Squelette à la cigarette – 1886 – Van Gogh

 

Vincent Van Gogh (1853-1890)


Squelette à la cigarette 

1886

Huile sur toile
Dim 32,5 x 24 cm

Conservé au Van Gogh Museum à Amsterdam

 

 

Peintre

L’année 1886 est l’année de l’arrivée de Van Gogh dans la capitale française au mois de mars où il retrouve son frère Théo, marchand d’art. Van Gogh s’inscrit aux Beaux-Arts. Très vite il se lasse de l’académisme enseigné. Il côtoie la richesse chromatique des œuvres impressionnistes. Par l’intermédiaire de son frère, il rencontre Georges Seurat et découvre le divisionnisme, Camille Pissarro et Paul Gauguin. L’impressionnisme marquera durablement sa peinture. Il s’intéresse aussi aux estampes japonaises. Grâce à elles, ses compositions ont davantage de liberté et d’aisance. Il s’essaie à la technique des aplats colorés et applique les théories des nouvelles lumières.
En 1887 il rencontre Toulouse-Lautrec qui l’initie aux profondeurs psychologiques du portrait.
Se peindre soi-même n’est pas anodin. Van Gogh a réalisé plus de 43 autoportraits.

 


Le tableau.

Cette toile de la période moderne appartient au style postimpressioniste.

Ce Squelette à la cigarette je l’interprète comme un autoportrait.

Comme Rembrandt et Goya, Vincent Van Gogh s’est fréquemment pris lui-même pour modèle. Comme les maîtres du passé, il s’observe dans le miroir sans complaisance.
Chez Van Gogh l’autoportrait n’est pas un simple exercice de style. Il s’agit d’une interrogation qui, souvent, débouche sur les vertiges de l’identité.
Les autoportraits de van Gogh expriment une intensité psychologique qui ne réside pas dans la ressemblance physique mais dans une surface animée et un mélange chromatique qui traduisent sa personnalité et son état d’esprit, plus que son apparence.
Cet autoportrait est une introspection qui oscille entre vision symbolique et psychologique de soi. Se peindre soi-même constitue une interrogation qui débouche sur les limites de l’identité.

La représentation peinte oblige à laisser tomber une vision purement objective de soi.
Le peintre écrit à sa sœur :
« Je recherche une ressemblance plus profonde que celle qu’obtient le photographe ».

Cadré en buste Van Gogh se représente dépouillé de tout.
Le squelette est mis en valeur par un fort clair-obscur qui ancre le crâne dans l’espace et renforce l’intensité fascinante des orbites.
La fumée de la cigarette allumée et serrée entre les dents anime la toile.

Il y a dans ce portrait une part de dérision et probablement une critique satirique des pratiques académiques conservatrices qu’apprennent les écoles d’art.

À quoi ressemble le peintre au milieu de ses autoportraits ?
À l’image : celle du cadavre ; celle que procure, comme l’écrit Van Gogh, la
« mélancolie active » de tout vrai peintre ; celle d’une image de la dérision.
C’est le Squelette à la cigarette.

Van Gogh nous montre l’aspect tourmenté de sa personnalité.
Van Gogh nous donne à voir une vision en quelque sorte de lui-même.
C’est le sens ultime de l’autoportrait en général, et chez Van Gogh plus précisément.

C’est non pas (se) représenter, mais tuer le cadavre, dépouiller la dépouille, faire surgir l’Autre sous le masque auquel « je » ressemble.
C’est assister à son propre dépouillement, à sa propre disparition d’abord.

Le réel a un rapport à la vérité, chez Van Gogh.
Van Gogh va au-devant…

L’œuvre pour Van Gogh est toujours infinie, non finie.
Ce crâne a un regard, un regard en coin qui observe le regardeur.

Van Gogh établit un contraste de forme : l’immobilité du squelette s’oppose aux courbes ondulantes de la fumée de la cigarette.
Le fond noir répercute ce qui se trame dans son esprit.

Van Gogh rend ainsi visible et palpable ce qui par définition ne peut l’être.

L’amalgame des os des côtes et des bras donne l’impression que le squelette tient ses deux mains serrées l’une dans l’autre, comme en prière.
Cette position du squelette dégage une grande énergie et s’oppose au calme apparent donné par la cigarette.

Van Gogh représente le sujet-vivant comme un reste effacé.
Le « Moi » s’efface et, selon la logique de l’autoportrait, se cadavérise.

Van Gogh vit dans l’urgence et cette urgence est la pulsion dans l’acte de création.
La création est un traumatisme ravivé.
C’est ce trou ravivé, cette plaie béante, qui rendent productif le fantasme pictural.
Le fantasme de délimiter, de cerner, de remplir le vide vient s’inscrire dans le cadre de la toile.
C’est le vide lui-même qui pourtant se dérobe qui peut rendre fou.
Poser les contours c’est aller vers « sa » folie.
C’est là le sens d’une mélancolie réussie, celle par qui la culpabilité du Moi, son « état de dépendance » vis-à-vis de l’objet font place à « l’objet élevé à la dignité de chose ».

L’œuvre est alors le poison de la vie, après avoir été d’abord celle de l’espoir.

L’œuvre est un rythme singulier, qui déborde le temps, qui dépasse le temps lui-même, le temps de l’espacement, de la durée.

43 + 1 autoportraits peints entre 1886 et 1889, une obsession, l’insaisissable « moment » où une toile, qui tente de figurer l’infigurable, renforce le sentiment de l’échec et relance la poursuite nécessaire des autoportraits.

Ce n’est plus la matérialité « abstraite ». C’est le moment du regard qui sait sur les « choses qui se taisent ». Un moment réel de jouissance qu’explique Van Gogh à Bernard :
« …nous autres toqués jouissons-nous tout de même de l’œil n’est-ce pas. Hélas la nature se paye sur la bête et nos corps sont méprisables et une lourde charge parfois. Mais depuis Giotto, souffreteux personnage, il en est ainsi. Ah ! et tout de même quelle jouissance de l’œil et quel rire que le rire édenté du vieux lion Rembrandt, la tête coiffée d’un linge, la palette à la main ! »

La création c’est survivre à son propre Moi.
La création est un délire, un acte fou.

Si van Gogh mit fin à ses jours, c’est qu’il désespérait d’un destin où il n’était que trop évident pour lui que le rêve d’un monde meilleur lui était retiré.

Van Gogh écrit à son frère Théo : « On dit et je le crois volontiers, qu’il est difficile de se connaître soi-même. Mais il n’est pas aisé non plus de se peindre soi-même. Les portraits peints par Rembrandt, c’est plus que la nature, ça tient de la révélation ».

L’idée d’un portrait biographiquement parlant, avec l’idée fausse de « tenir » un portrait psychologiquement vrai de van Gogh est illusoire.

 

Conclusion

Peu reconnu de son vivant, Vincent Van Gogh est aujourd’hui l’un des peintres les plus célèbres au monde. Prolifique, il produisit environ 900 tableaux et près de 1100 dessins et esquisses, au cours d’une carrière qui dura à peine une décennie avant sa mort due à une blessure par balle qu’il s’infligea lui-même.

Ses œuvres où l’expression émotionnelle prend le pas sur le naturalisme, influencèrent des générations d’artistes.

Toute la peinture de Van Gogh est marquée par l’expression de ses fragilités psychologiques et par cette capacité hors du commun de creuser au-delà du visible, conférant à sa manière de peindre une expressivité nouvelle dans l’art.

Chez Van Gogh l’expression prend le pas sur la représentation.

L’art est réel et le réel est cette vérité qui ne peut être contenue seulement dans les représentations (de temps ou d’espace) qui la bornent, la contiennent et l’accompagnent.

 

Source :
Article de la revue Persée de Jean-Louis Bonnat : Qu’est-ce qu’une Œuvre ? Création et « acte fou » chez Van Gogh –1990