Place d’Italie – 1961 Giorgio De Chirico

Giorgio De Chirico (1888-1978)

 

Place d’Italie

1961

Huile sur toile

Dim 40,3 x 50,2 cm

Conservé dans la collection de Derek Power à Londres

 

Le peintre

Chirico est né à Vólos, port grec de la Thessalie, de parents italiens.
En 1900, il suit des cours de dessin et de peinture à l’académie des beaux-arts d’Athènes tout en fréquentant l’Institut Polytechnique de la ville.
En 1905, il quitte la Grèce pour Milan puis Munich où il fréquente l’Académie des Beaux-arts. Il rencontre les peintres symbolistes Arnold Böcklin et Max Klinger qui influenceront sa peinture.
Il découvre les œuvres de Nietzsche et de Schopenhauer.
En 1910, il est à Florence.
La Renaissance italienne et l’art grec compteront dans sa peinture.
En 1911, il s’installe à Paris, la capitale des Arts où il intègre le cercle d’Apollinaire.
Il découvre les paysages de la modernité, les gares, les cheminées, les enseignes.
Sa rencontre avec Apollinaire lui permet d’accéder à l’avant-garde formée autour du poète. C’est Apollinaire qui lui présente le marchand d’art, Paul Guillaume.
Des liens amicaux se nouent entre les artistes étrangers, Apollinaire (né à Rome d’un père polonais), De Chirico (italien), Picasso (espagnol), Chagall (russe).
Ils fréquentent tous la bohème artistique de Montparnasse.
De cette émulation nait un nouveau mouvement, le surréalisme.
En 1918, il s’installe à Rome où il participe à la fondation de Valori Plastici, une revue qui s’oriente rapidement vers la défense de l’art italien du Quattrocento.
En 1919, sans renier sa peinture « métaphysique », il prône un retour à la tradition. Chirico reproduit les maîtres de la Renaissance italienne et reprend ses premiers tableaux avec une lumière et dans un format, différents.
De Chirico désavoue sa production passée au moment où elle est reçue comme une révélation par les surréalistes.
Ce retour au classique, à l’Antique, décontenance les surréalistes qui le rejettent.
En 1922, une grande exposition personnelle lui est consacrée à Paris, préfacé par André Breton.
Il meurt à Rome à 90 ans.

Chirico est l’un des maîtres qui a révolutionné l’art moderne en proposant de nouveaux codes visuels.

 

 Le tableau

Ce tableau appartient à la série des Places d’Italie, qui compte une centaine de toiles.

Cette série fera la réputation du peintre.

Une place d’Italie à l’aspect théâtral.

 Le tableau représente un paysage urbain, une place d’Italie presque déserte.
Deux personnages nanifiés, une sculpture, un monument, un bloc de pierre deux bâtiments à arcades, un train et une montagne agrémentent la toile.

 

Composition

Le tableau représente une place encadrée par une architecture moderne, symétrique, avec des arcades romaines sur les deux bâtiments à gauche et à droite de la composition.

Le bâtiment de droite est le contre-point plastique du bâtiment de gauche.

Collé contre le bord inférieur de la toile à droite de la composition un bloc de pierre, barre la route au regardant. On n’entre pas dans la toile.

Au second plan au centre de la toile trône la statue d’Ariane dans une position allongée et un éclairage cru de fin d’après-midi.

Dans l’axe du tableau, et au troisième plan se dresse le môle d’Antonelli.
Ce célèbre monument se trouve à Turin, il culmine à 167 mètres.

Sur la ligne d’horizon passe un train à vapeur.
Dans le fond de la toile se dresse une montagne baignée dans la lumière du soleil couchant. Un ciel, une bande verte traverse le fond du tableau.

La composition est traversée par de grandes ombres très accentuées.

Les couleurs sont foncées et ocres en accord avec le coucher du soleil.
Le vert du ciel accentue la lumière crue.

C’est une composition raide
La fixité plastique est évidente. L’image est statique.
La prédilection pour l’architecture, les arcades romaines traduisent l’obsession de géomètre de De Chirico pour le mesurable.

Le peintre évoque une cité idéale de la Renaissance, une architecture vide de toute présence.

De Chirico représente une place d’Italie, toutes les places d’Italie reposent sur un même principe de tension visuelle et plastique.

Les différents éléments d’architecture dispersés sur la toile ont un relief et se détachent du fond.

De Chirico agrandit sa composition au moyen de grandes lignes de fuites d’arcades, de façades et de clairs-obscurs.

Le visible n’obéit pas à la logique, la vapeur de la locomotive ne correspond pas au sens du vent indiqué par les fanions flottant au sommet du môle.
L’échelle n’est pas respectée entre le môle et les bâtiments.
La perspective est accélérée.
Les plans sont inclinés.
Les personnages nanifiés sont fantomatiques.

Cette série de décalages déstabilisent le regard.

Une place, un lieu désertique, dans lequel le regardant n’est pas invité à entrer.

Malgré la précision nette de cette architecture, la toile dégage un sentiment de décor théâtral.

 

Analyse

 

I-   La peinture métaphysique

A/  Mannequins, intérieurs déconcertants et places peuplées de sculptures antiques ou de personnages nanifiés sont les marques de fabrique de la peinture métaphysique.

Ce style éphémère fut développé par Giorgio De Chirico dès 1912 mais ne fut désigné ainsi qu’en 1917.

Le choix de De Chirico est le choix de ses racines. La fusion de l’antiquité grecque et de la Renaissance italienne explique son expérimentation du style métaphysique tôt dans sa carrière, avant la guerre de 14.

Les œuvres métaphysiques peuvent se comprendre comme une réaction aux horreurs de la guerre : une nécessité de congédier les distorsions chaotiques des formes rencontrées chez les futuristes et les cubistes, qui tourne nôtre regard sur la façon dont certains artistes répondirent au « rappel à l’ordre » en France, ou à l’expressionisme en Allemagne en inventant la Nouvelle Objectivité.

De Chirico est né en Grèce de parents italiens, et la fusion de l’Antiquité grecque et de la Renaissance italienne était son choix en accord avec ses racines. Ce qui explique qu’il expérimente le style métaphysique dès la période avant-guerre ; il ne fit jamais partie du mouvement du futurisme.

Pour De Chirico, la peinture métaphysique apporte aux grands maîtres d’autrefois des accents de fraîcheur et de surprise.

Le terme « métaphysique » évoque l’idée d’un regard porté au-delà de la réalité visible et tangible, vers quelque chose de spirituel ou d’inexplicable.

De Chirico rechercha une iconographie libérée du spécifique pour atteindre le transcendantal, le rêve et le fantasme.
C’est ainsi que le mannequin sans visage apparaît dans nombre de ses compositions.
C’est aussi une tentative de traduire la sensation et l’aspect mystique des textes de Nietzsche dans ses tableaux.

De Chirico : « j’ai appelé cette peinture « métaphysique » d’après l’étymologie du mot, « au-delà des choses physiques », car je pensais que ce que je voulais exprimer allait au-delà de ce que l’on voit, au-delà des choses tangibles, de ce qui tombe directement sous les sens. »

La peinture de Chirico s’oppose à tout le reste et établit les bases d’un style nouveau.

C’est cette période métaphysique, les années 1912 à 1917, qui a fait la réputation du peintre.

De Chirico défend le classicisme inspiré par la grande peinture italienne.
Quand il se retrouve dans l’orbite du mouvement Novecento des années 1920, il participe à la volonté de renaissance de l’identité italienne et de l’art national.
Et quand son répertoire d’images architecturales inspire directement les constructions mussoliniennes, il participe, ne serait-ce qu’indirectement, à un régime autoritaire. Le nationalisme italien suggéré par l’usage harmonieux des formes et le retour aux racines italiennes, explique l’intérêt de Mussolini pour la peinture métaphysique. Tout comme l’école française et Christian Schad furent préférés par les nazis au détriment de l’école de Paris ou des tenants de « l’art dégénéré ».

B/  Place d’Italie peint en 1961 appartient à la troisième période du peintre, sa période néo-métaphysique.

Turin est la ville fétiche de De Chirico, celle où le peintre va découvrir son style. Turin la ville des rêveries nietzschéennes, celle ou le philosophe allemand sombrera dans la folie en 1888. Entre Turin et Naxos, entre l’Italie et la Grèce, à la fois émergeant de la mémoire du peintre et de ses rêves, une place italienne, un espace reconstruit, tour à tour insaisissable et éternel.

À la fois dans le réel -allégorie du passé glorieux de l’Italie avec l’héritage de son architecture- et le réfutant -méditation sur le mystère de notre existence.
Le tableau fonctionne, l’ici et l’ailleurs.

L’univers de De Chirico condense le potentiel poétique du son monde immobile.

Cette place déserte défie la logique

De Chirico déclare : « Il ne faut jamais oublier qu’un tableau doit toujours être le reflet d’une sensation profonde et que profond veut dire étrange et qu’étrange veut dire peu commun ou tout à fait inconnu »

Le môle d’Antonelli est un double hommage à Turin.
C’est dans cette ville que De Chirico prend conscience de l’impact de l’architecture sur ses sens, ordre et linéarité.
Turin offre le refuge de la géométrie parfaite et de l’atmosphère radieuse.
Et puis il y a la lumière de la ville.
Son ciel clair, ses heures lentes guidées par une force mystérieuse.

La sculpture d’Ariane incarne, pour le peintre grec et grand amateur de Nietzsche, le principe féminin de l’art. La place déserte et la statue d’Ariane sont des images récurrentes dans l’œuvre de Giorgio De Chirico.

Dans cette toile la position centrale de la statue remplace la figure vue de dos des peintres romantiques. Ariane ne fuit pas son destin, elle y consent.

À mi-chemin entre l’ombre et la lumière, entre le connu et l’inconnu, le savoir et le pressentir, il y a la figure mélancolique et pensive d’Ariane.

C’est autour d’Ariane que sont distribués les éléments de la composition. Ariane articule la toile.

Ariane est la princesse qui dans la mythologie permit à Thésée d’échapper au Minotaure. Thésée offrit la tête du monstre en sacrifice à Apollon avant d’abandonner Ariane sur l’île de Naxos, où elle fut sauvée par le dieu du vin, Dionysos.
De Chirico connaissait la réinterprétation de ce mythe que Nietzsche exposa dans La Naissance de la tragédie-1872 : Dionysos y incarne l’instinct, le chaos et la passion, tandis qu’Apollon représente la structure et la forme, symbolisées par la sculpture et la logique rationnelle.

Cette Ariane étendue semble avoir été abandonnée par la logique et attend d’être secourue.

Les hommes qui se serrent la main, le train qui arrive ou part au loin, les longues ombres du soir projetées par les édifices à l’architecture équilibrée classique et peinte avec précision génèrent une atmosphère théâtrale et irréelle.

Dans l’univers du peintre, comme dans celui de Nietzsche, Ariane est la force du destin qui s’accomplit, avec tout son poids d’ombre et d’égarements.

La mélancolie de De Chirico est due à sa conscience que le retour aux origines mythiques est contrarié par une projection dans l’avenir.

Sur cette place le silence est oppressant.

L’omniprésence de l’architecture démultipliée par le découpage des ombres met en scène le temps qui s’est arrêté.
L’ œil  du regardant s’accroche à la lumière crue de la place.
C’est l’instant de la perception extrême de notre présence au monde.
L’architecture y découpe l’éternité en instants isolés, l’éternité par intermittence.
Tout est signe et mystère.

Place d’Italie, cinq heures du soir.
Le tableau associe les fantasmes antiques à un présent inquiétant
.

La nostalgie et la mélancolie qui émanent de cette toile résument le rêve irréalisable de De Chirico. Le temps est figé.
Le tableau est une illusion.

Cette toile est sa réponse à une Italie secouée par la modernité.

 II-   Les surréalistes admirèrent De Chirico pour ce questionnement sur la nature de la réalité et pour la dimension onirique de ses paysages.

La juxtaposition énigmatique des techniques picturales de la Renaissance et l’iconographie classique de ses peintures métaphysiques produisirent un art si original qu’il inspira les surréalistes.

Les surréalistes furent séduits par ses automates humains, ses mannequins articulés et ses hommes à prothèses, inspirés par les modèles des couturières.
Le Vaticinateur-1914-15, Le Troubadour -1917 Géométrisés et décomposés, ces tableaux sont à la fois des figures et des assemblages L’Ange juif-1916

De Chirico a inspiré les surréalistes fascinés par l’originalité et la modernité des tableaux de sa période métaphysique.

André Breton qui découvre sa peinture en 1916 lui trouve des qualités surréalistes.
En 1922, André Breton déclare lors d’une rétrospective organisée à Paris, qu’il était le « peintre le plus étonnant de son temps…un jalon de la modernité ».
Quatre ans plus tard en 1926, il déclarait avec mépris « Chirico en continuant de peindre, n’a fait depuis dix ans que mésuser d’un pouvoir surnaturel. Cette escroquerie au miracle n’a que trop duré ».

La rupture entre les surréalistes et De Chirico est publique.

À partir des années 1920, De Chirico s’intéresse à un retour à l’ancien, voyant dans le patrimoine classique un sommet de l’art occidental.
Dans une interview en 1964, De Chirico déclare aimer autant les deux parties de son œuvre, ajoutant que « de toute façon ses contemporains ne comprennent rien et n’aiment pas l’art moderne ».

 

Conclusion

De Chirico est un peintre poète. Il représente des mondes qui ouvrent les portes de notre imaginaire.

Dans ses tableaux rien ne semble  être littéral, rien ne semble faire sens, tout  paraît pourtant logique. Sa peinture est à la fois figurative et privée de sens littéral, elle offre la possibilité de multiples narrations et n’en retient aucune.

On parle de ses toiles comme de décors de théâtre, quelque chose se joue dans ses toiles, qui ouvre dans notre imaginaire un monde à part.

De Chirico : « La grande peinture, c’est une peinture bien faite. Seulement, à propos de « bien faite », il est difficile de s’exprimer, c’est une question de qualité, on peut la comparer à une étoffe. Entre la peinture moderne et la peinture de maître, il y a la même différence qu’entre une étoffe de pure laine et une étoffe faite avec du papier ».

Une œuvre magistrale.