Monogram – 1955-59 Robert Rauschenberg

Robert Rauschenberg (1925-2008)

 

Monogram

1955-1959
Technique mixte avec chèvre empaillée et balle de tennis
Dim : 106,6 x 160,6 x 163,8 cm

Conservé au Moderna Museet à Stockholm

 

 

Rauschenberg

Rauschenberg grandit à Port Arthur au Texas, sans voir une œuvre d’art            « en vrai  » jusqu’à la visite d’un musée pendant son service dans la marine. L’expérience fut une révélation et il entama ensuite des études d’art plastiques au Kansas, à Paris, puis au Black Mountain College en Caroline du Nord. Il y suivit les cours de Josef Albers, « professeur merveilleux et individu impossible », dont l’insistance sur l’importance de « l’éducation de la conscience » et d’un « sens visuel personnel » marquera le jeune artiste et son approche des matériaux.

En 1953 Rauschenberg persuada Willem De Kooning de lui confier un dessin dans le but avoué de l’effacer. Provocation ou quête réflexive sur la nature de l’art et ses limites ? Il lui fallut un mois et quarante gommes pour créer ce Dessin effacé de De Kooning, page blanche où survivent quelques traces de l’œuvre initiale. Peu après ce geste d’hommage et d’oblitération, l’artiste inventa le Combine, mêlant peinture et sculpture dans une hybridité révolutionnaire.

La rencontre avec le compositeur John Cage et le chorégraphe Merce Cunningham fut aussi déterminante pour Rauschenberg et donna lieu à d’intenses collaborations autour d’intérêts (le théâtre, la danse, l’improvisation, le rôle essentiel du hasard) et d’objectifs communs : supprimer les barrières entre formes artistiques et entre acteurs et spectateurs ; affirmer la pertinence d’un art résolument non-narratif, libre, pluriel et polymorphe.

Sa relation avec jasper Johns- son amant (à l’origine du terme « Combine ») eut une importance majeure dans la vie et la carrière du plasticien, malgré des approches et des caractères opposés ; à la réserve introspective de Johns répondait l’exubérance de Rauschenberg et son envie d’ouvrir son art au monde.

 

Le combine

Monogram détache le plan pictural du mur et y introduit de manière assez atypique, des éléments en trois dimensions,
Monogram est une association improbable d’une chèvre angora empaillée, au museau peint, ceinte d’un pneu d’automobile, sur une toile posée à l’horizontale composée de différents collages.

La forme couplée de la chèvre et du pneu rappelle l’entrelacement des lettres d’un monogramme, d’où le titre.

L’animal semble prêt à brouter, le museau couvert de touches colorées évoquant à la fois des blessures et des peintures de guerre.

 

La genèse du combine Monogram

Rosenberg commence les premières représentations de Monogram en 1955.
Il y aura plusieurs versions avant d’arriver à la version définitive de 1959

En 1955, la première version voit la chèvre accrochée au tableau lui-même accroché au mur.
En 1956 la chèvre est toujours en suspension mais se détache du fond
En 1958, la chèvre est descendue ! Elle est ceinte d’un pneu et disposée contre un panneau vertical. Dans cette version la chèvre semble adossée au panneau.
En 1959, (expo à la galerie Leo Castelli- New York) la chèvre est disposée sur un plateau horizontal, monté sur roulettes, qui tient lieu de socle.
Le passage de la verticale à l’horizontale permet de créer, d’une part, une circulation autour de l’objet et, d’autre part, par la largeur du plateau, une distance avec le spectateur.
De loin on peut voir la « combine » comme une sculpture sur socle, de près, en tournant autour on regarde en plongée l’équivalent d’un tableau.
Par ailleurs, ce socle avec ses roulettes, n’est plus vraiment ni un socle ni une peinture mais, un véhicule au sens propre.

En anglais la notion de véhicule désigne aussi le médium, à savoir : Autant le langage que les matériaux plastiques, et Monogram est l’un et l’autre.

 

 

Analyse de l’œuvre

Comment Monogram illustre la conception que Rauschenberg a de l’art, une conception vivante ancrée dans la réalité jusqu’à la rendre autre ?

Une volonté d’intégrer le réel dans l’Art ou Comment explorer l’écart entre l’Art et la Vie :

Rauschenberg en s’inspirant de l’expressionisme, « combine » la peinture et les objets réels. « Je ne fais ni de l’Art pour l’Art, ni de l’Art contre l’Art. Je suis pour l’Art, mais pour l’Art qui n’a rien à voir avec l’Art.
L’Art à tout avoir avec la Vie ».

À contre-courant de la subjectivité de l’expressionnisme abstrait centrée sur l’émotion et vidée de tout objet, Rauschenberg invente une forme nouvelle conjuguant les techniques et les matériaux, et fait de la surface picturale un espace éminemment physique à trois dimensions.

Réintégrant des images concrètes dans la peinture d’avant-garde, sans retour à la narration ou à l’illusion, il produit des œuvres plurivoques qui engagent le spectateur dans un processus ouvert de dialogue et d’exploration.

Creusant le sillon du collage, Rauschenberg incorpore divers matériaux et objets trouvés au hasard de son environnement dans des assemblages riches de sens mais rétifs à tout « décryptage » ou toute interprétation littérale.

Le peintre refuse toute hiérarchisation des matériaux.
Ses combines font entrer dans leur composition des éléments aussi divers que des animaux empaillés (chèvre, aigle, poule), des pneus, des chaises, mais aussi des photographies, des coupures de journaux et des bouts de vêtements. Cette volonté de non-discrimination vaut également pour le choix des thèmes :
« il n’y a pas de sujet médiocre. »

« Les objets que j’utilise sont la plupart du temps emprisonnés dans leur banalité ordinaire. Aucune recherche de rareté. A New-York, il est impossible de marcher dans les rues sans voir un pneu, une boîte, un carton. Je ne fais que les prendre et les rendre à leur monde propre… »

Cette citation de Rauschenberg définie avec précision le principe de son art.

Il y a soixante ans,Monogram, œuvre protéiforme laissait perplexe.
De quoi s’agissait-il, d’un avatar du dadaïsme ou du surréalisme ?
Rauschenberg voulait alors, aller au-delà.
En 1959 Rauschenberg dit :
« La peinture est liée à la fois à l’art et à la vie. Les deux sont impossibles à faire. J’essaie de travailler dans l’intervalle qui les sépare.»

Rauschenberg est un artiste a priori ordinaire travaillant avec des matériaux apparemment ordinaires…

Il dit : « Il n’y a pas de mauvais sujet, une paire de chaussettes n’est pas moins adaptée à la réalisation d’une peinture que du bois, des clous, de l’essence de térébenthine, de la peinture à l’huile et une toile »

Dans Monogram il intègre des images et des objets du monde réel à la peinture abstraite.
Ce qui captive notre attention est l’approche novatrice de Rauschenberg concentrée sur des objets et des éléments habituellement négligés dans notre quotidien.
Il réintroduit dans l’histoire de l’art une imagerie reconnaissable issue de la vie quotidienne et brouille ainsi, les limites entre peinture et sculpture.

Ses peintures sont des peintures abstraites dans lesquelles les collages sortent de la toile pour prendre forme physiquement dans l’espace.
Rauschenberg, n’assemble pas les objets au hasard, comme l’auraient fait les surréalistes. Rauschenberg assemble les objets d’une façon très pragmatique, sans expérience mystique, sans aucune idée de transcendance.

Le travail de Rauschenberg confond l’art et la vie. Pour Rauschenberg « un tableau ressemble davantage au monde réel s’il est réalisé avec des éléments du monde réel. Je ne veux pas qu’un tableau ressemble, à autre chose qu’à, ce qu’il est ».
Il mélange des objets trouvés, des images de la culture populaire et des médias, des références aux chefs d’œuvre de l’histoire de l’art et à la mythologie et des éléments plus typographiques.

La chèvre peinte ceinte d’un pneu constitue une sorte de monogramme, la rencontre entre la campagne, l’héritage historique et la civilisation urbaine. Un sujet constamment présent dans l’art de Rauschenberg et la lignée de la Beat Génération, de Kerouac et du désenchantement de la société de consommation.
Il y a une sorte de poésie à travailler avec les débris de la civilisation moderne et faire des objets d’une pertinence culturelle depuis les restes de cette culture.

Grâce à cette sensibilité ouverte à la fois aux objets hétéroclites récupérés et à la peinture « traditionnelle », Rauschenberg réussit à trouver un équilibre entre les exigences souvent contradictoires de la vie et de l’art, dans le but d’ouvrir les yeux des spectateurs à son environnement réel et au phénomène artistique.

Cette combine renvoie à l’enfance de Rauschenberg près d’une usine de pneu et au souvenir de sa chèvre « Billy » tuée par son Père.

Ce Père qui quelques années plus tard à propos des œuvres de son fils, s’étonnera que l’on parvienne à vendre « des merdes pareilles ».

Monogram refusé par le MoMA de New-York a été acquis en 1965 par le modern Museum de Stockholm.

Monogram est une œuvre plurivoque qui engage le spectateur dans un processus ouvert de dialogue et d’exploration :

1einterprétation : Une œuvre bizarre et très barbare :
Rauschenberg place un pneu de voiture autour de la taille d’une chèvre angora empaillée. La chèvre dont le museau est recouvert de peintures de guerre multicolores est debout sur un tableau comme sur un pâturage. Une chèvre comme un charognard qui ravage le pâturage.
Gardienne de l’art et destructrice de l’art.
Cette chèvre, cette créature bi-ongulée est une manifestation chamanique de Rauschenberg.
Dans l’art paléochrétien la chèvre signifie les damnés. C’est exactement ce qu’était Rauschenberg en tant qu’artiste homosexuel.
Une balle de tennis miteuse derrière la chèvre suggère qu’elle a déféqué sur la peinture. Allégoriquement, Rauschenberg est un éléphant dans le magasin de porcelaine de l’histoire de l’art.

2èmeinterprétation :La chèvre serait la chèvre Amalthée nourricière.
Amalthée est la chèvre qui allaite Zeus enfantZeus l’honorera en la plaçant comme constellation dans le ciel (constellation du capricorne), ou encore comme la plus grande des étoiles du Cocher (capella « la chèvre », c’est-à-dire  du cocher). Cette « étoile de la chèvre » fait deux mille fois la taille du soleil. C’est à cause de ce mythe qu’on appelle la chèvre « la fille du Soleil ».
Dans cette interprétation la chèvre n’est plus un satyre.
La chèvre a toujours eu une place majeure dans nos cultures.
Elle est une représentation totémique de la femme.
Elle symbolise l’âge de la maturité chez la femme (le Lion symbolise la jeunesse et le serpentla vieillesse).

Alors quel sens donner à cet assemblage :
C’est, comme le fameux intervalle, un mystère, mais – et en cela réside sa puissance – son art fonctionne comme un mystère.
Il y a là une forme de grâce – cette chose qui fait que, lorsque quelqu’un d’autre met un pneu autour de la taille d’une chèvre cela devient ridicule.

La grâce, en art, n’est pas acquise.

Rauschenberg a étudié l’art. Il sait notamment utiliser la photographie pour ce qu’elle est, une illustration, un témoignage, et non comme un substitut du dessin, comme le feront nombre de ses suiveurs.

Ses œuvres, du moins jusqu’aux années 80, avant qu’elles ne se répètent, véhiculent une sorte de mythologie qui peut nous sembler incompréhensible, mais qui nous regarde, et parfois nous fascine.

 

L’effet recherché par Rauschenberg

Monogram est une œuvre complexe et hybride, cette combinaison d’éléments tirés de médium variés et d’objets n’a pas pour objectif la création d’une unité de l’œuvre, en effet Rauschenberg ne cherche pas à créer, par leur association, un nouvel objet avec une identité propre, il recherche le morcellement.

Contrairement au morceau de toile cirée qui vient signifier une chaise dans Nature morte à la chaise cannée de Picasso, dans Monogram la chèvre est une chèvre et la balle de tennis est une balle de tennis, ces éléments ne viennent pas créer un ensemble signifiant.

Cette singularité dans la composition de Monogram, et plus largement des combines, rend complexe sa compréhension par le spectateur, aucun objet ne domine l’ensemble, il est donc impossible de donner une description générale de l’œuvre.

Le spectateur, lorsqu’il se place devant Monogram, ne peut pas se raccrocher à un thème, à un mouvement principal, pour appréhender l’œuvre.

L’œil du spectateur n’est plus dirigé comme cela a pu être le cas dans des œuvres antérieures, l’œil de chaque spectateur prend un chemin qui lui est propre.

Ce possible sentiment d’abandon est accentué par l’hermétisme des titres choisis par Rauschenberg, qui les conçoit « comme un autre objet dans l’œuvre».

Monogram suscite autant de points de vue, de sentiments, qu’il y a de spectateur tout en utilisant uniquement des objets faisant partie du quotidien collectif.

Les influences de Rauschenberg lorsqu’il réalise sa série de combines sont nombreuses

Il dit au sujet de L. de Vinci après avoir vu son Annonciation (1475-1478) :
« Sa peinture étant la vie, l’arbre, le rocher, la Vierge ont tous la même importance en même temps. Il n’y a pas de hiérarchie, c’est ce qui m’intéresse ».
C’est le concept des combines.

Au regard des productions plus contemporaines, on s’aperçoit que Rauschenberg se place, avec Monogram, en héritier des découvertes cubistes et Dada. Il emprunte tout à la fois aux collages de Braque et Picasso et aux assemblages Dada, il est notamment marqué par le Dada Kurt Schwitters qui dit que l’art et la vie ne font qu’un.

Ces artistes ont voulu inclure le réel dans leurs œuvres, un procédé repris par Rauschenberg. Cependant il s’en démarque puisque ses objets constituant l’œuvre sont reconnaissables. Il brise ainsi l’illusion picturale et se distingue de ses prédécesseurs.

Héritiers de ces artistes, Rauschenberg dépasse ses modèles en leur associant son héritage américain, celui de l’Action painting et la conception d’un espace all over.

Rauschenberg se trouve donc à la jonction de différentes influences qu’il dépasse en les associant, et se différencie clairement de l’art de ses contemporains, l’expressionnisme abstrait.

Rauschenberg est également perçu, avec ses combines, comme le précurseur du Pop art, toutefois chez lui l’objet inclus dans l’œuvre est utilisé, usé, il est particulier et ne peut donc pas tendre au statut de cliché.

Au contraire dans le Pop art l’objet devient généralité, dans une œuvre telle que Campbell’s Soup Cans (1962) d’Andy Warhol la boite de soupe Campbell est la boîte de soupe Campbell, elle devient un cliché.

Le philosophe américain Arthur Danto écrit même que l’excellence de Rauschenberg « ressort du fait qu’il a eu d’innombrables émules, mais qu’il n’a pour ainsi dire pas de pairs ».

                                                       

Conclusion

Cette association incongrue d’une chèvre angora au museau peint ceinte d’un pneu sur une sorte de tableau abstrait et de différends collages n’a rien des assemblages des surréalistes que Lautréamont illustre en disant « beau comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection ».

La combinatoire d’objets, d’images et de tracés de peinture ne vise pas malgré de curieux entrelacs visuels de la chèvre et du pneu, l’unité perceptive mais, le morcellement.

La chèvre restant malgré le pneu quelle porte autour du cou, irréductiblement chèvre et le pneu un pneu.

Monogram est considéré comme l’un des gestes les plus radicaux de Rauschenberg.

La présence spectaculaire de la chèvre se tenant debout dans un pâturage de débris urbains sollicite l’imaginaire du spectateur et ancre l’œuvre dans sa mémoire.

« Toute incitation à peindre en vaut une autre, dira-t-il. Il n’y a pas de sujet pauvre.

La peinture a toujours plus de force lorsque, au lieu d’être vue comme une composition, comme de la couleur, elle est perçue comme un fait ou quelque chose d’inévitable, et non, comme un souvenir ou une disposition ».