Le viol de Tamar – 1640 Eustache Le Sueur

Eustache Le Sueur (1616- 1655)

 

Le viol de Tamar

1640
Huile sur toile
Dim 189 x 161 cm

Conservé à New-York au Metropolitan Museum of Art

 

Le peintre

Le Sueur est l’un des fondateurs d’une « branche » du classicisme, l’atticisme.
En 1632 il intègre le plus célèbre et le plus actif des ateliers de la capitale, celui de Simon Vouet. Il passera une dizaine d’années dans cet atelier et complètera sa formation en visitant les palais royaux (dont Fontainebleau) et les premières grandes collections parisiennes, riches en tableaux italiens de la Renaissance et du début du XVIIe. Si Le Sueur est l’un des rares peintres à n’avoir pas fait le voyage à Rome il n’en demeure pas moins que sa formation auprès de Vouet (qui a longtemps séjourné à Rome) lui a permis de connaitre les diverses facettes de l’art pictural italien. On distingue deux périodes dans la carrière de Le Sueur, jusqu’en 1645 sous l’influence de Vouet, on reconnait ces tableaux à leurs coloris chatoyants ; à partir de 1645, Le Sueur se détache de Vouet son style devient plus sévère et plus rigoureux.

 

L’histoire

Tamar, fille du roi David, fut violée par son demi-frère, Amnon. Le roi David n’est pas intervenu lorsqu’il a entendu parler du viol. Deux ans plus tard, son frère Absalom venge Tamar en tuant le coupable.

 

Le tableau

Le Sueur représente le moment où Tamar essaie désespérément de repousser son agresseur presque nu, qui la menace d‘un poignard.
L’urne renversée, l’éventail tombé à terre et la servante en fuite sont autant d’indications de la violence de la scène.

 

Composition

La composition s’équilibre autour d’une grande diagonale traversant le tableau – du coin inférieur droit au coin supérieur gauche ; elle passe par le genou de Tamar la hanche d’Amnon, le bord du lit et l’épaule de la servante.
Cette diagonale participe à l’ambiance de violence, elle est comme un coup de fouet sur la toile.
Un sol de dalles et de planches, nu, s’étire jusqu’au fond du tableau parallèlement à la diagonale, il induit la profondeur du tableau. Avant les estampes japonaises, Lesueur a utilisé ce principe de composition, une diagonale qui coupe la toile en deux parties, l’une avec les personnages, l’autre vide ou presque. Degas dans ses tableaux de danseuses et bien d’autres artistes utiliseront ce principe.
Le peintre ponctue sa toile avec des amphores, au premier plan à gauche, l’urne renversée a roulé au sol où elle se déverse -formant une flaque, dans le fond du tableau une urne dorée -décorée d’un dessin de personnages et de guirlandes de fleurs, se tient bien droite devant une grande baignoire, elle initie une verticale parallèle au bras levé d’Amnon et fige l’action.
Une imposante draperie rouge occupe le tiers supérieur droit du tableau. C’est le rideau du lit dont on aperçoit un bout plissé de soierie rose à galons dorés dans le dos d’Amnon. Ce volumineux tissu rouge est maintenu en hauteur par les boiseries du lit. Les cascades d’étoffe descendent jusqu’au premier plan au-dessus des personnages qui se tiennent côte à côte presque nus devant le lit.
Le mur de la chambre sur lequel viennent en applique deux colonnes doriques occupe l’arrière-plan à gauche du tableau et dégage un espace dans lequel se faufile une servante en fuite.
C’est une mise en scène théâtrale.

La lumière entre dans le tableau par le coin supérieur gauche est descend sur les personnages en s’appuyant sur la diagonale. Elle souligne la musculature du bras levé d’Amnon et inonde la poitrine de Tamar. Au passage elle fait chatoyer les étoffes et glisse sur le sol jusqu’à ses reflets sur l’urne renversée et ses ronds d’ombres dans la flaque. Elle couvre d’ombre la servante qui s’enfuit, personnage secondaire mais utile dans la compréhension de la violence de la scène.

Les couleurs sont éclatantes, lumineuses, vénitiennes …on sait l’influence du maître (Vouet).

Le dessin est léché, précis. Les corps sont beaux, inspirés des sculptures antiques, fidèles aux dictats du classicisme. On observe les délicats rinceaux du tissu de brocart rouge et le décor dessiné ton sur ton de l’urne dorée.

 

Analyse

Comment Le Sueur adapte les effusions baroques de son maître -le peintre Vouet, en s’inspirant du classicisme de Poussin et crée un nouveau style l’atticisme.

Du style baroque, le tableau est artistique et théâtral avec une image agitée construite sur une diagonale. La dispersion chromatique, la sensualité, le raffinement et le réalisme puissant faisant appel à des procédés illusionnistes font que la toile semble prolonger le monde du spectateur.

Le Sueur a fait le choix de représenter ses personnages en gros plan, le spectateur « a le nez » sur les héros du tableau.

Du classicisme, le tableau a l’art de faire entrer les personnages dans la composition. La grande diagonale qui traverse le tableau est le « nerf de la guerre », elle infuse une grande énergie. Elle sépare le coté vide du coté plein servant une composition rigoureuse et guide la lumière.
Elle parle de la violence du tableau.
L’influence de Poussin et du classicisme se retrouve également, dans
-le décor de la chambre, à l’arrière-plan du tableau les colonnes doriques ornent le mur du fond
la précision du dessin, les personnages sont « tirés au cordeau », le trait est sûr et précis, le magnifique tissu de brocard rouge déroule ses arabesques dessinées avec délicatesse.
le rôle de la lumière dont les jeux d’ombres sculptent les corps.

Les formes idéales des personnages, inspirées des sculptures antiques et leurs attitudes aux profils idéalisés, l’observation de la perspective et la composition soignée rappellent également les toiles de Raphaël.

Le Sueur, dans ce tableau, avec la recherche de la précision, l’impact de la lumière, les coloris brillants et la référence aux modèles de l’antiquité crée son propre style, l’ historien jacques Thuillier l’appelle l’atticisme.
Un subtil dosage des leçons de Vouet et de l’exemple de Poussin.

« Le Sueur introduit dans la peinture française l’art d’être simple dans la grandeur, vigoureux dans la douceur, bref de pratiquer un éloge sans flatterie » écrit Marc Fumaroli dans L’École du silence.

L’enlèvement de Tamar est aussi une peinture d’histoire.
L’introduction des corps idéaux dans son tableau permet à Le Sueur d’exprimer la morale universelle de l’évènement historique qu’il représente.

Le Sueur a saisi l’émotion ressentie par les personnages au moment crucial de l’histoire. Il peint le moment où Tamar est sur le point d’être violée par son demi-frère Amnon.
Le spectateur a un effet d’arrêt sur image rendu par les gestes sobres, précis et dramatiques.
Le rideau du lit impose sa présence, rouge comme la violence, ses nombreux plis augmentent la tension dramatique. Ce rideau est l’identité du lieu, la chambre. Un ciel menaçant se rependant en vagues jusqu’au-dessus de la tête des personnages. Le lyrisme éclabousse la toile.

Le spectateur est trop près, il entre dans la chambre malgré lui, il est voyeur. Il participe à la violence de l’acte. Il voit comment Amnon prend par la force celle qu’il désire. Il est dans le bras armé d’un poignard d’Amnon, il est dans le corps plié de la jeune-femme qui tente de repousser son agresseur. Il voit la servante, témoin de la scène, en fuite à l’arrière-plan. Elle n’intervient pas. Son comportement symbolise son impuissance contre l’inéluctable, le viol.

La force du tableau est son impact sur le spectateur, c’est la volonté de Le Sueur.
Le décor est magnifique, les personnages sont beaux et il se joue un drame d’une grande violence, la jeune-femme tente d’échapper à l’étreinte de l’homme qui la menace poignard levé.
La beauté de Tamar évoque un désir passionné auquel Amnon ne peut résister.
Le spectateur n’entend pas les cris de Tamar, il est saisi par sa beauté et c’est le drame et la morale de l’histoire :
Le Sueur a exprimé l’ambiguïté de l’amour entre un homme et une femme.

Cette dimension moralisatrice amène le spectateur à une réflexion plus profonde : Qu’est-ce que l’amour ? L’amour est-il nécessaire pour construire une relation entre une homme et une femme ? que faire pour que l’amour dure et ne se transforme pas en haine ?
Quand on tombe amoureux on se concentre sur l’émotion qui se développe en nous. Cette phase est normale à condition qu’elle ne dure pas en enfermant sur elle-même la personne amoureuse. L’amour après cette courte phase égocentrée doit se porter sur l’être aimé en lui permettant de s’épanouir.
Malheureusement pour Amnon, il s’est enfermé dans cette phase égocentrée.

L’amour dans le respect de l’autre est un état d’esprit, une démarche nécessaire.

Les siècles sont passés et la morale est toujours d’actualité.

 

Conclusion

Les peintures sont perçues comme des documents historiques qui permettent d’interpréter les textes bibliques.

Le viol de Tamar est répertorié dans le lexique de l’iconographie chrétienne comme l’un des thèmes privilégiés des peintre italiens et néerlandais des XVIe et XVIIe. Certains peintres représentent l’approche hésitante d’Amnon, d’autres représentent la répudiation de Tamar, l’éventail du choix du motif sur le même sujet est très étendu.

Le Sueur est en 1648, l’un des membres fondateurs de l’Académie royale de peinture et de sculpture présidée par Le Brun. Un haut lieu de transmission et d’enseignement par l’exemple où les œuvres de Poussin sont le modèle à suivre où l’étude d’après nature tient une place importante, où prévaut la connaissance de l’art antique à la recherche d’un idéal de perfection et d’équilibre.

Le Sueur fut injustement oublié au XIXe, cependant son travail a influencé des peintres comme Ingres, Girodet, Puvis de Chavannes et Maurice Denis.

Son œuvre est revenue sur le devant de la scène à la fin du XXe avec une exposition au musée de Grenoble en 2000.

 

Demain, dimanche je vous proposerai un florilège de tableaux reconnus par les historiens de l’Art comme des œuvres du style atticisme.