Le wagon de troisième classe – 1863-65 Honoré Daumier

 

Honoré Daumier (1808-1879)

 

Le wagon de troisième classe

1863-65

Huile sur toile
Dim 65,4 x 90,2 cm
Conservé à Ottawa au musée des beaux-arts du Canada

 

Le peintre

En 1808 Naissance à Marseille, d’Honoré Daumier, d’un père artisan vitrier.
En 1822 Daumier devient l’élève d’Alexandre Lenoir et copie au Louvre les antiques et les maîtres.
En 1830 C’est le début de la monarchie de Juillet.
Daumier publie ses premières lithographies dans le journal satirique La Caricature.
En 1831 Gargantua une caricature irrévérencieuse de Louis-Philippe vaut à Daumier six mois de prison.
En 1832 Série des 36 bustes, appelés par Daumier les « portraits des célébrités du juste-milieu » ou les « parlementaires ».
En 1834 Daumier publie Le Ventre législatif qui met en scène les plus célèbres députés de droite.il fait paraître La liberté de la presse puis L’Enterrement de La Fayette et la Rue Transnonain qui condamne la répression policière.
En 1835 La caricature est interdite.
Daumier collabore alors au Charivari, auquel il restera fidèle pendant vingt-cinq ans.
En 1838 Daumier consacre une série de caricatures de mœurs aux exploits de l’escroc opportuniste Robert Macaire
En 1845 Daumier épouse une jeune couturière et s’installe sur l’île Saint Louis.
En 1848 Daumier participe au concours pour la figure de la République qui le conduit à la première exposition publique de sa peinture. Le rapport entre lithographie, dessin et peinture se renforce à partir de 1848.
En 1850 Première grande sculpture de Daumier Ratapoil
En 1860 Il est licencié du Charivari, sous les pressions policières de l’Empire. Le chômage contraint Daumier à tenter de vivre de ses aquarelles.
En 1863 Napoléon III face à la montée de l’opposition républicaine lâche du lest. Il autorise le Salon des refusés et le Charivari réembauche Daumier.
Pour son retour, paru un article publicitaire qui salua « ce dessinateur qui a le rare talent de faire, même de ses caricatures, de véritables œuvres d’art ».
En 1865 Grâce à Corot, Daumier s’installe à la campagne, à Valmondois et y compose sa dernière lithographie, Les Châtiments.
En 1877 La cécité dont est atteint Daumier progresse rapidement
En 1878 Une rétrospective Daumier est organisée à la galerie Durand-Ruel, sous la présidence de Victor Hugo. Daumier presqu’aveugle n’y assiste pas. L’exposition est un échec.
En 1879 Quelques mois plus tard, Daumier meurt dans sa maison de Valmondois- près de Pontoise.
En 1880 Sa dépouille mortelle est transférée au cimetière du Père-Lachaise, à proximité de Corot et de Millet.

Baudelaire est le seul à avoir appréhendé à partir de ses lithographies et de ses caricatures (il ne connaissait ni sa peinture, ni ses sculptures), le talent de Daumier. Il voit dans Daumier, avec Ingres et Delacroix, le troisième grand dessinateur du siècle.

Voisin de Nègre, et ami de Nadar et de Carjat, Daumier s’intéressa à la photographie, dont l’invention lui est contemporaine.

 

Le tableau

Au milieu du XIXe, la classe ouvrière, qu’elle fut rurale ou urbaine, devint un nouveau sujet artistique.

Ce souci de dépeindre le monde contemporain et ses conditions de vie fit du réalisme européen un mouvement artistique autant qu’un manifeste sociopolitique.

C’est un tableau naturaliste, une vue de l’intérieur d’un wagon. Il montre un groupe de personnages, dont une mère et son nourrisson, une vieille femme vêtue d’une cape et un garçonnet endormi.

Daumier évoque avec ce wagon bondé les progrès accomplis au XIXe en termes de mobilité grâce au train et dénonce la misère qui régnait dans une grande partie de la société française à cette époque.

 

Composition

Daumier s’appuie sur l’aménagement d’un wagon de 3ème classe pour concevoir son espace.

La composition s’articule autour des lignes horizontales, prisonnières d’un cadrage très serré.

Ainsi les deux plans sont dos à dos, plaqués l’un sur l’autre.

Au premier plan
Trois personnes, une femme allaitant son bébé, une femme serrant son panier sur ses genoux et un enfant endormi. Ils appartiennent au petit peuple de la troisième classe.
Au second plan un groupe de personnes, assis face à face, des hommes des femmes, des vieux des jeunes, tous on le regard lourd de fatigue, tous sont harassés et résignés.
Ils sont en conversation.
Chaque personnage est investi d’une identité propre, avec des traits individualisés.

La lumière entre par les deux fenêtres, à gauche sur le tableau. La lumière balaye la composition. C’est une lumière crépusculaire.
Elle installe une atmosphère en corrélation avec le propos du peintre, exprimer l’indigence.

La palette est sobre, le tableau est noyé dans les glacis de brun, sculptés par les lumières et les ombres.

La facture est très libre.

Le dessin, le rapport entre les pans de lumière et d’ombre et l’articulation des plans, répondent aux dictats d’une composition moderne.

 

Analyse

Dans les faits et les gestes des gens ordinaires, du quotidien, Daumier rend la poésie et l’humour du banal et de la vie triviale. À sa façon Daumier fut le premier peintre de la vie moderne.

C’est un tableau miroir qui s’inscrit dans l’esthétique réaliste.

C’est le tableau de la misère et de la pauvreté.

C’est la force des regards des personnages qui accroche l’attention du spectateur. L’expression dynamique de ces personnages est d’une grande modernité.
La femme au panier fixe le spectateur, c’est un regard de reproche. « Tu regardes ma misère, ma souffrance, je suis harassée de fatigue, c’est ma vie ».

La scénographie du tableau montre ses aspects intimiste et humaniste.

Le trait aigu du peintre blesse le spectateur.

Le cadrage serré évoque une photographie.
Daumier a capté un instant, arrêté le temps une seconde.
Le spectateur perçoit les battements des cœurs.
C’est la force de Daumier. Son tableau est terriblement vivant.

Le tableau illustre un sujet sociétal, tous les artistes -écrivains, poètes, peintres et sculpteurs de cette époque s’emparent de ce sujet : pauvreté, misère, travail.

Sauf Courbet qui ne se préoccupe pas dans son œuvre des damnés de la terre.
Il laisse à Daumier, qui parle moins haut mais plus sincèrement, les wagons de 3ème classe.

C’est à cette époque que Victor Hugo publia les Misérables.
Comme Daumier, Victor Hugo mêle le réalisme social, la misère, l’injustice et l’histoire.

Millet avec ses Glaneuses traite le même sujet, l’impact est différent.
Daumier prend à parti le spectateur alors que Millet montre.

Une chanson illustre le tableau de Daumier -paroles de Jules Jouy :

« Dans les larmes ça vient au monde,
Chair à guignon.
Ébouriffé, suçant son pouce,
Jamais lavé,
Comme un vrai champignon, ça pousse
Chair à pavé

À quinze ans, ça rentre à l’usine,
Sans éventail,
Du matin au soir, ça turbine,
Chair à travail.
Fleur des fortifs, ça s’étiole,
Quand c’est girond,
Dans un guet-apens, ça se viole,
Chair à patrons. »

Le wagon de troisième classe est un tableau rude, sans complaisance, qui parle de la résignation à l’état de pauvreté, un tableau fataliste.
Daumier peint un sujet universel.

Daumier est un maître dans la représentation du réalisme trivial et de l’expression outrancière.

L’improvisation apparente et l’aspect inachevé de ses peintures sont à son image.  Ils traduisent sa crainte de sacrifier l’essentiel à l’accessoire.

Henri Loyrette écrit « …il ne travaillait jamais d’après nature…Il avait une mémoire prodigieuse.
Baudelaire dit que « son crayon était doué de mémoire ». Mais on sait très peu de chose sur sa manière de travailler… c’est la force de Daumier ; Il stigmatise la bêtise, la corruption de certains milieux, ce qui est un phénomène intemporel. C’est un artiste d’aujourd’hui et sa force tient aussi à cela.
…Daumier est un artiste muet qui ne parle pas, n’écrit pas, et sur lequel on n’écrit pas… Il était considéré comme un lithographe, il n’avait pas la surface sociale d’un Ingres ou d’un Delacroix. Lui-même avait plutôt une volonté de se tenir en retrait…
C’est pourtant l’une des œuvres les plus forte du XIXe…
…je craignais en organisant l’exposition que les tableaux souffrent de ces petits formats ; cet élément a d’ailleurs joué dans le désintérêt qu’il a suscité, étant encore à contre-courant dans son siècle. J’avais donc peur qu’ils paraissent minuscules ; or ils gardent une force extraordinaire, une monumentalité stupéfiante et une humanité, une compassion, un force émotive bouleversantes.»

Jérôme Coignard ajoute « Toiles, panneaux et sculptures sont, sauf exception de dimensions modestes, mais l’ampleur du geste, la puissance de la vision en font des œuvres monumentales. »

 

Conclusion

Pour conclure, voici celle de Baudelaire (extraite de son livre Critique d’art) :

« Daumier a poussé son art très loin, il en a fait un art sérieux ; c’est un grand caricaturiste. Pour l’apprécier dignement, il faut l’analyser au point de vue de l’artiste et au point de vue moral.
Comme artiste, ce qui distingue Daumier, c’est la certitude. Il dessine comme les grands maîtres. Son dessin est abondant, facile, c’est une improvisation suivie ; et pourtant ce n’est jamais du chic. Il a une mémoire merveilleuse et quasi divine qui lui tient lieu de modèle. Toutes ses figures sont bien d’aplomb, toujours dans un mouvement vrai. Il a un talent d’observation tellement sûr qu’on ne trouve pas une seule tête qui jure avec le corps qui la supporte. Tel nez, tel front, tel œil, tel pied, telle main. C’est la logique du savant transportée dans un art léger, fugace, qui a contre lui la mobilité même de la vie.
-Quant au moral, Daumier a quelques rapports avec Molière. Comme lui, il va droit au but. L’idée se dégage d’emblée. On regarde, on a compris… Ce qui complète le caractère remarquable de Daumier…Il fait deviner la couleur comme la pensée ; or c’est le signe d’un art supérieur, et que tous les artistes intelligents ont clairement vu dans ses ouvrages. »

Honoré Daumier peint la pauvreté des villes.
Comme il le résumait : « Il faut être de son temps ».

Poursuivons avec Henri Loyrette :
« …Sa peinture a été vue plus tard. Daumier n’a été l’homme que de quelques-uns Baudelaire, Manet, Degas, Cézanne, puis Rouault, Picasso.On parle d’un « effet Daumier » sur les œuvres de Manet, de Degas, de Picasso ou du cinéaste Eisenstein (qui observe attentivement ses cadrages, sa manière de déployer le sujet, la chimie interne de sa lumière souvent crépusculaire et, par-dessus tout, sa science du mouvement des personnages.)  »

Michael Pantazzi analyse l’influence de Daumier sur Eisenstein :
« inéluctablement les dispositifs scéniques de Daumier servent au cinéaste pour des séquences du Cuirassé Potemkine (1925). »

Daumier n’est pas seulement l’auteur des caricatures lithographiées qui l’ont rendu célèbre, c’est un grand peintre, un grand dessinateur et un grand sculpteur.

Si ses caricatures enchantèrent ses contemporains et bien qu’il fût admiré par Baudelaire et Degas, l’importance de ses sculptures et de ses peintures ne sera reconnue qu’au XXe.

………….

Les citations sont des extraits des interviews, d’Henri Loyrette, Jérôme Coignard et Michael Pantazzi publiés par la revue Connaissance of Arts dans le cadre de l’exposition Co organisée au Grand Palais par Henri Loyrette du 8/10/1999 au 03/01/2000.