L’enterrement du comte d’Orgaz – 1586-1588 Le Greco

El Greco (1541-1614)


L’enterrement du comte d’Orgaz

Vers 1586 -1588

Huile sur toile
Dim 480 x 360 cm

Conservé dans l’église Santo Tomé à Tolède, Espagne

 

Le peintre

Domenico Theotokopoulos dit Le Greco est né à Candie, deuxième ville de Crète, un île dominée par la république de Venise.
Le Greco apprend la peinture d’icône avant son départ pour l’Italie.
En 1567, il quitte la Crète pour Venise où il reste trois ans. Dans cette ville il s’initie à la manière nouvelle,  influencé par le grand coloriste Le Titien,  par Le Tintoret et Jacopo Bassano. Il a vu également les œuvres du Corrège.
En 1570, il est à Rome, il complète sa formation en admirant les puissantes anatomies du plafond de la chapelle Sixtine. Il découvre l’art de la fresque et adhère à la fois aux orientations restauratrices de l’Église romaine et aux convictions des cercles humanistes.
Il est logé dans le palais du cardinal Alexandre Farnèse. Il fait la connaissance d’une jeune prêtre espagnol, Luis de Castilla qui devient son ami. Ce dernier lui facilite son arrivée à Tolède, à l’âge de 36 ans.
Le Greco restera toute sa vie à Tolède.
Installé dans cette ville, capitale de l’Espagne depuis le XIe, il est vite adopté par la brillante élite religieuse.
Le Greco réalise plusieurs commandes pour l’église du couvent Santo Domingo el Antiguo. Diego de Castilla lui commande  Le Christ dépouillé de sa tunique avant sa crucifixion un moment de la vie de Jésus rarement traité par les peintres.
Ce tableau est conservé dans la cathédrale de Tolède.

 

Le tableau

Ce tableau marque la première maturité de son style tolédan, jusque-là encore dominé par les références italiennes.

C’est une toile emblématique du siècle d’or espagnol et un chef d’œuvre du maniérisme.

Gonzalo Ruiz de Toledo, comte d’Orgaz, était un noble tolédan mort en 1323. Avant de mourir il avait affecté à perpétuité les revenus du village d’Orgaz au clergé et aux pauvres de l’église où il allait être enterré.

Le tableau illustre une légende locale populaire.

Info Wikipédia :
« Commandé en 1586 par le curé Andrés Núnez de l’église Santo Tomé de Tolède pour commémorer le miracle de l’apparition de deux saints lors de l’enterrement de ce noble de Tolède.
Le 15 mars 1586 est signé le contrat entre le Greco et le curé Andrés Núnez et le maire.
L’iconographie du registre inférieur est fixée de manière précise. La toile doit être de grandes dimensions.
« Sur la toile il sera peint une procession avec le curé et les autres membres du clergé qui officiaient pour l’enterrement du comte, quand descendirent saint Augustin et saint Etienne pour enterrer le corps du seigneur, l’un tenant la tête, l’autre les pieds, le déposant dans la sépulture et devant de nombreuses personnes…En dessus de tout ceci il faut faire un ciel ouvert en gloire ».

Le travail dura jusqu’à la fin de l’année 1587 et fut rendu pour la fête de Santo Tomé.

À la première évaluation, le Greco en demande 1200 ducats
« sans décor ni cadre ».
Après d’âpres discussions, le conseil de la ville enjoint la paroisse de payer les 1200 ducats.
La dette est réglée en 1590. »

Ce tableau qui est toujours accroché dans l’église Santo Tomé, a traversé les temps.
Il a survécu aux tempêtes de l’histoire, notamment au siège de l’Alcazar proche, en 1936 lors de la guerre civile et est devenu une véritable relique des miracles de l’Église.

 

Composition

C’est une composition oblongue, formée par la convergence de lignes courbes concentriques et descendantes.

La juxtaposition de deux mondes, ciel et terre, virtuel et réel, confronte les tonalités chaudes et la froideur des contrastes, les formes soutenues et les figures solitaires.

Les commanditaires ont demandé au Greco de peindre un miracle et le peintre s’exécute, à distance, en tant que spectateur.

Le tableau représente l’enterrement miraculeux de don Gonzalo Ruiz de Toledo, seigneur d’Orgaz, mort en 1323.
À son enterrement seraient apparus saint Augustin et saint Etienne pour ensevelir le corps.

Le corps revêtu de sa brillante armure et les saints, sont encadrés à gauche, par un moine franciscain et à droite, par un prêtre qui interpelle le ciel.
Au fond son représentés les différents portraits très réalistes des commanditaires de l’œuvre.
Au premier plan, un enfant désigne la scène, c’est le fils du Greco, Jorge Manuel Theotocopouli.
De sa poche dépasse un papier en alphabet grec. Y apparaît la signature du peintre, qui mit du temps à maitriser la langue espagnole.

Dans le registre supérieur, Jean Baptiste, de dos, intercède auprès de la Vierge Marie et de Jésus,  (Jésus est la figure centrale en blanc), pour que l’âme du défunt, une forme cotonneuse évoquant un bébé, portée par l’ange à la robe jaune vert -juste en dessous, rejoigne le royaume des cieux.
En haut à gauche, allongé sur un nuage, saint Pierre attend avec les clefs du Paradis.

La composition est scindée en deux registres, le ciel et la terre.

Entre la lumière du registre supérieur et les ténèbres éclairées par des torches du registre inférieur, Le Greco peint un contraste très fort entre les deux registres.

Dans le registre inférieur, le Greco a représenté le cercle des amis et commanditaires qui assistent à l’inhumation, la scène mythique de l’enterrement.
C’est une peinture réaliste qui représente une scène miraculeuse, un songe.
Les membres de la communauté écoutent le prêtre qui regarde le ciel et les rend témoins de la scène mythique du songe.
Les personnages sont représentés de manière minutieuse, réaliste, avec leurs fraises, leurs armures, leurs vêtements.
Ce sont des chevaliers  vêtus de noir, des hidalgos castillans. Ils sont placés en frise sur un fond sombre, sans accessoires exceptée la croix. Leurs mains ont des gestes maniérés. Leurs mains et leurs yeux parlent. Leurs visages sont tristes.
Aux deux extrémités de la frise, il y a deux clercs.
À droite, un officiant portant une étole dorée, est en train de lire.
À gauche, se tient un moine franciscain portant un habit gris.
À droite près du clerc en surplis on reconnait dans l’homme à la barbe blanche, Antonio de Covarrubias – parce que Greco a fait un portrait de lui. Le seul personnage de la frise qui nous regarde serait un autoportrait du Greco.
Les deux saints portent avec délicatesse le corps du défunt dans un linceul blanc.
Saint Augustin est à droite, il porte la mitre.
Saint Etienne est à gauche. Diacre de la première communauté chrétienne de Jérusalem, il est considéré comme le premier martyr chrétien. Au bas de sa riche chasuble est représenté son supplice, la scène de lapidation.

Le registre supérieur représente le monde céleste. Il se termine en demi-cercle.
Greco emploi une technique maniériste et vénitienne, fondée sur la couleur qui crée une spatialité.
Les tons sont livides, les formes très allongées, le ciel a un caractère spectral.
Saint Pierre, la Vierge Marie et le Christ attendent l’âme du défunt.
Jésus est au sommet d’un triangle, bras ouverts, revêtu d’un suaire blanc.
La Vierge porte un grand manteau bleu sur une robe rouge, Jean Baptiste lui fait face, il porte un peau de bête, ils sont tous les deux en position d’intercesseurs. Ils s’apprêtent à recevoir l’âme du défunt.
Saint Pierre, revêtu d’une tunique jaune, clefs en main, apparaît derrière la Vierge.
Cette composition est en mouvement, putti, ange à cheval sur un nuage, amples gestes de Jean Baptiste, de la Vierge et du Christ.

En opposition à la scène statique du registre inférieur, cette composition est une illustration du style baroque.  Les personnages sont placés à différents niveaux par opposition aux personnages en frise du registre inférieur.

Ce monde céleste a une grande force plastique.

Entre les deux registres, un ange aux ailes déployées dans l’axe du tableau, emporte l’âme du défunt semblable à un nouveau-né – c’est une masse cotonneuse, à travers le passage qui évoque une vulve.
Greco montre ainsi la mort comme une renaissance.

Greco renonce aux règles de la vraisemblance physique et abandonne les cadres objectifs de la représentation.
Dans la composition du registre supérieur,  la disposition géométrique triangulaire, installe une  symétrie et un équilibre fort.
La dynamique naît de la disposition des personnages dans l’espace qu’ils occupent.
Dans le registre inférieur, il n’y a pas de perspective linéaire, pas de ligne d’horizon, pas de terre, pas de ciel.
Le Greco a éliminé l’espace.
Le hiératisme des nobles de Tolède s’oppose à l’envolée céleste.

À la partie funéraire compassé, au rythme lent, s’oppose la partie céleste où coexiste la lumière, les couleurs complémentaires, les déformations des corps.

Dans le registre inférieur : Le dessin est sûr, les coloris sont durs, la lumière fait briller les vêtements de cérémonie.
Dans le registre supérieur : Les personnages sont déformés, leur corps délibérément allongés. Les coloris nacrés sont pleins de vitalité et servis par une belle lumière.

Par son cadrage serré, la composition est d’une grande force émotionnelle.

Le Greco interprète ce qu’il voit, le transforme.

 

Analyse

De la fin du XVe à la fin du XVIIe, le royaume des Habsbourg, qui s’étendait de l’Italie au Nouveau Monde, fut le plus puissant de l’Occident. L’Espagne était le siège du christianisme catholique, le défenseur de la foi et le foyer de l’inquisition.
Avec la réaffirmation du concile de Trente (1545-1563) des doctrines contestées par les protestants, l’art espagnol s’orienta vers un naturalisme rigoureux, capable d’offrir aux fidèles des préceptes moraux sans ambiguïté.

Le Greco quitta sa Crète natale pour l’Espagne en 1577.
Il est le peintre le plus original du XVIe.
Le Greco tente d’associer la couleur et la touche légère des vénitiens à la puissance des figures de Michel-Ange, comme dans L’enterrement du comte d’Orgaz, son chef d’œuvre.

Érudit et manifestement influencé par les recommandations du concile de Trente, Greco se réfère dans ses œuvres à des contenus doctrinaux pointus :
Les cieux de L’enterrement du comte d’Orgaz sont inspirés des écrits du Pseudo-Denys l’Aréopagite.

I-   Le Greco imite le monde d’ici-bas et imagine l’au-delà.

Pour Le Greco la peinture est à la fois une imitation et une amélioration de la nature.
On peut représenter l’invisible, les êtres célestes, pensait-il. Le monde naturel n’étant que le reflet imparfait du monde céleste, le peintre capable de rendre compte du monde visible devrait pouvoir imaginer l’invisible royaume des cieux.

Pour Le Greco, la beauté impliquait la vie, le mouvement, d’où ses personnages étirés, ses poses mouvantes, ses torsions, ses contours sinueux, le tout dans un flux perpétuel.

Le Greco a une imagination visionnaire de l’au-delà.
Le peintre se sert de son imagination aidée de l’inspiration divine pour composer son espace céleste.
Sa mission est de rendre visible, l’invisible.
Sa représentation des cieux exalte les possibilités d’expression de la couleur, les contrastes de lumière et les tensions au sein de la composition.
Avec sa conception du fond, un clin d’œil à feuille d’or des icônes, Greco atteint un équilibre stylistique mi-byzantin et mi-maniériste. Il se sert de la couleur pour rendre une spatialité, le fond devenu profondeur n’est qu’illusionnisme.
Les personnages sont transfigurés par la lumière, ils émergent dans un tourbillons crée par les violentes tensions des couleurs et de la lumière.
Une lumière dorée, héritage byzantin, projette l’image du Christ vers le regardeur.

II-   Le Greco privilégie le sentiment traduit par le geste.

Dans le registre supérieur, le style du Greco se caractérise par la déformation, l’étirement des corps, le crépitement des couleurs et l’abolition de la perspective classique.

Dans L’enterrement du comte d’Orgaz, Le Greco réussi à associer deux styles distincts pour représenter les sphères terrestres et célestes.

Un frisson d’inquiétude traverse le registre inférieur et exprime la profondeur de l’émotion religieuse. Les mains nerveuses, les yeux humides démontrent la fébrilité des visages.
Avec ses somptueux brocarts et sa brillante armure, le registre inférieur est un chef d’œuvre de naturalisme raffiné.
Des portraits réalistes de l’élite de Tolède (leurs yeux parlent) incarnent les spectateurs du miracle : la dépouille du comte d’Orgaz est mise en terre par les deux saintes apparitions.

Tandis que l’âme du chevalier mort, signifiée par la silhouette cotonneuse d’un enfant, s’élève vers le registre supérieur.

La sphère spirituelle aux violents contrastes colorés et déformations spatiales, où de sublimes disproportions physiques rayonnent de lumière divine.
Au-delà des humains et des normes, leurs corps pleins de muscles et de grâce, leurs longs cous, leurs mains magiques et leurs poignets cassés, leur vitalité anémiée, leur pâleur d’huître, le flot de couleurs qui les entoure,  illustrent la richesse extatique du royaume intérieur du Greco.

Les détails réalistes du registre inférieur renforcent l’élan mystique du registre supérieur.

Fruit d’une combinaisons d’influences diverses, principalement Titien, ce tableau puissant est une œuvre originale.
Greco avec son imagination transfigure les divers éléments dont il s’est nourri, l’héritage crétois, les leçons de la Renaissance italienne et l’atmosphère de Tolède.

Le tout est traité par un pinceau expressif qui traduit l’immatérialité de la scène.

III-    La vie forte comme la mort se concentre dans ce tableau.

Peintre attentif à l’âme, il traduit dans cette composition religieuse, la scène théâtrale sur laquelle prend vie la représentation du sacré. Ses recherches plastiques sur l’expressionnisme de la couleur et du mouvement expriment son profond mysticisme.

Ce tableau représente l’union entre le profane et le sacré.

Dans le registre inférieur, tout est regard, tout est mouvement, tout est suspension du temps.
Dans le registre supérieur, le Christ entouré de la Vierge, des saints et des anges, portés par un tourbillon sans fin, reçoit l’âme du comte.
Un unique mouvement anime l’ensemble du tableau, la nature participe au mouvement du sacré.

Le mouvement est infini, la nature épouse la permanence du mythe.

Greco maquille la religion en science-fiction.

Dans ce tableau règne le symbolique et prévalent l’éloignement et le détachement.

Le petit garçon qui nous présente la scène, les deux saints chargés d’élever le corps du comte et qui attendent un signe de cet enfant, la pose des nobles, tels des figurants, compose une scène qui demeure immuable et nous introduit dans un temps passé, éternel. C’est la peinture d’un miracle qui s’est produit deux siècles et demi auparavant.

L’enterrement du comte d’Orgaz, harmonieux et équilibré, tend vers le sublime.

 

Conclusion  

Le Greco est une figure internationale et intemporelle de l’art pictural, un artiste solitaire extravagant et génial.

Chef d’œuvre du Greco, L’enterrement du comte d’Orgaz est un tableau maniériste, c’est un symbole du siècle d’Or espagnol.

Le style du Greco anticlassique et antinaturaliste fut parfois qualifié
d’« expressionniste » ; oublié pendant deux siècles, il faut attendre le XIXe pour que les impressionnistes le sortent de son long sommeil.

Il inspira ensuite des artistes aussi différents que Picasso et Jackson Pollock.
Cezanne s’est référé au tableau de La vision de saint Jean –1608-14, pour ses Grandes Baigneuses –1898.

Guillaume Kientz :
« …Si Velázquez est une révélation pour la génération romantique (Manet), Greco est une révolution pour les avant-gardes (Picasso) ; Mieux il est l’un des leurs, un cubiste et un fauve, car Greco est l’outsider de la peinture ancienne. Son art en quelque sorte c’est la Renaissance à l’état sauvage. »

Le Greco est l’incarnation du baroque le plus extrême.

L’allongement des corps est un trait commun à tous les maniéristes, mais seul Greco, lui a donné la signification mystique d’une aspiration vers l’au-delà.
La transfiguration du monde extérieur qu’il opère dans ses toiles en fait un créateur sans véritables disciples.
Seul Velàzquez qui l’admirait est considéré, par la hardiesse de sa technique
« impressionniste », comme son héritier spirituel.

Le Greco s’est inséré dans l’imaginaire de notre époque, il nous bouleverse et nous fait réfléchir.

Guillaume Kientz -extrait du catalogue de l’exposition du Grand Palais ( 16-10-2019 au 10-02-2020 ) :
« Peintre de la Renaissance et cependant artiste grec, il forma ses propres prototypes, édicta ses propres canons, imposa ses propres formules et les répéta, pratiquant l’autoréférence, l’autocitation, générant en quelque sorte un auto-maniérisme dans un style si personnel qu’il aurait vite valeur de signature et d’une certaine manière d’image. »