Maertens van Heemskerck (1498-1574)
Le triomphe de Bacchus
1536-37
Huile sur panneau de chêne
Dim 56,3 x 106,5 cm
Conservé au musée d’Histoire de l’Art à Vienne.
Le peintre
Maerten van Heemskerck est issu d’une famille de paysans. Son père le place en apprentissage auprès de Cornelius Willemsz et jan Lucasz à Haarlem. Il s’enfuit à Delft puis étudie la peinture auprès de Scorel à Utrecht de 1527 à 1529.
En 1532, il part en voyage à Rome où il développe une fascination particulière pour les vestiges romains. Il peindra les Huit merveilles du monde. Huit, parce qu’aux canons antiques, Maerten van Heemskerck a ajouté le Colisée de Rome. C’est sûrement pour ses dimensions exceptionnelles et sa valeur historique que le peintre a voulu faire du Colisée sa huitième merveille. Le gaveur Philippe Galle réalisera une série de gravures sur ce thème, qui vaudra à Maerten van Heemskerck la célébrité, en 1570.
Il séjourne à Rome de 1532 à 1536. Il dessine des édifices antiques, des églises médiévales et les fresques de Raphaël et de Michel-Ange. De ce voyage on connaît deux albums de dessins conservés à Berlin comprenant des vues de Rome, des statues et des monuments antiques. À son retour au Pays-Bas, il fait graver ses dessins.
Revenu au Pays-Bas il s’installe à Haarlem où il devient doyen de sa guilde en 1540. Il se constitue une clientèle nombreuse et lucrative.
En 1572 il quitte Haarlem fuyant le siège mené par les Espagnols et se réfugie à Amsterdam.
Le tableau
Maerten van Heemskerck réalisa ce tableau à son retour de Rome et s’inspira d’un sarcophage et de sculptures romaines.
Il illustre les Métamorphoses, IV, V.24-30 d’Ovide.
Après avoir soumis les Indes par la force, Bacchus s’en revient triomphalement sur un char rutilant.
Il s’entoure de satyres, de ménades, de centaures qui chantent, dansent et s’enivrent.
L’iconographie antique le représente généralement sur un char tiré par des panthères.
Composition
C’est une frise permettant le déploiement d’une procession dans un paysage en ruine.
La foule en mouvement rappelle une frise antique représentant une fête romaine. Les figures, cadrées de près, sont en mouvement. Bacchus entre triomphalement par la droite de la composition.
Maerten van Heemskerck donne à Bacchus des allures de fêtard obèse.
Encore jeune mais déjà bedonnant il est avachi, abreuvé en jus de la vigne.
Bacchus trône sur un char que tracte un bœuf sur lequel est juché un satyre. Bacchus est représenté sous l’apparence d’un homme mur, trapu et bien en chair, tenant un thyrse qui est l’un de ses attributs traditionnels.
À ses côtés, le soutenant, figure le dieu Pan, cornu.
Le raisin emplit les cornes d’abondance, déborde des vases et des plats que portent les uns, s’accroche aux thyrses que brandissent les autres.
D’ordinaire, Dionysos est associé à Silène.
La figure obèse de celui-ci est étrangement absente du cortège, à moins que Bacchus n’incarne en quelque sorte une identité hybride, associant à sa propre nature celle de son père adoptif ; il semble avoir hérité la corpulence de ce dernier.
Ses autres compagnons habituels, faunes, satyres et ménades, dansent et jouent de la musique en se dirigeant vers un autel situé dans un temple circulaire.
À gauche de la composition et en arrière-plan se trouvent des reconstitutions d’architectures antiques avec une ruine d’arc fictif à gauche de la composition, et un monument historique romain authentique : le temple de Vesta à Tivoli -au fond du tableau.
Le bâtiment qui s’inspire des arcs de triomphe romains est représenté en ruines et envahi par des herbes. Le fronton qui le surmonte est en grande partie brisé, les arcs sont soutenus par des statues représentant des satyres. L’espace dégagé entre les arches est le chemin qu’emprunte la procession.
Dans le fond du tableau, à droite, le Temple.
C’est Bacchus qu’on y honore ; le dieu réapparait donc, cette fois sous l’aspect d’une statue d’éphèbe, juchée sur un haut piédestal cantonné de sphinges au centre du temple.
On accède à ce temple par un pont sur lequel le début de la procession avance portant des thyrses et dont la gestuelle trahit l’ébriété.
Pour signifier la longueur du parcours et la profondeur de la composition, les silhouettes sont minuscules et le temple est bleu, respectant la loi de la perspective atmosphérique.
Dionysos dans cette composition est le sujet et l’objet de son culte.
Les figures sont groupées en une frise processionnelle au premier plan.
La plupart des personnages composant cette foule turbulente sont nus.
Deux saltimbanques retiennent l’attention, celui qui monté sur des échasses, domine la foule, tandis que le second, un acrobate aux chevilles ceintes de grelots, se livre à une audacieuse culbute.
L’excitation est grande et le vin a déjà produit ses effets.
Un satyre chevauche le bœuf qui tire le char tout en buvant goulument à une outre.
Deux ménades et des satyres jouent de la musique en brandissant leur instrument.
Vers l’avant du cortège, un autre satyre s’est écroulé sous l’effet de l’ébriété, vomissant et déféquant à la fois. Il serre contre lui une amphore dont le vin s’écoule. Deux enfants s’amusent, l’un d’eux lui tire vigoureusement la queue, tandis que l’autre tend un miroir vers son postérieur, comme pour prendre le regardeur à témoin. Un troisième enfant tient en laisse un lynx à la hauteur de la roue du char à droite de la composition.
Cette image est étonnante, truculente et provocatrice. Elle condense en les parodiant les rites religieux païens et les triomphes antiques.
Maertens van Heemskerck peint un spectacle de carnaval.
Le récit mythologique et le paysage imaginaire sont détaillés de manière minutieuse.
Le tableau dépeint une vue se développant dans une perspective atmosphérique qui crée la profondeur par des nuances chromatiques.
La seconde moitié de la composition est noyée dans des tonalités bleutées.
Quant à la procession, elle est représentée dans une gamme de teintes variées où la déclinaison des ocres des corps nus ressort sur un fond vert.
Maerten van Heemskerck emploie des couleurs vives et les contrastes de couleurs de ses débuts sont fondus dans un jeu nuancé de glacis.
Les torses sont délimités par de grandes courbes, Maerten van Heemskerck ne fait pas usage des muscles pour montrer le corps masculins dénudé (hormis le postérieur d’un satyre portant un cerceau) une fine musculature est suggérée pour tous les bustes nus.
Maerten van Heemskerck joue sur les contrastes d’ombres et de lumière pour accentuer les volumes. Ce n’est pas la profondeur qui importe mais les volumes.
La différenciation des teintes employées accompagne les deux temps du récit, celui de la procession et celui du panorama romain.
Le temps où Dionysos est sujet et le temps où Dionysos est objet de culte.
Analyse
Au XVIe, le voyage en Italie constituait un véritable pèlerinage pour les artistes de l’Europe du Nord.
À l’époque, Dominique Lampson, humaniste brugeois, souligna son importance : « Tout homme souhaitant devenir artiste doit se rendre à Rome…Il doit aussi avoir réalisé de nombreuses peintures dans le style de cette école avant de pouvoir être considéré honnêtement comme un artiste. »
De nombreux maîtres de l’Europe du Nord se rendaient en Italie pour étudier à la fois les œuvres de l’Antiquité et celles de leurs contemporains italiens, puis ils rentraient munis d’un nouveau langage visuel.
Parmi eux, Jan van Scorel introduisit l’art de la Renaissance italienne aux Pays-Bas. En 1524, cet humaniste musicien et poète ouvrit un atelier à Utrecht et mit en pratique ses connaissances nouvelles.
Les peintures de van Scorel influencèrent ses contemporains et ses élèves et rendirent le style italien populaire aux Pays-Bas.
Son élève le plus brillant est Maerten van Heemskerck.
Maerten van Heemskerck voyage en Italie où il séjourne plus de trois ans.
À son retour il élabore un style maniériste dans l’esprit et éclectique par les détails, associant éléments antiques, italiens et flamands, avec des thèmes profanes très présents.
Ses peintures plaisent énormément à une clientèle cultivée qui partage sa fascination pour l’Antiquité, et le renouveau qu’elle connut lors de la Renaissance italienne.
I- Dans ce tableau on retrouve les influences de Michel-Ange, de Raphaël, des fresques de Mantegna et de Giulio Romano
Maerten van Heemskerck est, après son maître Scorel, l’un des représentants les plus marquant de l’italianisme.
Lors de son voyage à Rome, Maerten van Heemskerck a développé sa sensibilité pour les vestiges anciens. Ce séjour a joué un rôle capital dans l’apprentissage artistique de l’artiste, qui a réalisé des carnets de croquis. Rome a frappé son imaginaire, Maerten van Heemskerck est exalté par l’Antique, toute sa vie d’artiste il trouvera son inspiration dans ses carnets.
En Italie, Maerten van Heemskerck découvre des thèmes, une rhétorique ainsi qu’un mode d’expression dynamique qui influencent sur son propre style. Son Triomphe de Bacchus l’atteste à l’évidence.
Maerten van Heemskerck fait un amalgame fascinant de l’art vu en Italie.
C’est ainsi que la gravure de ce tableau fut, dans le passé, portée au compte de Raphaël ou de Giulio Romano.
L’idée du nu est directement liée à l’art italien.
Cette passion des anatomies lui vient de Michel-Ange auquel il a pris la gesticulation poussée jusqu’à l’excessif qui donne à ses créations un curieux aspect expressionniste, très loin du romantisme harmonieux de Scorel.
Les corps musclés de Maerten van Heemskerck s’ils sont inspirés des nus de Michel-Ange, leurs contorsions maniéristes ne s’appliquent pas à son art, mais à l’art italien en général. Les poses et les gestes, le déhanchement, la jambe étendue et l’autre fléchie, ce qui importe ce n’est ni la beauté ni le sentiment, mais bien la forme générale qui reproduit une position humaine quotidienne.
A/ Maerten van Heemskerck copie et dilue l’art de Michel-Ange dans l’étude des œuvres antiques et des autres artistes italiens, parmi lesquels Raphaël.
On retrouve l’influence de Raphaël dans les voiles qui auréolent les corps.
Les attitudes des personnages masculins préfigurent les audaces de Jan van Scorel.
Ainsi la concentration des silhouettes, démontre que des éléments de la Renaissance italienne qui pourraient être empruntés à Michel-Ange, peuvent se retrouver dans les vestiges antiques.
Les nus de Maerten van Heemskerck proviennent-ils des sarcophages romains ou de la chapelle Sixtine ?
Lorsqu’on connaît les figures de la Renaissance italienne et qu’on observe l’Antiquité, la confusion est inévitable si l’on ne tient compte que du contour de la forme.
Le style de Maerten van Heemskerck s’inspire et modifie l’art de Michel-Ange
B/ L’art de Michel-Ange se diffuse grâce à la gravure,
L’estampe fait le lien entre l’art italien et les artistes des Pays-Bas et d’autre part établit le lien en sens inverse du Nord au Sud, ce qui aboutit à l’installation d’un art international.
Les silhouettes-clés, transformées par leurs créateurs, ont toutes des affinités entre elles.
La période pendant laquelle cette situation se confirme pour l’art du Nord, se situe dans la première moitié du XVIe.
Aux Pays-Bas, cette évolution est observable à Haarlem, Amsterdam et Anvers, qui s’affirmèrent ainsi comme des plaques tournantes de la production et de la commercialisation d’estampes en Europe.
L’estampe atteint son apogée, elle est ce que l’illustration est aujourd’hui, un intermédiaire entre l’œuvre et l’imagination du regardeur.
Au Pays-Bas il en résulta un art italianisant à la saveur profondément originale dont Maerten van Heemskerck continua de trouver dans les gravures un art constellé de références raphaélesques, certes parfois diffuses mais persistantes.
C/ Maerten van Heemskerck s’inspire également des gravures de Mantegna et de Giulio Romano
De Mantegna il prend la composition qui est une frise de vie. Le personnage qui tient le thyrse devant le lynx est semblable à celui de la gravure de la Bacchanale de Mantegna.
De Giulio Romano on retrouve l’ampleur de la musculature des corps et le rythme cadencé du cortège.
D/ Maerten van Heemskerck a un style artistique qui travaille les volumes.
Maerten van Heemskerck magnifie la représentation de la ruine, à gauche de la composition. Il a assimilé les techniques italiennes afin de mieux les réinterpréter.
L’architecture a une relation picturale et théâtrale avec le regardeur.
Les formes sont appréciées pour leur valeur décorative et non pour la structure de l’espace.
Il a un goût pour la précision et les détails. Le pied colossal chaussé d’une sandale se retrouve dans le tableau d’Herman Posthumus que Maerten van Heemskerck a surement vu.
E/ S’il s’inspire de l’art italien, il tient à son originalité et mélange des éléments typiquement nordiques.
Le jongleur perché sur des échasses ou l’acrobate qui fait une culbute sont pris dans l’univers des foires du Nord.
II- Ce tableau est moralisateur
Dans ce tableau Maerten van Heemskerck glisse des clins d’œil critiques à la société de son temps.
Bacchus est clairement moqué. Il permet au peintre de railler le travers des hommes, leur penchant pour la boisson et la déchéance qui l’entraîne.
Ce tableau met en garde le regardeur face à la luxure, la débauche et l’ivresse.
S’il célèbre le vin et la musique, c’est pour mettre l’accent sur la dépravation.
Il décrit Bacchus dieu du vin et de l’ivresse, ses réjouissances et ses débordements. L’entourage de Bacchus forme une procession tapageuse.
Maerten van Heemskerck veut nous mettre en garde contre les effets néfastes du vin.
Le vin diabolique entraine l’oubli de la dignité.
Le satyre qui défèque est moqué par un petit enfant qui l’exhibe dans un miroir tourné vers le regardeur. Avec cette scène Maerten van Heemskerck dénonce les méfaits de l’ivresse.
D’autre part Maerten van Heemskerck exhorte le regardeur à ne pas succomber au plaisir de la chair en plaçant sa composition dans un contexte religieux significatif.
Le message moralisateur naît de la morale chrétienne.
L’étude de la littérature antique est un moyen de renouveler la vie chrétienne.
Maerten van Heemskerck témoigne de la culture chrétienne du XVIe inspirée par l’esprit de la Renaissance et par l’Antique.
Les corps nus reflètent un idéal inaccessible, décalé de la réalité.
On constate que le corps féminin est moins exposé que celui des hommes et ne tient pas une place privilégiée.
Cette composition à caractère mythologique correspond au goût de l’élite lettré :
Le triomphe bacchique est une source d’exposition des corps humains.
Conclusion
La facilité d’accès aux gravures permet aux artistes d’avoir en leur possession un corpus iconographique important dans lequel ils peuvent puiser et s’inspirer pour leurs propres créations.
Le séjour en Italie a modifié le style de Maerten van Heemskerck.
Tous les tableaux que l’artiste a peint à son retour d’Italie sont empreints de cette redécouverte de l’Antique. Il a su interpréter à sa manière à partir du savoir-faire traditionnel du Nord, l’art antique ainsi que le travail des artistes italiens de l’époque.
Le triomphe de Bacchus est un témoignage de la diversité stylistique dans la peinture du Nord du début du XVIe.
L’illustration de ce récit mythologique donne à la composition de ce paysage fantastique une autre dimension.
Le titre du tableau renvoyant à la scène qui se déroule au premier plan.
Le temple de Vesta à Tivoli au fond du tableau est précédé par une ruine antique sortie de l’imagination du peintre, ce sont vers ces monuments que se dirige la procession, ainsi le mythe de Bacchus sert de prétexte au développement d’une composition fantastique complexe où Maerten van Heemskerck laisse libre cours à son imagination.