Les baigneuses -1894-1905 -P.Cezanne

Paul Cezanne (1839-1906)

 

Les baigneuses

1894-1905

Huile sur toile
Dim 130 x 195 cm

Conservé à la National Gallery à Londres

 

 

Le peintre

« Ça commence mal » :
Lorsque Cezanne se présente au concours d’entrée d’une école des beaux-arts, il est refusé et ses juges mentionnent « qu’il peint avec excès ».
Cezanne passe son enfance à Aix en Provence, puis des années tumultueuses à Paris. Ses amis sont les artistes du mouvement impressionniste, Monet, Renoir et particulièrement Pissarro.
À leur côtés, il participa aux deuxième et troisième expositions indépendantes, en 1874 et 1877. Camille Pissarro incita Cezanne à exécuter des études en plein air, directement d’après nature. Ce conseil s’avéra essentiel pour le jeune Cezanne qui se présenta plus tard, comme un élève de Pissarro.
Durant les deux décennies qui suivirent sa participation aux expositions impressionnistes, Cezanne affina la facture de ses toiles et développa la technique du « passage », grâce à laquelle un aplat de couleur se diffuse ou « passe » dans un autre, créant une riche composition de couleurs vibrantes, changeantes mais stables, qui atteignent son objectif, celui de « faire de l’impressionnisme quelque chose de solide et de durable, comme l’art des musées ». Il expérimente aussi ce qui allait devenir la marque de fabrique de ses œuvres à venir : le renoncement au point de vue fixe et monoculaire qui dominait la peinture occidentale depuis la Renaissance. Cézanne introduit des points de vue mobiles et des perspectives multiples dans une scène unique.
Les tableaux de Cezanne rendent avec justesse la réalité du monde à travers une vision binoculaire, tout en attirant paradoxalement l’attention sur l’illusion de la construction.
Cezanne expérimente un mode pictural structurel et des perspectives multiples qui à la fois créent et annihilent l’impression de profondeur et maintiennent une fragile tension entre la réalité de la surface bidimensionnelle et l’illusion de tridimensionnalité -une entreprise qui ne s’avéra pas populaire de son vivant.
Certains de ses amis sont des écrivains et des intellectuels, Émile Zola est un ami d’enfance.
En 1886, Cezanne retourne à Aix en Provence, sa ville natale, et se réfugie dans un monde solitaire de structures picturales.

 

Le tableau

Parmi les rares peintures mentionnées par ceux qui se rendirent à l’atelier des Lauves figurent les Grandes Baigneuses de la fondation Barnes devant lesquelles Bernard a photographié Cezanne en 1904.
Les Baigneuses et son jardinier Vallier furent les thèmes constants de Cezanne aux Lauves.

Cezanne avait étudié le sujet des baigneurs, hommes et femmes, dans des paysages depuis le milieu des années 1870. Il reste plus de 70 études, peintes à Paris aussi bien qu’à Aix. Certaines sont plus achevées que d’autres, comme Baigneuses devant une tente –1883-85, conservé à la Staatsgalerie Stuttgart et Quatre baigneuses –1888-90, conservé à la Ny Carlsberg Glyptoteck à Copenhague.

Ces représentations idylliques de l’harmonie entre l’homme ou la femme et la nature appartiennent à une longue tradition d’images arcadiennes dans l’art européen.

Ce type de figures était enraciné dans les propres souvenirs nostalgiques conservés par Cezanne des baignades insouciantes de sa jeunesse en compagnie de Zola. Ce monde est puissamment évoqué dans le second chapitre de L’Œuvre, le roman de Zola (1886) avec ses descriptions passionnées des jours de leur adolescence passés dans la campagne aixoise.

Les représentations de baigneurs et de baigneuses sont l’une des expressions principales de l’attachement de Cezanne à la Provence et de la vision qu’il en avait.

 

Composition

Dans cette version, 11 femmes nues et un chien sont rassemblés dans un espace sans profondeur.

Disposés en frise dans la largeur de la toile, les corps massifs qui masquent la vue de l’eau, témoignent de la prédilection de Cezanne pour la géométrie. La nature devant être traitée « par le cylindre, la sphère et le cône ». Ces personnages et leurs positions font référence aux personnages lourds, volumineux de début de la Renaissance, notamment ceux des fresques de l’église de l’Arena de Giotto.

Les nus sont sculpturaux, anonymes et en parfaite osmose avec la nature qui les entoure.

Il n’y a pas de profondeur, les personnages se fondent dans le paysage.
Les couleurs participent à ce parti-pris, les couleurs des éléments de l’arrière-plan sont identiques à celles du premier plan.

Les figures et le chien occupent le premier plan, la nature occupe le second plan.
Les arbres, les roseaux, les nuages et le ciel, les couleurs se mélangent et saturent l’espace.

Les riches bleus foncés du ciel, les « bleus lunaires » décrit par Borély en 1905 qui imprègnent la toile, créent une lumière sombre et peu naturelle tout en soulignant les tons chauds des chairs dénudées.

Comparée à la version des Grandes Baigneuses avec ses touches denses, turbulentes et quelques nus impudiques, la version de Londres présente une atmosphère plus sereine.
Le paysage et le ciel y occupent une plus grande proportion de la surface picturale que les nus et aucune des femmes ne se présente de face au regardeur, la plupart d’entre elles nous tournent le dos, sont occupées d’elles-mêmes.

Cezanne se préoccupe de l’équilibre de l’ensemble de sa composition et des accords chromatiques heureux.

Les figures sont disposées sous de grands arbres de façon symétrique, ce sont des êtres picturaux dont la représentation est due à la nécessité d’équilibre des formes et d’accord des couleurs.

Sa touche forme des couches denses et superposées. Elles rappellent la manière « couillarde » adoptée par Cezanne lorsqu’il luttait pour maîtriser ses moyens d’expression en peignant des figures humaines durant les années 1860.
Les couches profondes et épaisses d’ocre et jaune, verts, bleus et lilas distinguent Les baigneuses des pesants contrastes de lumière et d’ombre caractéristiques des sujets de figures des années 1860.

Ses couches témoignent du travail laborieux de Cezanne et de son désir de peindre comme Courbet.

 

Analyse

I-   Cezanne ne perd jamais de vue la réalité et son aspect visuel.

Durant les dernières années de sa vie, Cezanne se consacre à la représentation de baigneuses sur des toiles de grandes dimensions.
Cezanne est obsédé par les questions de formes et la structure, ses baigneuses, comme ses recherches autour de la figure humaine en témoignent.

Cezanne a consacré près de 200 œuvres, peintures, aquarelles et dessins à ce sujet, des premiers Baigneurs -1877 aux ultimes Grandes baigneuses –1905-1906.

Le caractère enlevé du tableau, d’une grande fraicheur de couleurs et de touche, suggère qu’il a été peint sur le motif. Ce n’est pas le cas. Cezanne construit sa composition en atelier, il réfléchit à chacune des attitudes et place ses personnages féminins en frises.

Ces baigneuses sont à la fois classiques dans la manière qu’à Paul Cezanne d’aligner ses figures comme des statues antiques et profondément moderne dans le jeu des formes et des volumes, les corps fusionnent avec le paysage. La volonté de Cezanne est de créer un tout.

 

II-   Les tableaux de baigneuses de Cezanne sont des œuvres d’imagination.

En dehors des membres de sa famille et de son cercle domestique intime, dont plusieurs posèrent souvent pour des portraits, Cezanne semble avoir été dérangé par la présence d’une femme. Son sens des convenances l’empêchait d’engager des jeunes femmes en les payant comme modèles et il fit à Vollard vers 1899 la remarque qu’aucune femme de son âge n’accepterait de poser sans habits. L’étroitesses de vues de la société provinciale aixoise s’opposait à ce genre de pratique, même à l’intérieur de l’atelier, et encore moins à l’air libre, ce que Cezanne aurait certainement préféré.

Les personnages occupent l’espace.
Les corps ont une fonction architecturale.
Cezanne renforce la volumétrie de la forme par la couleur.

Cezanne invente le désengagement du corps, il traite le corps comme un paysage, comme un arbre, une surface égale de la peinture, du haut en bas et de droite à gauche.

La touche impressionniste, que Cezanne avait entre-temps dominée, si subtile et variée dans ses modulations et parfaitement adaptée par le peintre pour saisir ses myriades de sensations différentes sur le motif, était difficilement applicable à la représentation à une échelle monumentale de figures imaginaires dénudées.

Les baigneuses ont une puissance brute qui demande au regardeur contemporain un temps d’accoutumance.

 

III-   Vision et conscience synthétisent la pensée artistique de Cezanne.

Le regardeur peut envisager que les excursions répétées de Cezanne dans ses dernières années à la rivière aixoise l’Arc sont destinées à ressusciter le plaisir de ses souvenirs, à faire revivre les idylles de sa jeunesse.
Contrairement aux impressionnistes, Cezanne tente de suivre un parcours rationnel, il ne se limite pas aux phénomènes perceptifs de la lumière et de la couleur.
Dans ses tableaux sa rationalité permet au regardeur de reconnaître les formes et l’espace.

Il élimine la perspective, le clair-obscur et se sert de la couleur pour tout résoudre.

Sa représentation de formes tridimensionnelles à l’aide de hachures parallèles soigneusement structurées, qui font ressortir la planéité de la toile, distingue l’œuvre de Cezanne de celle de ses contemporains.
Les tableaux de Cezanne sont le produit d’une lente accumulation sur la durée.

Rivière souligne dans Lettres inédites de Paul Alexis à Émile Zola -1971 : « Dans tous ses tableaux, l’artiste émeut, parce que lui-même reçoit devant la nature une émotion violente que sa science transmet à la toile. »

Avec sa surface entièrement couverte de peinture Les baigneuses de Londres semble plus achevées que la version de Philadelphie. Cependant les pieds de la baigneuse allongée et le personnage curieusement rapetissé qui marche sous les arbres à droite de la composition, nous oblige à reconsidérer la question.

La toile de Londres est sereine « luxe, calme et volupté », l’harmonie idéale entre l’humanité et la nature.


IV-   Les tableaux des Baigneuses et Grandes Baigneuses inventent l’art du siècle à venir.

Ces deux tableaux constituent le testament artistique de Cezanne.

Philip Conisbee :
« Ce sont les plus importantes œuvres provençales de Cezanne, en raison des souvenirs, des émotions et des désirs qu’elles impliquent, peintes comme elles l’ont été dans l’atelier spécialement construit pour elles sur son sol natal. Elles furent ce dont il rêvait, une fusion harmonieuse d’un désir érotique incarné dans les figures humaines d’imagination peintes de façon luxuriante et placées dans un paysage présent et senti. Ces peintures pleines de lumière montrent comment Cezanne assimilait les leçons apprises en travaillant alors d’après nature, par exemple durant ses visites aux bords de l’Arc… »
« L’impression ouverte et aérée des Grandes Baigneuses de Philadelphie, avec son lumineux ciel bleu pâle, doit sans doute beaucoup aussi à la possibilité qu’avait le peintre de le faire entrer et sortir de l’atelier, au point qu’on pourrait dire qu’elle réconcilie parfaitement ses activités dans l’atelier avec celles de plein air, son imagination et son expérience de la lumière dans la nature. »

Ces deux tableaux n’ont cessé de susciter des polémiques et font partie des œuvres d’art les plus difficiles et pourtant les plus puissantes du début du XXe.

Tableaux incontournables, dispositif pictural essentiel des inventions futures dont les Demoiselles d’Avignon de Picasso et Luxe, calme et volupté de Matisse.

 

Conclusion

Les recherches de Cezanne ont été extrêmement solitaires, son caractère timide, introverti, l’a conduit à mener une vie très retirée dans sa maison d’Aix en Provence.

Quelques semaines avant sa mort, Cezanne écrit à Émile Bernard : « Je suis vieux, malade, et je me suis juré de mourir en peignant plutôt que de sombrer dans le gâtisme qui menace les vieillards qui se laissent dominer par des passions abrutissantes pour leurs sens. »

Bien que Cezanne fût incompris et peu estimé par ses pairs de son vivant, deux ans après sa mort ses œuvres étaient largement exposées et commentées.
Depuis la mort de Cezanne sa renommée n’a cessé de grandir.
Il a pris place définitivement parmi les « pères de l’art moderne ».

Cezanne joua un rôle déterminant dans le développement du cubisme et fut appelé le « père de l’abstraction moderne » pour l’emphase de ses hachures parallèles et de ses aplats de couleur ainsi que pour sa réinvention de la nature au moyen du cylindre, de la sphère et du cône.

 

Sources :

Catalogue d’exposition-2006, Cezanne en Provence –texte de Philip Conisbee : Atelier des Lauves
John Rewald auteur du livre Cezanne chez Flammarion