Nu à contre-jour – 1908 Pierre Bonnard

Pierre Bonnard (1867-1947)


Nu à contre-jour

1908

Huile sur toile

Dim 124,5 x 109 cm

Conservé aux musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles.

 

Le peintre

Connaissance des arts -janv.21 :
« Il a emprunté aux Nabis la puissance évocatrice de la couleur, s’est inspiré du japonisme, a revendiqué son statut de « décorateur », a tracé sa propre voie et ne s’est revendiqué d’aucune école… Avocat le matin au Parquet de la Seine, artiste l’après-midi et les jours de congé… »

Bachelier en 1885, son père souhaite qu’il fasse son droit.
En 1887, Bonnard suit les cours à la faculté de droit et les cours de l’Académie Julian.
En juillet 1888, licencié en droit, il écrit à sa mère en vacances dans un village en Isère, dans la propriété familiale, Le Grand-Lemps, avant de la rejoindre : « je porte le deuil de mes études avec allégresse. Je vais apporter une cargaison de toiles et de couleurs et je compte barbouiller du matin au soir. » Bonnard réalise dans ce lieu ses premiers paysages.
En 1889, il est reçu au concours de l’école des Beaux-Arts.
Il fréquente Paul Sérusier, Maurice Denis, Paul Ranson, Edouard Vuillard, qu’il a rencontré à l’Académie Julian, formés ensemble, ils constituèrent une société secrète et se donnèrent pour nom un terme hébreu, nabis, signifiant
«prophètes». Bonnard est un membre fondateur du groupe des Nabis qui voulait transformer l’intérieur domestique en un espace esthétique.
En 1891 ; il partage un atelier avec Denis et Vuillard et crée sa première affiche, France-Champagne. C’est aussi l’année de son premier Salon des indépendants.
Toute sa vie, Bonnard s’est intéressé à l’illustration.
Lancé par l’affiche France Champagne, Bonnard ne cesse de dessiner.
De 1890 à la fin de sa vie, il illustre des textes d’auteurs, des programmes de concerts, des revues, des recueils de poésie, des pièces de théâtre.
Les expositions collectives des Nabis cessèrent en 1900 et les artistes poursuivirent des voies divergentes.
Bonnard est un jeune artiste réservé doté d’une grande capacité d’émerveillement. Il est cultivé, attentif aux autres et critique envers lui-même. Il est enthousiasmé par les représentations de Gauguin.
Mais il confie à un journaliste en 1891 : « je ne suis d’aucune école, je cherche uniquement à faire quelque chose de personnel ».
Bonnard arpente les rues de son quartier à Paris, des Batignolles à Montmartre, pour croquer des scènes du quotidien.
En 1893, il rencontre Maria Boursin (Marthe). Elle devient sa muse.
En 1900, Bonnard se partage entre la vallée de Seine, le Grand-Lemps et Paris.
En 1904, il rejoint à saint Tropez, Vuillard et Roussel.
En 1905, il voyage, la Belgique, la Hollande, l’Angleterre, l’Espagne. Et il échange avec Matisse.
En 1907-1908, il se rend en Algérie et en Tunisie.
En 1909, deuxième séjour tropézien, Bonnard est impressionné :
« Quelle lumière ! un coup des Mille et une Nuits ! La mer, les murs jaunes, les reflets aussi colorés que les lumières… »
Il rencontre Signac dont les toiles vivement colorées exerceront une influence sur le travail de Bonnard.
En 1924, la galerie Druet organise une rétrospective Bonnard (1881-1922)
En 1925, il s’installe au Canet avec Marthe, dans la villa « le Bosquet ».
Ses tableaux se gorgent de la lumière intense du Midi, vibrants de couleurs et d’émotion.
En 1926, il achète la villa « Le Bosquet » et voyage aux États-Unis en tant que jury pour le prix Carnegie.
En 1928, première exposition particulière de Bonnard à New-York chez De Hauke, c’est un succès.
De 1939 à 1947, il vit la période de la guerre dans le Midi. Il correspond régulièrement avec Matisse.
En 1946, Bonnard triomphe au Salon d’Automne. Il continue à travailler dans le sud de la France avec Matisse.
En 1947, l’année de sa mort, une rétrospective rend hommage à Bonnard à l’Orangerie des Tuileries et au MoMA de New-York.

 

Le tableau

Nu à contre-jour dit aussi :
Cabinet de toilette au canapé rose ou L’eau de Cologne

Bonnard représente sa compagne nue mise en valeur par un contre-jour.

C’est Marthe de Mérigny. Elle avait un corps magnifique et Bonnard l’a représentée souvent dialoguant avec un miroir.
Il l’a rencontrée en 1893, son vrai nom est Maria Boursin, c’est une paysanne du Berry venue à Paris.
Marthe est l’unique modèle de ses nus, reproduite à l’infini dans ses tableaux.
Bonnard peignit Marthe pendant presque un demi-siècle, sans jamais la faire vieillir dans ses représentations.
Marthe éternellement jeune et presque toujours nue.
Si d’autres femmes posent pour lui, Lucienne Dupuy de Frenelle ou Renée Montchaty, elles se confondent toute pour former « La femme » dont Marthe est l’expression générique.

 

Composition

C’est une composition géométrique qui adopte une palette riche.

Le jeu des verticales et des diagonales concentre l’énergie du tableau.
Il n’y a pas de point de fuite.

Le regardant est devant une toile très…carrée.
Il saisit le champ visuel d’un coup, dans son intégralité.
Le regardant a une vue en plongée.

C’est une scène d’intérieur. Un espace intime et confiné.

Bonnard représente Marthe dans l’intimité du rituel de sa toilette.
Il a choisi un cadrage où Marthe est décentrée et ne semble pas poser.

Bonnard représente une femme debout, nue, de dos, au premier plan, en train de s’asperger d’eau de Cologne au sortir de son bain dans un tub (cuvette en zinc), visible au premier plan, à gauche de la composition.

Son corps se profile dans la lumière qui envahit la pièce par la grande porte fenêtre. Cette ouverture accapare le fond du tableau sur toute sa hauteur et la moitié de sa largeur. Le voilage de dentelle blanche accroché à la fenêtre réfracte les couleurs comme de la nacre.

Bonnard crée un espace vivifié par les formes et les couleurs.

La lumière diffuse sa brillance sans ombre dans une tonalité chaude.

C’est une lumière irréelle, elle émane de la couleur.
Le regardant voit le corps de Marthe à contre-jour, nimbé de cette lumière.

La couleur coule à flots.
Bonnard efface les contours.

Il n’y a pas de hiérarchie dans ce tableau, le corps de la femme est intégré dans le décor, il est traité à égalité avec le reste de la composition dans une pièce façonnée par la lumière.

Bonnard rend la lumière en touches floconneuses.

Un miroir renvoie l’image de la femme, cet aspect de la composition est un thème récurrent chez Bonnard.
Le peintre fragmente l’espace avec des jeux de miroir.

Bonnard s’inspire, pour sa composition décentrée, des estampes japonaises.
Il dit « j’ai réalisé que la couleur pouvait tout exprimer sans avoir recours au relief ou à la texture ; j’ai compris qu’il était possible de traduire la lumière, les formes, les personnages par le biais de la couleur seule sans avoir à recourir à d’autres valeurs ».

Les formes fluides du corps contrastent avec le décor géométrique qui l’entoure.

Il n’y a pas de profondeur dans cette composition.

Notre regard tourne autour de la jeune femme, virevolte et glisse à la surface du décor, entrainé par les correspondances :
Tous les éléments dialoguent entre eux.
On retrouve dans l’eau du tub le reflet de la fenêtre, le miroir au-dessus du meuble renvoie l’image du corps de Marthe. Le décor du mur qui ferme la composition à droite se retrouve sur le sol au pieds de Marthe et sur le bord inférieur du canapé. Sur ce bout de canapé, on passe du rose au jaune comme si la lumière qui ricoche sur les volants du tissu fleuri recouvrant le canapé, était venue mourir à cet endroit, embrasant le tissu.

 Le mélange des couleurs chaudes et froides produit un effet chatoyant.
Ce halo scintillant crée un éblouissement des sens.

Marthe est mince, son corps est nerveux, cambré, ses jambes sont fuselées, elle est splendideL’œil du regardant s’accroche au corps de Marthe.
Bonnard transforme cette scène du quotidien en enchantement.

 

Analyse

Cette profusion de motifs et cette profusion de lumières créent une atmosphère extrêmement gaie et donnent du sens.

Bonnard extrait de l’émotion de cette scène de toilette, qui est un des actes les plus humbles de la vie.
Ce tableau évoque le regard passionné du peintre, sa présence face à son modèle. Ce tableau parle de son amour pour Marthe.

 I-    L’arrière-plan, la fenêtre, bénéficie de la même attention que la jeune femme.

Bonnard annihile le naturalisme de la profondeur, de l’espace et de la lumière. Les motifs du papier peint au mur et les fleurs du canapé sont peints en aplats de couleur très détaillés.
Le regardant perçoit une ambiguïté spatiale.
Bonnard s’affranchit de la réalité.
La pièce se prolonge au-delà du tableau.

Il ressort de ce parti pris un tableau à la conception élaborée et hautement décoratif. Cette scène domestique ordinaire est un prétexte pour explorer une image dans laquelle les objets et l’espace semblent fondus dans la surface.


II-   Bonnard développe un style personnel exprimé par son habileté de coloriste.

Bonnard fut particulièrement influencé par les couleurs éclatantes de Gauguin et par la composition formelle et la simplicité des modelés des estampes japonaises.

Bonnard peint en atelier, debout, seul, à partir de croquis où il a ébauché ses compositions. Lors de ses promenades matinales il fait « provision de vie ».

Bonnard interprète le dessin qui n’est pas un savoir-faire mais un savoir-voir. Les dessins de Bonnard expriment la sensation et l’émotion.

Bonnard : « le dessin c’est la sensation, la couleur c’est le raisonnement. »

Dans Nu à contre-jour sa touche est floculée donnant aux reflets une irisation, une évanescence. La couleur se dissout dans la lumière irradiante. C’est à cet aspect du traitement de la lumière que l’on reconnait un tableau de Bonnard.

Le jaune qui palpite dans sa peinture exprime toute la complexité de sa création. Le peintre aime les jaunes et les orangés.
Il peint le rayonnement des choses.

Les scènes ne sont pas figées, elles miroitent, les formes sont mouvantes et scintillantes. Bonnard joue sur la densité des matières.

Bonnard extrait des couleurs ses émotions.
Ses couleurs ne sont jamais coupées du réel.

Bonnard n’idéalise pas la réalité.

Bonnard regarde autour de lui et en lui, le passage de l’observation à la vision intérieure l’a occupé toute sa vie de peintre.
Bonnard attend que surgisse l’émotion pour trouver et peindre un subtil équilibre entre l’interprétation et la vérité, entre le plus et le moins, entre le mensonge et la vérité.

Bonnard : « il faut être patient, savoir attendre, l’émotion surgit à un moment. »

Bonnard précise : « Quand on couvre une surface avec des couleurs, il faut pouvoir renouveler indéfiniment son jeu, trouver sans cesse de nouvelles combinaisons de formes et de couleurs qui répondent aux exigences de l’émotion. »

Bonnard : « L’art est connaissance, mais ne faut-il pas sans cesse pour l’artiste oublier ce qu’il a appris ?
Si on oublie tout, il ne reste plus que soi et cela n’est pas suffisant.
Il est toujours nécessaire d’avoir un sujet, si minime soit-il, de garder un pied sur terre ».

Tout au long de sa vie de peintre, Bonnard a conservé sur lui un carnet et un crayon pour noter sur le vif ses inspirations du moment.

Bonnard nous invite à entrer dans ses tableaux, il nous apprend à voir.

 

Conclusion

Cartier-Bresson rend visite à Bonnard, il raconte : « On se regardait… à un moment j’ai appuyé. Il a levé la tête et m’a demandé : « Pourquoi avez-vous appuyé à ce moment précis ? » Et moi, je lui ai demandé : « Pourquoi avez-vous mis du jaune ici, dans ce tableau ? » Il a souri. Il ne m’a rien dit. »

Bonnard est un grand peintre du sentiment d’exister qui n’a eu de cesse de se renouveler tout au long de sa vie de peintre.

Un tableau de Bonnard ce n’est que du bonheur.

Le regardant doit se concentrer pour saisir toute la force d’un tableau de Bonnard. Quand on regarde un tableau de Bonnard on entend la joie.
Les tableaux de Bonnard ne sont pas silencieux.

Alain Lévêque -dans sa préface du livre de Bonnard, Les exigences de l’émotion le résume : Toute son œuvre pourrait s’intituler :
« à la recherche du temps vécu ».
« Bonnard ne cherche qu’à capter l’élan de vie qui le traverse ».
« Bonnard est un visionnaire du temps fini ».

Dans ces dernières années, Bonnard excelle dans l’abstraction chromatique.
Il sent la couleur.

Dans son hommage à Signac, Bonnard parle de la couleur comme « un moyen d’expression » du sentiment d’exister.