Nicolas Poussin (1594-1665)
L’enlèvement des Sabines
1634-35
Huile sur toile
Dim 155 x 210 cm
Conservé à New-York au Metropolitan Museum
Le peintre
Nicolas Poussin est né au Hameau des Villiers en haute Normandie. Il fait son apprentissage à Rouen avec Quentin Varin puis à Paris avec l’école de Fontainebleau. Après un séjour à Venise, il s’installe à Rome en 1624 où il vécut le reste de sa vie -hormis un bref séjour à Paris, appelé par le roi pour décorer la grande galerie du Louvre (1640-42).
À la Renaissance et à l’époque Baroque, l’objectif suprême de la peinture était d’exprimer des préceptes moraux par la représentation d’épisodes édifiants de l’histoire, de la mythologie ou de la littérature.
On appelle peintures d’histoire ces œuvres, considérées alors comme les sommets de l’accomplissement artistique.
Nicolas Poussin est l’artiste emblématique de la peinture d’histoire au XVIIe. Pour lui, tout artiste se devait non seulement de traiter des sujets nobles et sérieux, issus de l’Histoire et de la Bible, mais aussi de trouver une manière adéquate de traiter chaque sujet.
Il était particulièrement attiré par les épisodes des mythologies romaine et grecque ou de la Bible qui louent les vertus du courage, du stoïcisme, de la loyauté et de la moralité individuelle, et il s’efforçait assidûment d’établir l’authenticité historique de ses représentations.
Sa conception de la peinture eut une profonde influence sur le rayonnement de l’Académie de France au XVIIe.
L’histoire
L’épisode est inspiré du récit de la fondation de Rome par l’historien romain Tite-Live (livre I, chapitre IX). Il illustre le moment où la première génération de Romains enlèvent les Sabines pour les prendre pour femmes.
Constatant que sa ville manque de femmes, Romulus invite un peuple voisin, les Sabins, à des jeux équestres. C’est un piège. À son signal, ses soldats s’emparent des femmes pour les prendre comme épouses et ainsi repeupler la ville. Les Sabins, venus non-armés, s’enfuirent en maudissant les romains qui venaient de violer les lois de l’hospitalité. Romulus se rendit le lendemain auprès des captives les assurant que ce mariage imposé les rendra heureuses par l’amour de leur mari romain, les intégrera à la Cité et leur donnera des enfants… Ulcéré, le roi sabin Titus Tatius attaque le Palatin et, Rome près de succomber doit la fin des combats à la seule intervention des Sabines, à présent romaines. En se jetant entre leurs maris et leurs pères et frères, elles décident les combattants à baisser les armes. Le conflit s’acheva par la signature d’un traité créant un seul État avec à sa tête Romulus et Titus Tatius.
Pour le philosophe Plutarque cet épisode symbolise la fondation du Forum, lorsque le champ de bataille laisse la place à un espace d’échanges.
Des vestiges retrouvés sous des temples datent le Forum des débuts de Rome (VIIIe-VIIe av. J.C.).
Ainsi la réalité de ce premier conflit est envisageable.
Le tableau
Poussin a choisit de représenter l’instant qui suit le signal de Romulus : celui où les soldats se battent contre les Sabins pour arriver aux femmes, lesquelles tentent de fuir et lèvent les bras en signe de détresse, geste répété jusqu’à l’arrière-plan.
Les enfants en pleur au premier plan, la vielle femme en état de choc au centre, la sauvagerie avec laquelle le jeune-homme à droite s’apprête à poignarder le père d’une Sabine, provoquent chez le spectateur une réaction presque viscérale et contrastent vivement avec les gracieux groupes de personnages de l’œuvre de Pierre de Cortone sur le même sujet.
Poussin a peint deux versions de ce tableau, celle de New-York en 1634-35 et celle de Paris en 1637-38. Celle de paris est exposée dans la collection de Louis XIV au musée du Louvre.
Les tableaux représentent une scène historique et légendaire, une scène d’enlèvement.
La version du Metropolitan proposée ici, a un décor plus antique et une scène moins large, moins cadrée par l’architecture que la version du Louvre.
S’il y a des modifications entre les deux versions, la plupart des personnages et des groupes se retrouvent dans les deux tableaux.
Composition
Ordre, clarté et simplicité caractérisent cette composition fidèle aux dictats du classicisme. L’espace est parfaitement composé.
La composition rigoureuse se décline sur trois plans.
Le premier plan représente une scène de rapt.
Au second plan se dressent, à droite du tableau un palais romain et à gauche du tableau, le Capitole.
À l’arrière-plan, des montagnes boisées rejoignent le ciel chargé de gros nuages.
Au premier plan, debout sur un promontoire- devant le temple dont on voit deux colonnes à gauche du tableau et dominant la scène, Romulus drapé dans son manteau rouge, lève de son bras gauche un pan de son manteau royal, tel un chef d’orchestre, il dirige le rapt des Sabines. Entre les colonnes du temple, derrière Romulus, se tiennent deux sénateurs.
L’enlèvement est mis en scène dans un désordre maîtrisé.
C’est une composition triangulaire avec un point de fuite légèrement décalé du centre. Elle repose sur deux diagonales qui se croisent, presque dans l’axe du tableau et partagent le groupe en deux parties symétriques, dégageant le centre occupé par une vielle femme à genoux et choquée, son attitude résume l’ambiance de la scène, faite de fuites, de larmes et d’épouvante.
À sa gauche, un groupe formé par un vieillard tentant de retenir le soldat qui un poignard à la main s’apprête à enlever sa fille tombée à terre, à sa droite, en écho, deux soldats soulèvent à bras le corps deux femmes épouvantées les bras levés criant leur détresse, l’un d’eux tente de l’emporter hors de la toile.
Sur la droite du tableau, un peu plus loin -les figures sont plus petites, se joue une deuxième scène avec un second jeu d’obliques inversées, celle du cheval part vers la gauche et celle des fuyards partent vers la droite, suivant le mouvement de leurs corps projetés vers l’avant les bras levés. Les Sabins fuient poursuivis par les Romains et leurs épées.
Ces entrelacs de lignes obliques ajoutent à la confusion et au drame.
En ménageant une ouverture entre les bâtiments, le point de fuite donne de la profondeur à la composition et conduit le regard jusqu’à l’horizon.
La ligne d’horizon définie par les collines est aux deux tiers de la hauteur.
Les verticales des édifices du second plan, enserrent la scène et participent ainsi au climat de violence et de furie qui se dégage de ce tableau.
La palette chromatique est composée de couleurs chaudes et sombres. Quelques touches de bleu, beaucoup de rouge promènent l’œil du spectateur dans la composition et dynamisent la toile.
Dans le fond du tableau les nuages sont illuminés par le soleil et le bleu du ciel s’estompe jusqu’au gris à l’horizon.
La lumière vient du ciel.
Elle projette ses ombres sur les corps faisant ressortir les musculatures et donnant du mouvement aux étoffes.
Elle éclaire violemment un enfant au sol ajoutant à la panique, à l’impuissance et au désespoir.
Dans le fond du tableau elle illumine les nuages créant la perspective atmosphérique qui repousse le fond du tableau.
Analyse
L’enlèvement des Sabines est une étape essentielle du classicisme.
Poussin saisit l’émotion ressentie par les protagonistes au moment crucial de l’histoire. Il exprime les « passions de l’âme » par une utilisation étudiée du geste et de l’expression du visage.
Poussin ne peint pas le sang, la violence, la panique et le désespoir sont dans les gestes, la répétition des postures : bras levés, têtes renversées et bouches ouvertes sur des cris muets.
Cette volonté est associée, à une recherche de clarté narrative et une tension dramatique.
C’est là qu’entrent en jeu la construction de l’espace. Le décor est structuré harmonieusement.
En organisant les désordres Poussin renforce l’impact des scènes narratives.
Sa composition est claire et ordonnée.
Il respecte les proportions et la symétrie de la mise en scène.
Les personnages sont représentés dans des positions statiques avec un entrelacement des corps et des bras qui expriment l’épouvante pour les Sabines et la cruauté et l’enthousiasme pour les Romains.
La torsion des corps rappelle la grâce des modèles de Raphaël.
Chaque personnage, inspiré du répertoire gréco-romain, est dessiné avec une grande minutie et force détails, jusque dans les chevelures des femmes déroulées sur les épaules ou tressées avec des turbans.
Le dessin prend le pas sur la gamme chromatique, dont les fulgurances de bleus et de rouges empruntent aux couleurs vénitiennes.
L’architecture enserre les sentiments. L’effroi et l’horreur très réalistes des femmes contrastent avec l’agressivité et la détermination des hommes.
Le décor est grandiose, Romulus dans un geste affecté, pose pour l’éternité de l’histoire, confiant dans l’avenir de la ville.
La règle des trois unités est respectée : unité de temps… étendu (entre le geste de Romulus ordonnant le rapt et les Sabins fuyant), unité de lieu et unité d’action.
Poussin ne cherche pas seulement le bel effet et, s’il montre l’expression des passions, il propose un sujet de réflexion avec une considération morale, fidèle aux préceptes de la peinture classique : Poussin en s’emparant du récit sur l’origine du mariage romain veut y déceler le secret de la réussite romaine.
Le rite du franchissement du seuil dans les bras d’un homme prend pour la mariée toute sa valeur idéologique à la lumière de l’épisode du rapt des Sabines. Cette violence crée le couple romain, elle prouve l’honnêteté morale de l’épousée et garantit sa fidélité car les qualités qui ont rendu nécessaire le recours à la force, protègent de toutes les tentatives de séductions.
Le rapt est le générateur paradoxal de la réussite conjugale.
Même s’il s’agit d’un fait historique, l’enlèvement des Sabines est un mythe à portée fondatrice. Il pose les qualités du mariage romain (et par extension du mariage en général) et principalement sa stabilité sur le dépassement de la violence par l’instauration de marques de respect qui remplacent les outrages par l’estime et la confiance.
L’enlèvement des Sabines est un chef d’œuvre du classicisme, chargé d’une terrible puissance et d’une grande beauté.
Conclusion
L’enlèvement des Sabines de Poussin influencera de nombreux artistes du XVIIe et, bien sûr, le courant néoclassique de David à la fin du XVIIIe.
Son travail fondé sur la clarté, la logique et l’ordre, favorise la ligne sur la couleur.
Le classicisme de Poussin avec sa rationalité rigoureuse et sa vision lyrique est une alternative au style baroque, dominant au XVIIe.
Dans la deuxième moitié du XVIIe, c’est Poussin qui, depuis Rome, donne ses lettres de noblesse au rayonnement du classicisme français dans toute l’Europe.
Poussin avec sa capacité à interpréter les sujets est qualifié de peintre philosophe par les historiens.
Poussin est une source d’inspiration et devient la référence française pour les artistes séduits par son style tels que David, Ingres et Cézanne.
Beaucoup de peintres à travers les siècles ont immortaliser cette histoire, je vous proposerai un florilège demain dimanche.