Saint Joseph charpentier -entre 1632 et 1645 Georges de La Tour

 

Georges de La Tour (1593-1652)

 

Saint Joseph et Jésus dans l’atelier dit aussi Saint Joseph charpentier

Entre 1632 et 1645

Huile sur toile
Dim 137 x 102 cm

Conservé au Musée du Louvre

 

Le peintre

Georges de La Tour est une personnalité hors du commun.
Fils d’un boulanger de Vic, Georges de La Tour est né en Lorraine. En cette fin de XVIe siècle la Lorraine n’est pas encore la France, c’est un lieu de passage.
Vic est une petite ville mais, c’est une capitale avec sa vie intellectuelle et artistique.
Demeure à Vic un collectionneur passionné, le lieutenant général du baillage, Alphonse de Rambervilliers.
Georges de La Tour a trahi sa classe pour s’attacher à la classe dominante. Le souci de noblesse commande toute la vie de La Tour. Le peintre rêvait d’être anobli parce que lorsqu’on est anobli on ne paye pas d’impôts.
Il n’y arrivera pas. En revanche, son fils sera anobli.
Le peintre n’est pas homme à supporter les avanies. Ses manières rudes lui valent le respect et aussi mainte rancune. On se trompe en interprétant cet acharnement en termes de vanité ou de cupidité. La noblesse au XVIIe est l’aspiration de toutes personnes animées de grands sentiments. La tour avait un rayonnement qui imposait l’estime.
L’incendie de Lunéville où brula sans doute l’atelier de La Tour date de septembre 1638. Après la peste de 1636, après l’incendie de 1638, La Tour ne pouvait plus être tout à fait le même homme, ni tout à fait le même peintre.
Laissant sa femme surveiller ses intérêts, il part à Paris. Paris est une très grande capitale à l’époque. Il y a beaucoup d’artistes à Paris. Paris est un foyer international parce que c’est un lieu de passage et à coté de Paris il y a la seconde Rome, Fontainebleau. Les artistes vont à Fontainebleau.
Les conditions étaient réunies pour former un artiste comme La Tour.
La Tour obtient le titre de peintre ordinaire du roi et le privilège d’un logement au Louvre.

Pour tous les peintres lorrains de son époque, le séjour en Italie est une étape essentielle.
La Tour échappe-t-il à cette règle.
Le propre du génie est d’être imprévisible. De la fin de 1613 à octobre 1616, nulle trace de La Tour ne se retrouve en Lorraine. Et nulle trace de La Tour ne se retrouve en Italie. Dans Nancy ou d’autres lieux, La Tour pouvait apercevoir des tableaux caravagesques, en emprunter la manière et les motifs. Il fallait aller à Rome pour en pénétrer l’esprit. Le silence des archives romaines fait douter du séjour italien de La Tour.
Les thèmes de ses tableaux, notamment les tableaux du Louvre, Les joueurs de cartes –vers 1636 et Saint Joseph charpentier évoquent les créations romaines de ce temps et du courant caravagesque.

1620-1630, est une décennie prospère pour la Lorraine, une décennie heureuse pour La Tour qui confirme son statut social à Lunéville, établit sa renommée de peintre et développe librement les possibilités de son langage pictural.
C’est le temps où se diffuse la mode des grands retables peints.

Il faut attendre la fin du XIXe et l’exposition de 1934 organisée par les historiens d’art Charles Sterling et Paul Jamot pour redécouvrir une quinzaine d’œuvres de Georges de La Tour.

Sa singularité irréductible ne permet pas le doute sur l’attribution de ses tableaux.

 

Le tableau

On ne connaît pas la date de réalisation de ce tableau, on le situe entre 1632 et 1645.

Info Wikipédia :
« L’œuvre est découverte en 1938 par l’historien d’art britannique Percy Moore Turner et est authentifiée comme un original de La Tour en 1942. Elle est entrée dans les collections du Musée du Louvre en 1948. Une copie plus petite appartient au musée de beaux-arts de Besançon.

Commandé probablement pour le couvent des Carmes-déchaussées de Metz… Le tableau est localisé en Angleterre avec d’autres biens provenant du couvent. Il est découvert par Percy Moore Turner qui en fait l’acquisition en 1938. D’abord proposé à la National Gallery qui le refuse, le tableau est légué en 1948 au Louvre. »

Le tableau est peint sur une toile de lin.

 

Composition

C’est une scène nocturne. Une nuit intérieure.

La nuit, la lueur, le silence, l’atelier et les personnages composent ce tableau.

Georges de La Tour représente saint Joseph, le charpentier, penché sur son travail ; le Christ assis face à lui l’éclaire avec une bougie.

La scène est solidement construite à l’intérieur d’un espace étroit.

Le premier plan en présentant des outils de charpentier situe la scène.
Les personnages au second plan sont mis en valeur par les effets de lumière.
Les personnages sont comme figés.
Le Christ est assis face à son père qu’il regarde avec une grande attention. Il occupe la droite de la composition.
À gauche de la composition, occupant tout l’espace, Joseph est debout, penché sur son travail, il perce un trou dans une pièce de bois à l’aide d’une tarière. Cette poutre apparait dans un rayon de lumière soigneusement détachée dans son âpreté de bois. Joseph maintient la poutre avec son pied gauche, chaussé d’une socque.
Sa chemise aux manches retroussés montre des bras massifs, il porte un tablier qui descend jusqu’aux genoux, dévoilant une jambe solide.
La Tour modèle fortement ses volumes.
Sa présence, sa stature, son attention à son travail,  le présente comme un maître.
Il y a chez ce personnage un mélange de détermination et de douceur.

La lumière irradie de l’intérieur, elle émane d’une bougie, protégée par la main de l’enfant qui se teinte de rouge.
Des reflets de lumière éclairent le corps et la tête de Joseph. La lumière fait frisoter sa barbe et marque les rides de son front.
Le visage de l’enfant est tout entier illuminé, les doigts de sa main gauche sont vus en transparence.
La Tour peint l’opalescence de la lumière.

La tour peint la pénétration de la lumière dans les personnages et les objets.
La lumière anime les ombres mouvantes.
Ce qui intéresse La Tour ce sont les volumes dans la lumière.

La lumière abolit la couleur.
La couleur est voulue dans une gamme chromatique réduite.
Les habituels éclats rouges dans l’épaisseur de l’ombre sont tamisés par des bruns.

La sensibilité et la qualité de la facture exceptionnelle, ainsi que la tonalité rouge-sombre sont servis par le choix et la force de la touche.
La barbe, les rides sont posées avec un pinceau très fin qui superpose aux couleurs posées par la brosse un véritable graphisme de virtuose. Le trait est souple, expressif.

La Tour sait dessiner.
La facture très soignée met les objets en valeur, La Tour s’est appliqué.
La poutre à demi dégrossie vue sur la tranche, les copeaux, les outils forment, avec les deux socques, une nature morte.
Si le dessin est volontairement sec, il redevient souple et plein de délicatesse dans les détails.

Le réalisme accusé jusqu’au rendu de la matière s’accompagne d’un dépouillement qui stylise les mèches de cheveux de l’Enfant.

 


Analyse

On ne sait si Georges de La Tour fit le voyage jusqu’à Rome, où s’il absorba l’influence caravagesque par l’intermédiaire de disciples néerlandais et français. Caravage est présent en Lorraine dès 1608 avec L’annonciation.
S’il est séduit par l’emphase des clairs-obscurs, par les décors épurés et par les groupes réduits de personnages, Georges de La Tour évolue vers un style profondément original.

Ses peintures religieuses traduisent la gravité des sujets par l’immobilité plutôt que l’action dramatisée. 

I-   Dans ce tableau la source de lumière artificielle amplifie le caractère poignant de la scène.

Georges de La Tour crée une ambiance intime et méditative en illuminant un seul personnage.

La Tour affectionne les effets tranchés de clair-obscur.

La lumière qui émane de la bougie génère une grande émotion.

La lumière instaure un dialogue entre le fils et le père et tient le regardeur à distance.

La Tour propose au regardeur le bonheur sobre de la méditation devant l’essentiel.

C’est une méditation nocturne qui transcende tout réalisme.
Avec cette lumière nocturne le tableau dégage une grande poésie.

C’est le raffinement d’un style extrêmement personnel avec l’admirable simplification du sujet et un réalisme très poussé.

 

II-   La Tour est-il un peintre caravagesque.

Le clair-obscur de Caravage ne se confond pas avec l’emploi des lumières artificielles.
La Tour a cheminé d’un caravagisme clair et coloré jusqu’aux scènes nocturnes.
À chaque tableau de jour ou de nuit, le peintre rééquilibre les couleurs et le dessein pour atteindre la perfection.
Son style est toujours sobre et épuré.
C’est en cela qu’il est génial.

Saint Joseph charpentier retient l’œil, La Tour compose un poème, un poème qui a quelque chose de calme, de la grandeur, un mélange de vérité et de noblesse qui n’appartiennent qu’à lui.

Jean-Pierre Cuzin ne voit « à proprement parler rien de caravagesque dans les premiers tableaux connus de La Tour » et considère que « ce fut seulement sur la fin de sa carrière, et non auparavant, que La Tour « rencontra » le Caravage ».

Il suffit de voir comment La Tour dans ses sujets religieux, exclut auréoles, ailes, nuages, lévitations et toute suavité abstraites, pour s’assurer que cette révolution caravagesque l’a touché et marqué, dès le début de sa carrière.

La Tour n’est pas le représentant du caravagisme romain.
Où trouver à Rome une psychologie si tranquillement analysée.

Caravage peint l’obscurité, La Tour peint la nuit.

André Malraux -1951 : « Aucun peintre, pas même Rembrandt ne suggère ce vaste et mystérieux silence. La Tour est le seul interprète de la part sereine des ténèbres… Il invente les formes humaines qui s’accordent à ses nuits. »

La volonté de saisir le personnage dans ce qu’il a de plus particulier conduit La Tour à conserver une lumière fine qui enveloppe les formes sans les détruire et rend aux matières toute leur qualité tactile : soit le contraire de Caravage.
Loin d’annuler le détail dans de forts contrastes lumineux, la lumière de La Tour reprend pour les cheveux, les barbes et les rides le pinceau jadis cher à Dürer.

Il est manifeste que La Tour n’a pas retenu du caravagisme romain, cette puissance tragique de la passion qui fascine un Valentin ou un Tournier et envahit la vie intérieure de leurs personnages.

La Tour garde de la distance avec ses modèles.
Des choses et des êtres, c’est l’apparence de l’homme, du visage aux vêtements qui l’intéresse, dans la mesure où cette apparence est le seul moyen d’atteindre à une psychologie.
Il étudie le jeu des rides, car de la précision de ces détails naît la présence.
Cette conception de la peinture ne peut procéder que d’un parti spirituel.
Cette avidité devant le réel s’accompagne chez La Tour d’une gravité qui relève de la méditation plus que du simple plaisir de peindre.

L’univers de La Tour est aussi dépouillé que possible.

Il est réduit à une ébauche de création, non par une pénombre qui cache les choses comme chez Caravage, mais par une lumière qui les isole, qui les exclut.

La franchise du réalisme et le souci de faire tourner les volumes définissent un moment du style de La Tour.


III-   Ce tableau est une méditation sur l’homme et son destin.

La Tour n’introduit aucune auréole, aucun élément d’identification ; au plus si les poutres que travaille le charpentier, assemblées perpendiculairement, suggèrent l’idée de la croix.

Le trait de génie de La Tour est d’avoir traduit la nature toute matérielle du vieillard, géant chauve et courbé sur sa tâche, incapable de percevoir le mystère de la Croix qu’il est en train de préfigurer, et de lui avoir opposé la simplicité spirituelle de l’Enfant au visage baigné de lumière, aux mains transparentes.
C’est l’enfant qui reçoit la lumière de la bougie, il est tout en lumière.

C’est le sens métaphorique de la lumière qui fascine le regardeur, cette grandeur triste.

Les éclairages artificiels permettent à La Tour de considérer les concepts de lumière et d’ombre sous leurs aspects symboliques.
L’enfant rayonne d’un éclat divin.
C’est la mystique de la lumière.

La Tour peint des personnages du monde réel qui vivent dans une métaphore spirituelle.
Le peintre actualise les écritures en faisant abstraction des nécessités iconographiques.

De l’image dévote on glisse vers l’évocation plus grave de la condition humaine.

Ce tableau marque avec moins de sensibilité poétique que les Madeleine, mais avec plus de force et de richesse, un premier sommet dans la réussite de « nuits ».

 

Conclusion

Georges de La Tour a peint pendant une grande partie de sa carrière des tableaux diurnes et nocturnes.

Ce sont ses nuits qui ont fait la célébrité et la singularité de Georges de La Tour.

Il a fallu attendre 1972 pour qu’une exposition monographique, à l’Orangerie des Tuileries à Paris, réunisse l’ensemble quasi complet des toiles conservées permettant d’appréhender pleinement le génie du peintre.

Il n’y a pas quatre-vingt-dix ans ans que de La Tour existe vraiment, qu’il est présent dans les livres, dans les consciences, qu’il appartient à la cohorte privilégiée des grands maîtres.

Après plus de deux siècles d’oubli, c’est aux historiens de l’art que Georges de La Tour doit sa résurrection.

Venant après l’exposition présentée aux États-Unis, l’exposition du Grand Palais de 1997 m’a subjuguée.
Un choc artistique, totalement fascinée, émerveillée, à ce jour en 2023, ma sidération ressentie devant les nuits de Georges de La Tour résonne encore.

Extrait de Georges de La Tour de Jacques Thuillier :
« On fait trop facilement des « nuits » une forme d’art caravagesque. Il faut une fois de plus rappeler que Caravage, à partir d’un certain moment, affectionne les effets tranchés de clair-obscur : mais il n’a jamais peint de « nuit » proprement dite, et l’on chercherait en vain dans son œuvre une scène à la chandelle. Au plus trouve-t-on une torche allumée dans les Sept Œuvres de miséricorde. En réalité, les « nuits » sont aussi vieilles que la peinture occidentale, et au XVe siècle le « Maître de Cœur d’amour épris » savait déjà en tirer un inégalable chef-d’œuvre comme la Remise du Cœur. Au XVIe siècle, de la très fameuse Nuit du Corrège Adoration de bergers -1528-30 aux divers nocturnes des Bassans, tout une tradition s’est développée, et le maniérisme tardif a retrouvé avec délice une tradition qui lui permettait de développer sa virtuosité et de piquer l’attention par des effets inédits et des coloris recherchés. Les peintres du Nord s’y sont particulièrement complu : ainsi Abraham Blomaert avec L’adoration des bergers –1604, conservé à Göttingen, ou Wtewael avec celle que possède le Kunsthistorisches Museum de Vienne datée de de 1607. La gravure même a multiplié ces compositions, qui pouvaient paraître bien mal adaptées à ses ressources propres. Rappelons seulement que le grand Goltzius a esquissé sur cuivre une Adoration des bergers en nuit, dont on nous dit qu’elle fut abandonnée à cause de sa mort en 1617 et publiée, réduite à quatre personnages autour d’une chandelle, par son élève Jacob Matham, qui respectueusement se refusa à l’achever : or c’est un chef-d’œuvre, et La Tour put fort bien connaître cette estampe. »

Sources : le catalogue d’exposition-1997 au Grand Palais et Georges de La Tour de Jacques Thuillier