pluies, Matisse reste cloîtré dans sa chambre d’hôtel, avec vue sur la casbah et la baie de Tanger, pendant presque un mois.
En avril 1912, il termine son séjour.
Il revient en octobre 1912 et prolonge ce second séjour jusqu’en février 1913. Ce second séjour est intense au niveau créatif. Il retourne en France avec des couleurs et des lumières plein la tête.

 


Composition

C’est une vue plongeante sur la baie.
Matisse a peint de sa fenêtre d’hôtel.

Le regardeur est à la fenêtre, mais il ne voit pas l’encadrement de la fenêtre, il ne voit pas l’intérieur de la pièce, son regard plonge directement sur la baie.

Ce paysage tremble dans la lumière. Ce paysage est lumière.
Matisse synthétise en quelques taches de couleur la baie de Tanger inondée de lumière.

Il peint sa réalité en ne représentant que les aspects qui pour lui,  sont essentiels.
Matisse réduit radicalement les détails matériels.
Matisse simplifie, des cubes et des taches de couleurs, contenus par de fins traits noirs, représentent la médina.
La baie est composée de surprenantes et invraisemblables couleurs, singulièrement superbes.
Une grande diagonale traverse la toile, moitié plage, moitié médina.
Elle entraîne le regardeur dans une lumineuse traversée de la toile.
La mer vient mourir sur le sable.
La couleur de la mer apporte de la fraîcheur et de la vie à la toile.
Des transats s’échelonnent au bord de l’eau.

La blancheur teintée de gris du ciel projette sur les reliefs des couleurs mauves et améthystes.
Le plein soleil écrase les maisons et atténue les valeurs.
Vert pour les tuiles des minarets, jaune pour la plage et les rues en plein soleil, rouges pour les toits, l’extension des bleus va de pair avec la notation par endroits de la profondeur.
La couleur fixe chaque plan à la distance voulue.

Matisse  substitue des couleurs imaginaires aux couleurs observées et applique de grands aplats de couleur. le peintre interprète les couleurs de la nature d’une façon toute personnelle.
Matisse pense distance. Matisse pense harmonie.

La composition est équilibrée.
Il n’y a pas d’ombre sur cette toile.
La lumière aplatit le paysage.
Le peintre ne décrit pas les volumes pour ne pas rompre la continuité du dessin en surface.
Matisse est sur le chemin de l’abstraction.

Cette vue est belle. La médina affirme sa présence altière.
Les personnages sont des pattes de mouche. Ils rétablissent une perception spatiale.
Matisse peint un moment de paix.

Une atmosphère de calme et de douceur se dégage de cette toile.
Matisse crée une connexion par-delà le temps et l’espace.
Temps suspendu de la mémoire, des bateaux fantômes voguent sur l’espace azuréen.
Une imperceptible brume perturbe les repères entre le ciel et la mer.
Les couleurs libérées par la chaleur, flottent, aériennes.
L’espace s’aplatit et gagne en légèreté.

Sa toile est un tout dont les parties valent par leurs corrélations et leur contribution à son effet d’ensemble.
Cette toile est réductible à l’exaltation d’une idée : la lumière.

Matisse à Tanger est un artiste mûr qui applique à sa scène un système créatif déjà rodé.

 

Analyse

Depuis les voyages de Paul Gauguin à Tahiti dans les années 1890, l’idée d’exotisme associée à l’avant-garde est considérée comme un moteur de recherche picturale.

Henri Matisse visite l’Algérie en 1906, le Maroc en 1912-1913, puis Tahiti en 1930.
Matisse qui cherche à sortir du fauvisme et qui doit exister face au cubisme a la curiosité de visiter d’autres cieux.
Il découvre de nombreux sujets intéressants et trouve l’oasis de Biskra très belle.
La confrontation entre l’ailleurs et l’ici, la multiplicité des perceptions que Matisse cherche à capter simultanément orchestrent une tension qui transforme le voyage en un moment de création unique.
Matisse réagit aux conditions visuelles qui ne lui sont pas familières. L’étrangeté des lieux est déroutante, et la météo, un obstacle inattendu. Quand il arrive au Maghreb à la fin de l’hiver, il est immobilisé durant près de deux semaines par des pluies torrentielles.
Installer son chevalet dans la grande ville de Tanger n’est pas de tout repos. Il faut affronter les enfants curieux, les mendiants mutilés et le regard réprobateur des musulmans qui, par tradition religieuse, sont hostiles aux images et, en outre, acceptent mal les Européens et en particulier les colonisateurs français.

À l’occasion de son séjour au Maroc, Matisse redécouvre l’usage de la couleur et la simplification des formes.
Le motif de l’Orient prend une dimension brillante.
Matisse éprouve une vive sensibilité vis-à-vis de son environnement visuel.
Ses tableaux marocains ont une esthétique ambitieuse.
Le Triptyque marocain a été commandé par Ivan Morosov (riche mécène moscovite), tandis que le Café arabe sera acheté par Sergueï Chtchoukine.

Matisse fait deux longs séjours à Tanger.

Le Maroc joue le rôle d’un révélateur pour Matisse, il lui permet de mieux comprendre la lumière, d’approfondir sa perception de l’intensité.
L’expérience de l’art islamique et celle de la réalité géographique et humaine marocaine se sont réunies, comme si Matisse avait vu le Maroc à travers le filtre coloré de la miniature persane.

Matisse rapporte des toiles témoignant de l’euphorie ressentie au contact des paysages et des habitants de Tanger.


Matisse est le premier à faire la synthèse entre l’art occidental et l’art décoratif oriental.
Matisse ouvre des perspectives à l’art moderne.

L’art islamique, que les peintres orientalistes avaient eu le mérite de faire entrer, par le biais de leurs représentations, dans le champ visuel de l’Occident, Matisse a eu l’occasion de s’y intéresser dès le début du siècle. La rencontre la plus déterminante de Matisse avec l’art de l’Orient musulman a lieu en octobre 1910 à Munich où il se rend pour visiter une exposition exceptionnelle qui regroupe plus de 3500 pièces venant de l’ensemble de l’art islamique. Matisse déclarera y avoir trouvé « une nouvelle confirmation » pour ses propres recherches artistiques.

Matisse recherche l’évidence et la clarté de la composition.

Ce que Matisse découvre dans l’art islamique, en particulier dans la miniature persane, c’est, conjointement à certains modes de transcription de l’espace, l’usage singulier de la couleur.
Alors que dans la tradition picturale occidentale depuis la Renaissance, la couleur se doit de remplir une fonction descriptive, elle s’émancipe, dans la peinture persane, des contraintes du réalisme.
Libérées des contingences du réel, les couleurs qui émaillent les miniatures des maîtres d’Hérat ou de Boukhara se montrent dans leur éclat maximal et dans leur pureté première, comme pour dire que le monde qu’elles figurent n’est pas le monde terrestre qui nous entoure mais un monde supranaturel.

Dans ce monde,  la lumière n’est en aucun cas ce qui, provenant d’une source extérieure, vient frapper les surfaces mais ce qui illumine chaque chose de l’intérieur, ce qui émane de la couleur.

Jusqu’à quel point Matisse a-t-il pressenti la signification mystique ou philosophique de la couleur dans la miniature persane ?

Matisse s’intéresse au pouvoir émotif des couleurs.
Matisse : « on peut provoquer la lumière par l’invention d’aplats comme on en use avec les accords de musique. Je me suis servi de la couleur comme moyen d’expression de mon émotion et non de transcription de la nature. J’utilise les couleurs les plus simples. Je ne les transforme pas moi-même, ce sont les rapports qui s’en chargent. Il s’agit simplement de faire valoir les différences, de les accuser ».

Matisse est un peintre moderne qui donne une image en accord avec  son esprit et  son tempérament.

Au cours de ces années d’étroite communion avec l’art islamique, la palette de Matisse subit des transformations qui semblent témoigner d’un approfondissement de sa relation au monde islamique.
Pour les peintres orientalistes, l’Orient c’est l’Antiquité plus la couleur et la couleur emblématique de cet Orient, c’est la rencontre contrastée du rouge et du vert. Cet accord de complémentaires a été clairement repéré comme relevant de la culture chromatique orientale.
Les couleurs de Matisse ne sont pas qu’une plénitude picturale, elles ont aussi une dimension référentielle. Matisse traduit par leurs luminosités l’intensité de la lumière marocaine.

Cette évolution du système chromatique de Matisse met successivement en jeu deux rapports de couleurs : tout d’abord domine le contraste du rouge et du vert, puis, progressivement, s’impose l’accord, plus serein, voire méditatif, du bleu et du vert comme ici dans Vue sur la baie de Tanger.

Dans ce tableau une troisième couleur apparait qui, annonce une relation plus intime de Matisse avec les couleurs de l’Orient : un bleu transparent mêlé de vert qui envahit la mer. L’accord du vert et du bleu se fait enveloppant, évoquant la douceur et le rêve.
L’atmosphère du tableau est modifiée par cet accord bleu-vert.
L’accord des deux couleurs chromatiquement voisines que sont le bleu et le vert engendre une sensation de continuité spatiale. Matisse décline le bleu et le vert avec des nuances précieuses : outremer, azur, bleu-gris, turquoise, émeraude, jade, vert amande etc…

C’est l’art de la céramique qu’évoquent ces accords nuancés de bleu et de vert, chez Matisse.
Le bleu aurait le pouvoir de transcender le réel.
Cet accord du bleu et du vert est la couleur du paradis, décrit par le coran comme un jardin céleste.
Chez Matisse l’accord fusionnel des outremers, de bleus turquoise, des verts jade et des verts émeraude est en effet à cette époque intimement lié à l’image d’un bonheur édénique.

Chez Matisse la couleur c’est ce qu’il voit et ce qu’il ressent.
C’est la liberté éblouissante de la peinture.

Ce tableau d’une fraîcheur lumineuse exprime le plaisir de Matisse à voir se fondre l’une à l’autre l’expérience esthétique de l’art islamique et l’expérience vécue d’une réalité géographique et humaine.

Le Maroc donne à Matisse la sensation d’une parfaite symbiose entre sa démarche artistique et le lieu : l’Orient.

Matisse fait la synthèse entre l’art musulman et celui de l’occident, offrant ainsi à l’art moderne un espace plus vaste et plus riche dans ses formes et ses contenus.

Dans ce tableau la couleur transforme la réalité en une vision paradisiaque.
La couleur n’aurait pas pour effet de transformer la réalité en paradis terrestre, elle aurait la faculté de révéler l’essence paradisiaque de la nature.

Matisse se sert de la couleur comme moyen d’expression  de son émotion.

Guillaume Apollinaire -extrait de son article sur le Salon d’Automne de 1913, à propos de Matisse : « …Son grand mérite et la caractéristique de sa personnalité, c’est qu’il n’y a dans son œuvre, outre le symbolisme des couleurs, aucune trace de mysticisme. Cette santé morale s’allie chez lui à un merveilleux instinct qu’il a su respecter. Son art est toute sensibilité. Ce peintre a toujours été voluptueux… »

Matisse est un fervent amoureux de la lumière naturelle.
Tout dans cette toile, s’est développé dans la clarté de cette sorte de fluide coloré, onduleux, qui parcours l’air de ses rayons.
Matisse interroge le monde transparent, mystérieux, qui pose sur le ciel, la terre et les eaux ses réfractions et ses dispersions en un frémissement merveilleux.

Comme pour Delacroix, la lumière pour Matisse est inséparable de la couleur.
Dès les premières années quand, élève de Gustave Moreau, il copiait, au Louvre, les natures mortes de Chardin, montre-t-il une finesse d’œil, une limpidité de substance, une transparence dans le bleu et le rose, qui font de lui un maître des valeurs lumineuses.

Matisse na jamais vécu que pour sa palette, l’instrument dont, chaque matin, il préparait les accords.

 

Conclusion

Dans les entretiens qu’il a accordé aux critiques d’art, Matisse a souvent affirmé l’importance que revêtait pour lui l’Orient : « J’ai toujours beaucoup aimé l’Orient, vers lequel je suis sans cesse attiré ».

Matisse a sans cesse remis son œuvre en question, rebelle aux séductions des réussites passées. Matisse n’est jamais satisfait.

Figure majeure du XXe, son influence sur l’art de la seconde partie du siècle est considérable.
Matisse fut le chef de file du fauvisme et n’eut de cesse d’expérimenter les effets de la couleur : simplification, stylisation et finalement seul sujet de la peinture jusqu’aux gouaches découpées.
De nombreux peintres figuratifs ou abstraits se réclameront de lui et de ses découvertes.
Comme Picasso, de nombreux cinéastes lui rendront hommage.

Matisse était selon l’expression de Jean Cassou, le peintre de la Justesse.

San Lazzard ajoute  : « Un moteur, plutôt, dont la vibration nous est familière depuis le début du siècle »