Self portrait as a heel -1982 J.M. Basquiat


Jean-Michel Basquiat (1960-1988)

 

Self-portrait as a heel

1982

Acrylique et crayon gras sur toile

Dim 127 x 102 cm

Collection particulière

 

 

Le peintre

Jean-Michel Basquiat est né et a grandi à Brooklyn. Son père est haïtien et sa mère est d’origine portoricaine.
Ses parents ont encouragé son goût pour l’art.
A l’âge de six ans Basquiat est membre junior du musée de son quartier qu’il appelle « le Brooklyn ».
Il a débuté comme graffeur, musicien et acteur dans l’underground new-yorkais.
À dix-sept ans, sous le nom de SAMO (same old shit) il couvre de graffitis les murs de son quartier. Il exprime avec raffinement la perception de son environnement en écrivant des messages ingénieux et provoquants qui pointent du doigt les questions sociales et politiques de l’homme noir américain. Cette expérience a fortement marqué son développement artistique. Il est aussi musicien et monte un groupe qu’il appelle « Gray » où il joue de la clarinette et du synthétiseur. C’est à cette période qu’il rencontre de nombreux artistes de la scène newyorkaise.
Encouragé par Andy Warhol il se lance dans la peinture.
Il s’impose en l’espace de huit ans. Il travaille aux cotés de Keith Haring.
En 1982, Basquiat reçoit l’attention artistique que son travail mérite.
Sa carrière internationale est fulgurante, il devient une vedette.
Il a été le plus jeune participant de la Documenta 7 de Kassel et a exposé à la biennale de Venise.
Ses toiles mêlent culture pop et histoire de l’art.
Ce sont des sortes de bandes dessinées.
En février 1987, la mort de son ami Andy Warhol le bouleverse et le laisse, désemparé.
Il s’enferme dans la drogue jusqu’à en mourir un an plus tard emporté par une over dose à l’âge de vingt-sept ans.

 

Le tableau

En décembre 1982 Basquiat passe deux mois à Los Angeles avec les graffeurs Rammellzee et Toxic.

Il y réalise entre autres, Hollywood Africans et un portrait de lui-même :
Self-portrait as a heel.

Dans l’inscription ajoutée à côté de son visage, Basquiat utilise le terme « heel » littéralement « salaud » aussi insultant que « nigger ».

Dans les paroles de hip-hop, « heel » comme « nigger » ou « sambo » sont utilisés dans un sens positif pour désigner les Afro-Américains.

 

Composition

Le portait occupe la moitié du tableau, sur toute sa hauteur.

C’est un portrait en plan américain (qui représente un buste à mi-corps).

Le visage est de face, simplifié à l’extrême, il évoque un masque africain et attire toute notre attention.

Il a les yeux exorbités et les dents saillantes. Il est agrémenté de cheveux, tressés en dreadlocks, qui fusent comme des tentacules tout autour de la tête.

C’est un autoportrait en colère.

La composition inclut des mots, chiffres et symboles qui sont des éléments récurrents dans l’œuvre de Basquiat.
Ces signes occupent une place très importante sur cette toile, ils sont jetés sur la toile sans hiérarchie et suscitent une certaine confusion.

Ce portrait est peint à l’acrylique et au crayon gras sur un support de toile.

La palette de couleur est limitée, du noir, du rouge, du blanc, du jaune et quelques traits bleus.

Le blanc et le rouge sont utilisés en trait de contour, le jaune fait ressortir le noir. Le jaune est utilisé pour représenter le teeshirt qui porte des chiffres, comme un maillot.
Le noir domine la composition.
Le fond gris, une couleur neutre, barbouille la toile. Le gris valorise le portrait et éclaire les motifs qui parsèment la toile.
Le gris disparaît dans le coin inférieur gauche de la toile au profit d’une large tache de peinture rouge qui porte une inscription en blanc, c’est le titre du portrait.

 

Analyse

 I- L’autoportrait, une vieille histoire.

 Avant l’émergence d’une bourgeoisie à la Renaissance et à la période baroque, les artistes ne songent pas vraiment à explorer et fixer leur propre image dans une logique professionnelle, sociale et personnelle.

Lorenzo Ghiberti sculpte un autoportrait comme une signature parmi les bas-reliefs en bronze de la porte orientale du baptistère de Florence.
Albrecht Dürer, un des grands créateurs du genre, en use comme une affirmation d’une image de soi et comme une image publique. (Voir Autoportrait aux gants –1498 – Dürer a 26 ans lorsqu’il réalise cet autoportrait où il se représente en homme riche, sûr de lui et vêtu à la mode. Il se montre non pas comme un artisan mais, comme un aristocrate.)
Les autoportraits de Rembrandt sont célèbres pour leur profondeur psychologique. (Autoportrait à l’âge de 63 ans –1669 réalisé l’année de sa mort. Rembrandt fonce par couches progressives les différents éléments de la composition jusqu’à isoler son visage fortement illuminé et ses mains à peine suggérées.)
L’élan romantique au XIXe fait renaitre l’intérêt pour l’autoportrait, entretenu par les autoportraits de van Gogh et son exploration méthodique du moi.


II- Au XXe siècle, l’autoportrait est plus qu’un exercice de style. Il témoigne de la manière dont l’artiste a choisi de se révéler.

La psychanalyse, dans une myriade de styles artistiques, a contribué à l’omniprésence du portrait au XXe.

De l’expressionisme allemand (Le Prophète –1912 d’Emil Nolde) aux formes fragmentées du cubisme (Autoportrait –1907 Picasso – la structure du visage est simplifiée à l’extrême, stylisée jusqu’à ressembler à un masque.) aux détails minutieux du photoréalisme (Big Autoportrait –1967-68 de Chuck Close devant ce tableau au réalisme frappant on a le sentiment d’être devant une photographie alors que le peintre a réalisé une acrylique sur toile sans s’autoriser aucune liberté d’interprétation.)

Le portrait exprime une conscience anxieuse des bouleversements économiques politiques et sociaux qui ont secoués le siècle.

Cela paraît clairement chez Frida Kahlo (Autoportrait aux cheveux coupés -1940- ce portrait a été peint après son divorce douloureux d’avec le peintre Diego Rivera, elle porte un costume appartenant à son ex-mari et tient à la main la paire de ciseaux qui a coupé ses cheveux qui jonchent le sol.)
Et aussi dans la représentation du corps de la femme abîmé par le temps chez Alice Neel (Autoportrait –1980, cet autoportrait de la peintre âgée de 84 ans montre une technique expressive et un remarquable sens de la couleur.).
Et encore, impitoyablement objectif chez Lucian Freud (Peintre au travail, reflet -1993 il se représente nu à l’âge de 70 ans).

Le culte contemporain de la personnalité et l’explosion des technologies de l’information impliquent que le spectateur puisse approcher l’autoportrait avec un regard moins désintéressé, possiblement aiguisé par une connaissance de la vie personnelle de l’artiste que les siècles passés réservaient à ses proches.

Le spectateur devient alors, comme souvent dans l’art contemporain, partie intégrante de l’œuvre, où il ne scrute non plus seulement la vérité ou la fiction construite par l’artiste, mais aussi les traces de traumatismes ou de détails autrefois intimes.


III – Self-portrait as a heel
s’inscrit dans les autoportraits du XXe

Les artistes furent toujours fascinés par leur propre visage, celui d’un modèle totalement bénévole et toujours disponible.

La popularité de l’autoportrait depuis le début du siècle dernier reflète la primauté de l’individu qui s’affirme dans la société occidentale depuis la Renaissance et, plus directement, l’obsession contemporaine pour la conscience de soi.

Dans cet autoportrait expressif de Jean-Michel Basquiat, on retrouve les rites de l’artiste : Remplir la toile de motifs issus de son environnement immédiat.

Les influences, du graffiti, de son héritage haïtien et portoricain, de la culture latino-américaine et afro-américaine, de l’art aztèque, de l’art africain, de l’antiquité grecque et romaine, se retrouvent dans cet autoportrait comme elles se mêlent, se répondent et traversent toute son œuvre.

C’est un autoportrait à la fois manifeste et poétique.

Basquiat marie des éléments de sa propre vie et de son imagination fertile.
Au-delà de l’apparence, Basquiat montre ses sentiments et sa personnalité.

La stylisation primitive de cette figure toutes dents dehors, au nez épaté et aux dreadlocks en bataille, évoque l’image d’un chaman, d’un masque africain et d’un homme en colère.

L’artiste « explore ses fantômes » -selon son expression, en juxtaposant son portrait et un fond d’imageries de symboles, de motifs et de mots fragmentés.

Au-delà de la représentation son portrait est chargé de contenus et de références précises.
Son visage représenté comme un masque africain inscrit son autoportrait dans la tradition africaine.
Basquiat lui donne le sens d’une continuité culturelle de l’Afrique en Amérique et donc d’une identité afro-américaine propre.
Bien qu’il soit parvenu à trouver sa place dans le difficile et exclusif monde de l’art new-yorkais, Basquiat n’a jamais oublié ses origines africaines et se sentait identifié avec chacune des injustices raciales qu’il voyait, ainsi qu’avec les victoires des personnalités noires.

Son portrait mêle révolte, indignation, bonheur et désespoir.
Tout en appartenant à un des milieux les plus emblématiques, la ville de New-York lui est étrangère.

Basquiat fait cohabiter des symboles, des mots et son portrait pour montrer les côtés opposés d’une même réalité.

Il revisite les concepts de blanc et de noir, de sombre et de clair, pour remettre en question les conventions sur le bien et le mal.

 

Conclusion

Son œuvre composée de dessins et de peintures s’arrête brutalement.
En dix ans, mille toiles et deux mille dessins, Basquiat a bouleversé la peinture contemporaine.

Il absorbe tout, mixant l’apprentissage de la rue à un répertoire d’images, de héros, de symboles issus des cultures les plus diverses.

Francesco Pellizzi, ­anthropologue et historien de l’art,
Écrit dans le catalogue publié à l’occasion de l’exposition consacrée à Basquiat à la fondation Vuitton de Mars 2018 à janvier 2019 :
« Basquiat a ma­nifesté des ­dis­positions ahurissantes pour l’appropriation de “suggestions” et d’“influences”, proches ou lointaines, d’où qu’elles viennent, toujours avec le désir et la faculté “alchimiques”, dès le début, de transformer ces sources d’inspiration en un langage pictural qui fut le sien – à la fois en dépit et en raison du fait que ce langage prenait racine dans une pratique du graffiti qui était, qui est encore, à certains égards, collective. »

Comme de coutume, vous retrouverez demain dimanche, les tableaux cités dans ce commentaire.