Les Glaneuses – 1857 – Jean-François Millet

Jean-François Millet (1814-1875)

 

Les Glaneuses

1857

Huile sur toile
Dim 83,5 x110 cm

Conservé au musée d’Orsay à Paris

 

Le peintre

Jean-François Millet est né dans une famille de paysans. Il travaille à la ferme jusqu’à vingt ans.
L’aisance financière de ses parents lui permet d’étudier et de se forger une véritable culture.
Doué pour le dessin son père l’inscrit en 1835 dans l’atelier du peintre Dumouchel à Cherbourg. Il travaillera chez le peintre Langlois de Chèvrefeuille. Le musée de Cherbourg ouvre à cette époque et Millet copie les œuvres des maîtres hollandais et espagnols qui sont exposées.
En 1837, il part vivre à Paris. Il étudie deux ans aux Beaux-Arts.
En 1840, il rencontre plusieurs artistes qui formeront avec lui, l’école de Barbizon.
En 1849, Millet s’installe à Barbizon. Trois œuvres marquent l’évolution de sa peinture
Le Semeur-1850, Les Glaneuses -1857 et L’Angélus -1859.
De 1860 à 1875, Millet réalise des œuvres pour une clientèle internationale. Ses plus fervents admirateurs et collectionneurs sont américains, ils viennent lui rendre visite à Barbizon.

Millet ne peint pas sur le motif. Il observe et prend des notes.
Il utilise aussi ses souvenirs d’enfance pour peindre le quotidien des paysans de son époque.
Son père ayant hérité de nombreuse terres agricoles demande à son fils ainé, Jean-François, de le seconder. Millet est ainsi très tôt exposé aux difficultés du monde rural et participe activement à la vie paysanne de la région.

Dans les dernières années de sa vie, Millet se détourne de cette vie paysanne. Les personnages disparaissent de ses compositions. Millet recherche le calme et la solitude qu’il exprime en peignant les paysages de sa région natale qui sont ancrés dans sa mémoire.
Il décède à Barbizon.

 

Le tableau

Ce tableau à la renommée internationale, emblématique du réalisme, a été exposé pour la première fois au Salon de 1857. L’accueil fut contrasté.
Ce tableau dérangeait parce qu’il avait de grandes dimensions, réservées aux tableaux d’histoire.
On s’étonne du sujet et du réalisme avec lequel il est traité. Le glanage est représenté pour ce qu’il est, l’action des laissés pour compte. La bourgeoisie est outrée, obligée de regarder ce qu’elle ne veut pas voir, obligée de porter son regard sur un monde rural magnifié par Millet.

Millet a peint plusieurs tableaux sur le thème des glaneuses.
Un premier tableau peint en 1853 est conservé à Kofu au Japon, au musée d’art de la préfecture de Yamanashi : L’été, les glaneuses.

Plus tard, Les Glaneuses est devenu un symbole du patriotisme français, utilisé pour stimuler l’enrôlement pendant la Première Guerre mondiale.

Ce tableau a touché van Gogh qui avait une sensibilité particulière pour les fermiers et les laboureurs.

 

Composition

C’est une composition classique pour une scène de genre rustique.

La composition investit l’espace des hommes : un tiers pour le ciel, deux tiers pour la terre et le travail.

Millet a peint un arrêt sur image.

La construction spatiale dévoile l’intention.
Une proximité entre le regardeur et les glaneuses est provoquée par le choix du cadrage.

Sous la lumière dorée et à l‘aide des profondes ombres du premier plan suggérant la fin d’après-midi, Millet représente trois glaneuses inclinées, absorbées par leur travail.

Le peintre met en lumière les personnes les plus misérables de la société.
Les glaneuses sont au premier plan, au centre de la composition.
Millet suspend le temps : il arrête les gestes des glaneuses.
Chaque pose a été soigneusement étudiée. Chaque glaneuse représente une des phases du mouvement nécessaire pour ramasser les épis au sol, chercher et désigner, se baisser et ramasser et se relever et se déplacer à nouveau. Elles ont le dos cassé et les yeux rivés au sol. Leurs vêtements sont usés. Millet insiste sur la pauvreté et le harassement.

Le point de vue et la place des femmes dans la surface du tableau renforce l’impression de statures imposantes.
Le peintre souligne leur constitution robuste en les dessinant avec un contour précis.
Leur position, au premier plan, équilibre la composition et laisse une grande place au second plan qui occupe la moitié de la hauteur du tableau.

Au second plan, la scène des moissons, la charrette chargée de blé, les meules et les paysans nombreux moissonnant contrastent avec l’austérité des glaneuses.
Le foisonnement de la moisson d’un côté, la pénurie et la disette de l’autre.
Millet opère un changement d’échelle et emploie des couleurs chaudes ce qui renforce cette impression.
De gigantesques meules -à gauche de la composition, ont des formes qui font écho aux glaneuses.

Au troisième plan, à droite de la composition isolé et encore plus éloigné compte tenu de sa petite taille, un cavalier se tient droit sur son cheval. C’est probablement un régisseur surveillant la moisson et le travail des glaneuses.
Sa présence ajoute une distance sociale en évoquant le propriétaire.

Plus loin, les toits du village sont estompés.

La composition est couronnée par un ciel brumeux, chargé de nuages filtrant la lumière du soir.

Le traitement de la lumière est un élément fort du tableau.
Alors que les couleurs et les ombres sont très marquées au premier plan, la scène des moissons baigne dans une atmosphère dorée.
Les glaneuses dans l’ombre ont des coiffes, bleue, rouge et verte -trois couleurs primaires qui les distinguent.
L’harmonie des couleurs chaudes et froides dynamise la toile et la rend vivante.

La lumière rasante du soleil couchant accentue les volumes du premier plan et donne aux glaneuses un aspect sculptural en éclairant leurs vêtements.
La lumière découpe leurs mains, leurs nuques, leurs épaules et leurs dos.

Millet distingue à la fois les actes et le statut social.
Les deux actions de moisson et de glanage se répartissent sur un même lieu mais ne se côtoient pas.

Millet crée une dramaturgie silencieuse qui relate la solitude des glaneuses.

 

Analyse

Ce tableau appartient au mouvement réaliste qui se développa en Europe au XIXe.
Au milieu du XIXe, la classe ouvrière, qu’elle fut rurale ou urbaine, devint un nouveau sujet artistique.
Jusqu’alors les paysans étaient généralement insérés dans un tissu rassurant de sentimentalité artistique ou relégués à un simple rôle de faire-valoir.
Pour beaucoup, le réalisme de Courbet et de Millet est indissociable des révolutions de 1848, qui propulsèrent la rudesse de la vie ouvrière et paysanne sur le devant de la scène.
Les figures monumentales de Millet furent un rappel, pénible pour beaucoup, du fait que le prolétariat était une réalité sociale désormais impossible à ignorer.

Ce souci de dépeindre le monde contemporain et ses conditions de vie fit du réalisme un mouvement artistique autant qu’un manifeste sociopolitique.
À l’opposé de l’imaginaire romantique, les artistes s’orientent vers des sujets de la vie ordinaire.

Millet serait-il un peintre réaliste.
Voilà ce qu’en pense jules Barbey d’Aurevilly : « Millet est un peintre profondément spiritualiste, à une époque qui ne l’est plus…Comparez les Glaneuses au Casseurs de pierres de Courbet et vous aurez la différence de la réalité au réalisme…Le réalisme est la réalité matérielle dans tout ce qu’elle a de brusque et de grossier, mais la réalité humaine doit être spirituelle pour être complète…et elle l’est chez Millet, qui met de la pensée sur les fronts halés des paysans, qui ne sont jamais les brutes de Courbet. »
Millet est attaché à la représentation d’une réalité observable et à la fidélité à l’expérience visuelle.
Millet livre dans ce tableau le résultat de dix années de recherche autour du thème des glaneuses.
Millet croque sur le vif, puis travaille en atelier.
Les pauvres avaient traditionnellement le droit de glaner les restes de la récolte après la moisson. C’est un droit coutumier qui apparait au Moyen-Âge et subsiste au fil des siècles.
Malgré leur pauvreté et la dureté de leur vie, les paysannes acquièrent ici un caractère monumental intemporel et une dignité tranquille.

Dans ce tableau comme dans la plupart des tableaux de Millet,  les femmes occupent une place centrale.

Millet nourri son tableau de son vécu rural, du souvenir de sa grand-mère, une figure forte de paysanne, travailleuse et profondément croyante qui a marqué d’une empreinte indélébile les compositions rustiques du peintre.
Dans Les Glaneuses, les femmes incarnent le prolétariat rural.
Millet les présente au champ, abaissées aux travaux les plus humbles.
Glaner est harassant, ce travail est aussi ingrat qu’épuisant.
Le travail qu’elles ahanent les campe rigides dans leurs attitudes et leurs gestes.
Ces femmes s’imposent avec leur corps.
Millet dans son rapport de proportion, grandit les femmes.
Millet peint une réalité rude.
La journée d’une paysanne est longue de seize à dix-neuf heures et son travail n’est pas rémunéré.
Millet transmet au regardeur un message : la dignité passe par le travail.

Les oiseaux qui attendent le moment de picorer les grains de blé, soulignent la précarité des glaneuses qui doivent se dépêcher de ramasser avant leur arrivée.

Ces paysannes sont dépourvues de traits faciaux individualisés, Millet érige ses paysannes en héros anonymes.

En jouant sur l’ombre et la lumière, Millet pointe les divisions sociales.

Les femmes sont dans l’ombre, la moisson est dans la lumière.
Les moissonneurs sont peints avec des couleurs chaudes.

Millet confère à ses glaneuses une valeur d’emblème, dénué de tout misérabilisme.
Ses glaneuses incarnent la solitude en tant que condition humaine.
Millet peint la dureté de leur condition et leur âpreté.
Millet appréhende la condition humaine comme une tragédie de la survie en harmonie avec la nature.

Toute sa vie d’artiste, Millet a puisé dans ses souvenirs, sa terre natale. Millet peint une nature aimée.

Les paysages sont un hymne à la lutte de l’homme avec son destin.
Les paysages sont des lieux où se joue le drame de l’humanité.

Millet peint ce qui ne change pas à une époque marquée par le changement de rapport entre le rural et l’urbain et où l’industrialisation est en plein essor. Le monde agricole est en évolution. La ville qui offre une image de modernité et d’une rémunération du travail plus importante, attire une partie de la population paysanne.

Millet exprime sa nostalgie quand il peint l’importance du labeur ou l’appartenance et l’amour de la terre.

Millet s’intéresse plus à l’humain qu’au divin. Cependant la religiosité est présente dans ses tableaux. Millet met en scène ce sentiment dans L’Angélus-1857-59 conservé au musée d’Orsay à Paris.

Avec cette toile, Millet invite le regardeur à poser ses yeux sur le monde paysan.

Les compositions de Millet rejoignent la réalité sociale américaine, la majorité des américains vit dans des exploitations agricoles ou dans des villages.
Les peintres américains sont séduits par la représentation de l’homme communiquant avec la nature, ils y retrouvent leur impression du territoire américain.
Au XXe, la peinture de Millet devient le porte-parole d’une réalité sociale plus engagée. Les photographes et les écrivains américains y trouvent une métaphore de la violence sociale faite aux paysans.

 

Conclusion

Millet est connu pour son tableau L’Angélus.
Ce tableau démultiplié sur les boîtes de chocolat est l’un des plus célèbre de l’art occidental.

La révolution de 1848 et le sentiment de liberté qui l’accompagne jouent un rôle important dans la carrière et la vie de Millet.
1848, lui permet d’appréhender le monde paysan qu’il a largement observé et dont il rend les plus beaux aspects.
Le Vanneur, marque cette rupture.

En dehors du musée d’Orsay et du musée de Cherbourg, l’essentiel de l’œuvre de Millet est conservé aux États-Unis et au Japon.

Millet est un peintre inclassable, un dessinateur hors pair et un pastelliste lumineux.
Au travers du paysage et des scènes quotidiennes, Millet fait preuve d’une sincérité, d’une émotion et d’une poésie qui restituent la grandeur universelle du monde paysan.

Les peintres (Edward Hopper, van Gogh, Gauguin), les photographes (Walker Evans, Lewis Hine, Dorothea Lange…), les cinéastes (D.W. Griffith, John Ford, Terrence Malick, Michael Cimino…), les écrivains, les poètes reconnaissent en Millet un maître et une source d’inspiration.

Pour le plaisir : le monde paysan vu par Guy de Maupassant (1850-1893)
Extrait de La Ficelle (1883) :
« Sur toutes les routes autour de Goderville, les paysans et leurs femmes s’en venaient vers le bourg, car c’était jour de marché. Les mâles allaient, à pas tranquilles, tout le corps en avant à chaque mouvement de leurs longues jambes torses, déformées par les rudes travaux, par la pesée sur la charrue qui fait en même temps monter l’épaule gauche et dévier la taille, par le fauchage des blés qui fait écarter les genoux pour prendre un aplomb solide, par toutes les besognes lentes et pénibles de la campagne. Leur blouse bleue, empesée, brillante, comme vernie, ornée au col et aux poignets d’un petit dessin de fil blanc, gonflée autour de leur torse osseux, semblait un ballon prêt à s’envoler, d’où sortait une tête, deux bras et deux pieds.

Les uns tiraient au bout d’une corde une vache, un veau. Et leurs femmes, derrière l’animal, lui fouettaient les reins d’une branche encore garnie de feuilles, pour hâter sa marche. Elles portaient au bras de larges paniers d’où sortaient des têtes de poulets par-ci, des têtes de canards par-là. Et elles marchaient d’un pas plus court et plus vif que leurs hommes, la taille sèche, droite et drapée dans un petit châle étriqué, épinglé sur leur poitrine plate, la tête enveloppée d’un linge blanc collé sur les cheveux et surmontée d’un bonnet. […]

Tout cela sentait l’étable, le lait et le fumier, le foin et la sueur, dégageait cette saveur aigre, affreuse, humaine et bestiale, particulière aux gens des champs. »