L’entrée du Christ à Bruxelles – 1888 James Ensor

 

James Ensor (1860-1949)

 

L’entrée du Christ à Bruxelles

1888

Huile sur toile

Dim 258 x 430 cm

Conservé à Los Angeles, au musée J. Paul Getty

 

Le peintre

Le peintre a grandi à Ostende où le carnaval est une fête importante.
Sa mère tient un magasin. Elle vend des masques, des animaux empaillés et des curiosités exotiques. Nul doute que l’excentricité de l’atmosphère familiale a grandement marqué le jeune Ensor.

De 1877 à 1880 il suit les cours de l’Académie des beaux-arts de Bruxelles.
Puis il revient à Ostende et installe un atelier dans le grenier de ses parents.
C’est dans ce lieu qu’Ensor réalisera ses plus belles œuvres.

En 1883, Octave Maus avec vingt artistes fonde le groupe des XX.
Dans les « vingistes » fondateurs il y a, entre autres, Ensor, Khnopff et van Rysselberghe. Ensor fait des allers-retours constants entre le retrait et l’adhésion au groupe. Ensor tout à la fois, cherche et refuse l’isolement.

Ensor est très marqué par les décès successifs de son père et de sa grand-mère.
Ces évènements provoquent un tournant dans la carrière du peintre.
À partir de 1887, les masques et les squelettes prennent une place prééminente dans son œuvre.

Ensor est un observateur caustique de son temps.

Le peintre constitue une étonnante transition entre le Symbolisme et l’Expressionnisme. Il préfigure l’avènement de l’Art moderne.

Ensor meurt le 19 novembre 1949, accompagné à sa tombe par toute la ville d’Ostende où il a passé sa vie. L’atmosphère carnavalesque de son cortège évoque le décor de son tableau L’entrée du Christ à Bruxelles.

 

Le tableau

Ensor a vingt-huit ans lorsqu’il peint ce tableau.

C’est son œuvre maîtresse.

Sur cette immense toile peuplée de personnages émergeants de violentes touches de couleurs discordantes et stridentes, Ensor représente le retour triomphal du Christ, bien qu’il soit presque impossible à discerner parmi la foule.

Le groupe des XX est constitué d’artistes avant-gardistes. Si les XX ne furent pas exclusivement des symbolistes, ils partagèrent leur intérêt pour les correspondances musicales et la représentation des lieux oniriques.
Ce tableau s’inscrit dans cette filiation.

Pourtant le tableau fût d’abord refusé au Salon des XX, car jugé trop audacieux.

Ensor vécu mal ce refus. Il écrit : « Mes concitoyens, d’éminences molluqueuse, m’accablent. On m’injurie, on m’insulte : je suis fou, je suis sot, je suis méchant, mauvais… »

Ce tableau fascinant sera découvert plus tard, au début du XXe.


Composition

Le tableau a une forme pré-expressionniste.

L’étrangeté du tableau tient à la fois à sa construction et aux couleurs.

Les personnages se bousculent au premier plan, dissimulés par les masques grotesques qui symbolisent la fausseté. Les créatures, les gens simples, les spectres et les masques sont assemblés en un groupe insolite.

Mille visages grimaçants envahissent la toile et égarent le spectateur.

Leurs regards sont insaisissables, vides et angoissants. Leurs bouches, grimées de rouge, s’ouvrent sur des sourires morbides ou des grimaces.

La foule suit un pitre coiffé d’une mitre et brandissant un bâton à l’avant du tableau. Ce personnage détermine l’axe du tableau, en enfilade derrière lui, une ligne relayée par le chapeau de cosaque d’un moustachu, conduit jusqu’au centre du tableau où, perché sur un âne gris, on repère le Christ grâce à son auréole.

La foule bigarrée qui évoque plus une fête carnavalesque qu’une cérémonie religieuse se condense ou s’éclate en vagues successives jusqu’au fond du tableau.
Au premier plan, une première vague contient les têtes et les masques de face et de profil.
Une deuxième vague est formée par la garde royale en buste et forêt de képis à pompons rouges. Peint comme une frise, ils forment trois ou quatre rangées.
Puis une troisième vague au centre de laquelle se tient le Christ les couleurs s’éclaircissent les formes se dissolvent, les masques et les personnages sont tous de profil.
Au-delà, une foule confuse s’étire jusqu’au fond du tableau. Les personnages se devinent, ils sont représentés en pied.
Ensor ne se soucie pas de l’échelle des personnages. 

De part et d’autre de la représentation, des promontoires contiennent la foule. Sur la droite du tableau, au premier plan, s’élève une estrade sur laquelle une troupe de comédiens est en train de jouer.
Un flot de banderoles occupe la partie gauche du tableau,  suivent des immeubles.  Aux fenêtres et balcons se bousculent des badauds.

En partie haute du tableau et traversant l’avenue, une large banderole rouge étire un slogan : « vive la sociale », un petit panneau à droite de la composition dans l’angle inférieur indique « vive Jésus ».
Ensor fait un pied de nez à la religion et au Christ.

Dans ce tableau, Ensor utilise le couteau à palette et travaille dans la matière.
Un critique parle des « truellages féroces » de James Ensor.

Le peintre maçonne son tableau.
Au fond du tableau, la foule, se dissout dans une clarté pâteuse.
Les personnages s’estompent en taches de couleurs.
Ensor combine des roses et des jaunes audacieux.

Ensor traite la lumière de façon visionnaire et magistrale.
La lumière exalte les couleurs radicales, poussées au plus vif.
La forme disparaît au profit de la lumière.
La lumière rendue par les lignes fluides et les hachures, exprime force et énergie.

 

Analyse

I- Ce tableau avec son fond iconoclaste, illustre le regard sombre du peintre sur l’existence.

Ce tableau est un pamphlet de la société, acide, espiègle et sarcastique.

Ensor a peint ce tableau juste après les décès de son père et de sa grand-mère. Cette année sombre 1887 le blesse énormément et marque un tournant capital dans son parcours artistique. Il abandonne l’académisme et explore ses fantasmes dans un style original et controversé.

Le refus de ses tableaux aux expositions a un impact psychologique très fort sur le peintre. C’est à partir de ces refus qu’ Ensor construit son univers de solitude d’où naîtront des visions extraordinaires.

La représentation des masques brouille la réalité. Difficile de déterminer s’il s’agit de personnages réels masqués, de marionnettes ou de fantasmagories.

Ensor a une passion pour les masques qui lui permettent de déceler toute la turbulence des expressions et lui permettent d’analyser le visage humain.
Les masques camouflent une réalité trop laide et trop cruelle aux yeux du peintre et les squelettes pointent la vanité et l’absurdité du monde.
Ensor dénonce la société bourgeoise, ses mensonges et ses silences.

Ensor peint la comédie humaine.
Il représente une satire sociale comme le faisait Tiepolo à Venise un siècle plus tôt. L’ironie et la dérision du tableau donnent une image grinçante.

Les visages sont illisibles et les silhouettes sont  juxtaposées pêle-mêle.
Les masques, les couleurs violentes, l’accoutrement insolite des personnages suscitent un sentiment de malaise et d’angoisse. Le peintre  joue avec les symboles populaires pour les rendre menaçants.

Ce tableau  fait référence au personnages folkloriques de la Flandre de Bosch et Brueghel.

II – La ligne religieuse rejoint la veine corrosive et trouve son apothéose dans ce tableau.

Le peintre s’est représenté englouti au milieu de cette mer de masques.
Il donne son propre visage au Christ, comme s’il sacrifiait sa vie et sa paix à la peinture.
Ensor peint l’émotion angoissante de la fatalité de la mort.
La mort est pour Ensor la seule vérité qui donne du sens à l’existence.

Ensor montre un étrange mysticisme, il surfe sur une dynamique christique
.Le Christ devient l’expression du vécu « ensorien ».

III- Ensor manie le pinceau et la plume :
Une citation extraite de Mes écrits de James Ensor :
« J’aime parler, écrire, ouïr, un langage au peintre amoureux des images. Parlons non pas la langue d’oc, d’ail, de chien, de chat, de latin ou de de lapin ; parlons forte langue claire et verte, trempée à chaud et à froid cimentée d’adjectifs retentissants. »
Dans ses textes le langage joue sur les sons de la même manière que le peintre joue sur les matières dans ses tableaux.
Ses textes font écho aux sarcasmes de ses tableaux. On retrouve son esprit vif.

Firmin Cuypers écrit sur ce sujet : « Il importe de ne pas méconnaitre l’écrivain. Les improvisations truculentes ou ambiguës d’Ensor demeurent des leçons de libre-parler et d’expression supérieure…Chose prodigieuse, il publie ses premiers écrits en 1890 devançant Apollinaire, Max Jacob, Dadas et Surréalistes…seuls pour lui, importaient le son, l’accent, l’allure, qui mènent le bien-dire -son bien-dire, fin et nerveux qui n’est pas d’un styliste mais d’un ornemaniste du mot. »

IV- La palette et les formes d’Ensor, comment ont-elles été influencées ?

La marque des maîtres flamands
Ensor admire la gestualité et la suavité de Rubens. Il s’identifie au maître qui incarne la Belgique. On retrouve aussi chez Ensor, la tradition de l’étrangeté et du fantastique véhiculée par les œuvres de Bosch et de Breughel.

Ensor se nourrit du réalisme des peintre français, Daumier et Courbet. Il l’exprime dans le portrait qu’il fait de sa sœur La mangeuse d’huitres -1882

Ensor s’intéresse aux représentations d’Odilon Redon et au Symbolisme.
Il s’intéresse à l’importance expressive de la couleur et de la ligne.

En exprimant ses idées et son sentiment à travers le motif,
Ensor instaure une transition entre le Symbolisme et l’Expressionnisme.

Ensor crée un trait d’union plastique entre le XIXe et le XXe, avec sa façon de mettre le sujet à nu ou de le transfigurer comme dans L’intrigue -1890.
Où il donne à chaque personnage un rôle à tenir en fonction de son masque.

Cette vision hallucinée de la réalité qui mêle l’insolite et le dérisoire marque les peintres expressionnistes qui découvrent l’œuvre d’Ensor durant la guerre de 1914. Comme Brücke et Emil Nolde.

Bien que Chagall développe sa propre symbolique on retrouve chez lui une vie secrète et fabuleuse comme chez Ensor.

Ensor est un peintre singulier.
C’est la solitude qui le rend extraordinairement contemporain.
La conscience de la solitude est la conscience moderne.
Exclu de la société Ensor appartient à un univers autre, celui de l’essayiste et poète, Antonin Artaud. Ils font du monde le conservatoire de la  légende du moi universel, qui est un acte de douleur et de solitude.

Ensor fonde sa conception de la modernité sur le culte de son originalité.

 

Conclusion

Parallèlement à la réalisation de L’entrée du Christ à Bruxelles
Ensor se venge des attaques dont il est l’objet dans une série de panneaux virulents, de gravures, et de dessins qui dénoncent les grandes injustices de son temps. Ces œuvres sont d’une grande véhémence et d’une liberté inégalée en cette fin de siècle.

En 1898, Ensor dit « ces masques me plaisaient aussi parce qu’ils froissaient le public qui m’avait mal accueilli ».

Les critiques n’améliorent pas son caractère misanthrope.
Son mépris pour le genre humain ne fit que croître.

Le monde finit par reconnaître son génie.
Il connaitra une gloire relative dans les vingt dernières années de sa vie.
Ensor est appelé le « prince des peintres ».
Le roi Albert en 1929 lui confère le titre de baron.

Face à des honneurs venus sans doute trop tard, Ensor parvint à la notoriété vers la quarantaine, le « prince » abandonne la peinture pour se consacrer à la musique.

C’est une sorte de mort picturale. Ensor assiste à son succès.
Lorsque Kandinsky rencontre le peintre, Ensor parle de lui à la 3ème personne.

Ensor fut parmi les premiers, avec Odilon Redon et Edvard Munch, à bousculer les valeurs établies.

Méconnu durant ses années de création – Ensor se décrit constamment comme un visionnaire à l’écart, il déclare « seule la postérité rendra justice à l’œuvre ».
Il avait raison.

Trop solitaire pour avoir des disciples, il marqua de son empreinte l’ensemble de la peinture belge contemporaine et nombre de peintres étrangers.

Les critiques au XXe ont imposé Ensor au musée d’art moderne de New-York.
« On a besoin des tableaux d’Ensor au MoMA, parce que sans Ensor on ne comprendrait pas Pollock ».

Il y a chez Ensor cette dimension existentielle qui en fait un vrai précurseur de l’Expressionnisme.