Pierrot et Arlequin – 1924 André Derain

André Derain (1880-1954)

 

Pierrot et Arlequin

Vers 1924

Huile sur toile

Dim 175 x 175 cm

 

Conservé au musée de l’Orangerie à Paris

 

Le peintre

André Derain commence à peindre à l’âge de quinze ans. Il fréquente l’Académie Camillo où il rencontre Henri Matisse, Jean Puy, Albert Marquet et Georges Rouault.
En 1900, il loue avec Vlaminck un atelier sur l’île de Chatou, sur la Seine.
En 1901 il effectue son service militaire qui durera trois ans durant lesquels il lit beaucoup, Zola, Balzac, Shakespeare, Nietzsche…
En 1904, à la fin du service il s’inscrit à l’Académie Julian et rencontre Guillaume Apollinaire.
En 1905, conseillé par Matisse il expose au salon des Indépendants. En juillet il rejoint Matisse à Collioure. Il peint sur le motif des paysages et des portraits. Au salon d’automne, il présente 9 tableaux. Ce sont les premières toiles du fauvisme.
En 1906, il effectue son premier voyage à Londres.
À son retour il rencontre Braque et Picasso. Il fréquente le Bateau-Lavoir. C’est le moment où il revient à de grandes compositions décoratives comme sa Route tournante à l’Estaque –1906
Avec Vlaminck il entreprend une collection d’art africain et d’objets éclectiques d’art populaire, Vierge en bois, instruments de musique.
Entre 1909 et 1912 il expose au salon des Indépendants à Paris, à Cologne, Amsterdam, Berlin et New-York.
En 1910, il participe avec Braque et Picasso à la première phase de l’invention du cubisme dite cezano-cubiste, il peint Maison au bord de l’eau -1910.
Dès 1911, il revient à une facture plus traditionnelle.
Mobilisé en 1914, il peint très peu pendant la guerre.
En 1916, la galerie Paul Guillaume montre la première exposition particulière de Derain organisée par Apollinaire et sa femme Alice.
En 1919, à son retour, il est sollicité à Londres pour réaliser des décors de ballets. Il réalisera de nombreux décors pour le théâtre.
En 1921, il voyage en Italie et renoue avec l’art antique et Raphaël.`
En 1922 il met fin à sa relation avec Vlaminck.
En 1923 il expose à New-York et Paul Guillaume devient son marchand attitré jusqu’à sa mort en 1934.
En 1928, il reçoit le prix Carnegie pour le tableau La chasse
En 1930, Derain se sépare des sculptures africaines pour acquérir des bronzes de l’Antiquité et de la Renaissance, de Chine et du Proche-Orient.
En 1935, il vend toutes ses propriétés pour s’installer à la Roseraie de Chambourcy et abandonne progressivement la vie parisienne.
Durand toutes ses années il continue d’exposer en France et à New-York.
De 1947-1954 il conçoit de multiples décors et costumes pour le théâtre et l’opéra. Il participe à des expositions consacrées au fauvisme.
Après 1945, le peintre est décrié, par suite d’un voyage officiel en Allemagne nazie. Il accepte cette invitation d’artistes français en échange de la promesse de libération de prisonniers français et de récupération de sa maison de Chambourcy.
Sa santé décline. Derain est renversé par une voiture en juillet 1954, il meurt en septembre 1954.
De décembre 1954 à janvier 1955, le musée national d’Art moderne, sous la houlette de sa femme Alice,  lui consacre une importante rétrospective -179 œuvres sont exposées.

 

Le tableau

Ce tableau est une commande de Paul Guillaume.
Le Pierrot est un portrait de Paul Guillaume.

Derain prépara cette toile par de nombreux dessins préparatoires.

La toile fut publiée plusieurs fois du vivant du commanditaire.
Derain évoque ce tableau à l’arrière-plan du portrait de Domenica Guillaume qu’il réalisa en 1928-29, également conservé au musée de l’Orangerie.

En 1959 Mme jean Walter achète le tableau.
Le tableau passe au Louvre puis au musée de l’Orangerie.

 

Composition

C’est une composition stricte, nette et carrée.

Deux plans l’articulent.

Le premier plan est une planche -comme une scène, délimitée par une diagonale montante de la gauche de la toile à la droite de la toile. Cette diagonale a pour effet de surélever la planche, projetant les personnages vers l’avant.
Sur la partie gauche de la toile la diagonale est doublée par un morceau d’étoffe noir, peut-être un bout de rideau de scène à moins que ce ne soit le sommet d’une montagne…

Au-delà de la planche, le fond du tableau, un grand nuage blanc surmonté d’un ciel très bleu. Ce second plan évoque un décor de scène.
La grande tache blanche du nuage très lumineuse, collée à la planche et qui remonte sur le fond de la toile, crée une impression de vide, comme si la planche était au-dessus d’un nuage.

Deux natures mortes dans les coins inferieurs droit et gauche de la toile, au premier plan, cadrent la composition et nous ramènent sur terre.
À droite, les formes stylisées du violon, du pichet et du linge ; à gauche, un massif de plantes vertes élance ses feuilles. Ces natures mortes évoquent les maîtres du Quattrocento.

Les deux personnages de théâtre, de la Commedia dell’arte italienne, Arlequin dans son costume à losanges colorés, coiffé d’un bicorne et Pierrot dans son habit blanc à collerette, la tête recouverte d’une calotte noire sont représentés en pied ou, plus exactement, en équilibre sur un pied et jouant chacun d’un instrument de musique à corde sans corde. Leurs visages sont graves et pensifs.

La couleur participe à la narration du tableau.
Derain joue sur les contrastes.

La lumière entre par la gauche de la toile comme  l’indiquent  les ombres.

Les ombres au sol sont noires, épaisses, les diagonales qu’elles dessinent renforcent l’impression de déséquilibre.

 

Analyse

Le thème des saltimbanques était en vogue depuis le XVIe.
Au XIXe, Paul Cezanne, Auguste Renoir et Pablo Picasso s’en sont emparé.

I-   L’œuvre de Derain est originale dans les attitudes qu’il choisit pour représenter ses saltimbanques.

La toile dégage une certaine mélancolie.

Arlequin et Pierrot, un genou levé, jouent tous deux de la guitare.
Ils sont figurés sur un fond neutre, dans une danse sans fin, tels des pantins.
Leur regard ne se rencontre pas et l’expression de leur visage est grave.
Cette scène de facture soignée est empreinte de mélancolie et de nostalgie.
Un grand ciel forme l’arrière-plan théâtral de cette représentation tragiquement silencieuse de deux saltimbanques : leurs instruments n’ont pas de cordes.
Arlequin et Pierrot  semblent égarés dans un ciel lumineux.

Le violon sans cordes et la cruche au premier plan renvoient à une autre tradition, celle de la nature morte.

Les couleurs éteintes et la facture dense sont loin des toiles rougeoyantes de la période fauve de Derain.

II-  Avec ses tableaux peints entre les deux guerres Derain fait une incursion dans ce que les historiens ont appelé le retour au classicisme.

Après le choc de la Première Guerre mondiale, Derain qui a fait partie des artistes auparavant précurseurs de l’avant-garde, rejette la violence et la confusion en faveur d’un esprit classique de règles et d’harmonie.
Pour Derain, ce retour au classicisme de l’entre-deux guerres, est loin de ses audaces fauves des années 1904-1914.
Alors que ses amis évoluent vers le cubisme géométrique et l’abstraction, Derain se tourne vers le réalisme, les portraits néo-classiques, la maîtrise du dessin.

Derain s’inspire des traditions de la Renaissance.

Cette période de son œuvre dite gothique ou byzantine, d’une grande originalité, a fortement influencé la peinture métaphysique italienne d’après-guerre (De Chirico, Sironi…) et la peinture allemande de la Nouvelle Objectivité.

L’expression utilisée pour décrire cette nouvelle tendance a pour origine un recueil d’essais intitulé Rappel à l’ordre -1926 de l’artiste Jean Cocteau.

Ces artistes constituèrent un pendant à la Nouvelle Objectivité. Certains artistes choisirent une version avec des lignes nettes et une surface lissée, tandis que d’autres revinrent à des formes plus modelées évoquant les sculptures de l’ère classique. Pour Picasso cela correspond à sa période bleue. Les personnages de la commedia dell’arte devinrent une référence pour les peintres qui s’efforcèrent d’évoquer le passé dont André Derain et Fernand Léger.

Certains critiques parlèrent d’une « école nationale française » incarnée par des artistes tels que Derain ou le sculpteur Aristide Maillol.

Son style pictural apparemment conservateur valut à Derain d’être invité à séjourner en Allemagne nazie en 1941. Il participe à un voyage officiel qui le discrédite. Considéré comme un collaborateur sa célébrité est ternie.
Toutefois il convient de préciser comme en témoignent ses œuvres empreintes de classicisme, que ses toiles n’avaient aucune référence politique.

Les tableaux de Derain de cette période furent très appréciés par les futurs poètes surréalistes :
André Breton, Aragon, Desnos, pour leur aspect énigmatique et troublant.

 

Conclusion

La peinture de Derain est une constellation d’influences.
Au grès de ses rencontres, il a appartenu aux grands groupes d’avant-garde du XXe. Il est l’inventeur du fauvisme avec Matisse, il participe à la naissance du cubisme avec Picasso. Il s’inspire des arts africain et océanien.

Ses toiles ont été influencées par van Gogh, Gauguin, Matisse les italiens, Poussin…

Derain commente :
« pour ce qui est de ma peinture, j’y pense, mais j’y pense trop »

Gertrude Stein dans les années 1930 dit de Derain
« Derain est un de ces esprits perpétuellement curieux et qui ne savent pas tirer parti de leurs inventions ».

Derain est un éternel insatisfait porté par ses intuitions et ses curiosités.

Derain est l’une des figures les plus méconnues de l’histoire de l’art moderne.

À la fois peintre audacieux et controversé de son époque.

Les toiles de sa période classique sont conservées aujourd’hui, au MoMA à New-York et au musée de l’Ermitage en Russie.

Marcel Duchamp écrit dans le catalogue Société anonyme, légué à la Yale University :
« Derain fut constamment l’adversaire des théories. Il a toujours été un vrai croyant du message artistique, non falsifié par des explications méthodiques, et appartient jusqu’à ce jour au petit groupe d’artistes qui « vivent » leur art. »