Le Studio – 1969 – Philip Guston

Philip Guston (1913-1980)

 

Le Studio 

1969

Huile sur toile
Dim 122 x 107 cm

Conservé au Métropolitan Museum of Art

 

 Le peintre

Philip Guston est né à Montréal de parents juifs ukrainiens immigrés. Il a été très jeune marqué par la violence de la ségrégation raciale.
Traumatisé à 10 ans par la mort de son père qu’il découvrit pendu, il passa beaucoup de temps enfermé dans un placard, recopiant les bandes dessinées publiées dans des quotidiens.
En 1927, il commence à peindre et à dessiner, au départ il est essentiellement autodidacte.
En 1930, il étudie au Otis Art institute de Los Angeles grâce à une bourse de trois mois.
Dés 1931, cet antiraciste sensible à la cause marxiste réalise un tableau en soutien aux « Scottsboro Boys », ces neufs Noirs de l’Alabama accusés du viol de deux jeunes filles blanches. L’œuvre sera détruite.
En 1934, il rejoint la section des fresques de la Works Progress Administration et se rend au Mexique où il peut voir les peintures murales de David Siquieros. Ce voyage le conforte dans sa volonté d’utiliser l’art comme un outil de sensibilisation sociale et de créer de vastes peintures murales qui véhiculent un message politique ou social puissant.
En 1935, il emménage à New-York et reçoit des commandes pour l’Exposition universelle de 1939, le Queens bridge Housing Project à New-York en 1940 et le siège de la sécurité sociale à Washington DC en 1942.
En 1940, Philip Guston quitte la section des fresques et officie pendant plusieurs années comme artiste résident à l’université d’État de l’Iowa et à la Washington University.
De la fin de Seconde Guerre mondiale à 1951, Philip Guston abandonne les éléments figuratifs et se concentre sur les éléments abstraits. Il devient l’un des peintres abstraits majeurs de sa génération.
En 1965, il cesse complètement de peindre pour se concentrer entièrement au dessin. C’est un dessinateur obsessionnel et le trait, à la fois sensible et caricatural, restera une fibre essentielle de son travail. Il reviendra à la peinture quatre ans plus tard.
Dans les années 1970, Philip Guston revient au figuratif. Le nouveau style de l’artiste, cru, simplifié et vigoureux, lui permet d’exprimer sa colère et son désespoir.

Mark Rothko, Franz Kline ou Jackson Pollock sont ses compagnons de route, ils inventent ensemble un langage nouveau, ne s’attachant plus à l’image mais au geste et à la texture de la peinture.

 

Le tableau

Après une interruption, Philip Guston fait une retour spectaculaire à la figuration.

Le Studio est un tableau figuratif.

Ce style figuratif qu’il invente, semble avoir conservé le souvenir des bandes dessinées qu’il recopiait dans le placard.

L’image est très forte, brute, elle heurte la sensibilité du regardeur.
Aucune trace d’apologie de ces figures emblématiques de la violence raciste.
Le tableau est à la fois lugubre et existentiel.

Bouleversé par le climat politique et les violences policières, taraudé par une conscience de son implication morale qui ne l’a jamais quitté, Philip Guston revient à la figure avec ces fameux personnages cagoulés.
De Kooning le félicite pour sa liberté :
« Tu sais, Philip, quel est ton vrai sujet, c’est la liberté ! ».

Philip Guston qui exprime l’exigence de sa peinture, parle de la création comme d’un tribunal : « L’acte de peindre est comme un procès où tous les rôles sont joués par une personne »

« L’autre chose que je veux, et je pense que c’est ce que veut un artiste, c’est d’être tout le temps déconcerté… Vous devriez être dur avec vous-même lorsque vous doutez ».

 

Composition

Cet autoportrait, variation sur l’un des grands thèmes de la peinture occidentale – le peintre dans son atelier- le montre au travail, vêtu du costume cagoulé des membres du Ku Klux Klan, dans un effet à la fois sinistre et bizarrement comique.

Le chevalet apparait, forme verticale dirigée vers le ciel.
L’horloge n’a qu’une seule aiguille.
La fumée s’élève droite.
La cagoule est un cône qui se dresse comme un pic.
Les pinceaux au premier plan sont au garde à vous.
Une ampoule est accrochée à un fil, une trace verticale.
Seule la palette est posée légèrement inclinée et à plat.

C’est un tableau de verticales qui insufflent une puissance à l’image.

Philip Guston pense l’espace.
Un rectangle rouge, un noir, plus haut un vert et un bleu en parti caché, repoussent  le fond, un clin d’œil à l’art abstrait, peut-être une fenêtre ouverte.

Le traitement de la couleur donne à ce tableau une perception charnelle.
La main gauche blanche avec deux doigts dressés tient une cigarette allumée
La main droite rouge tient un pinceau et peint.
Le rouge assassin s’impose dans la composition.

La touche est grasse, maîtrisée, elle forme à la surface luisante de la toile des tissus flottants dans l’espace.

Ce tableau figuratif a un style d’illustration
Cette cagoule pointue ressemble au personnage d’Oogie Boogie inventé par Tim Burton en 1993 pour L’Étrange Noël de monsieur Jack.

 

 Analyse

L’expressionnisme abstrait fut une mouvance multiple, peuplée d’artistes soucieux d’échapper à toute redéfinition pour s’exprimer dans la pleine latitude de leur propre langage visuel.
Son origine américaine et sa prédominance sur la scène artistique d’après-guerre en firent un instrument idéal d’affirmation de la suprématie culturelle des Etats-Unis, désormais élevés au rang de superpuissance.
Le gouvernement encourageait les expositions consacrées à l’expressionnisme abstrait en Europe, présentait les œuvres comme des emblèmes de la liberté que garantit aux artistes et aux citoyens la démocratie capitaliste américaine- étant entendu que la non-figuration propre à la plupart des expressionnistes abstraits les mettait à l’abri de la censure, dont bien des artistes souffraient sous le maccarthysme (de la fin des années 1940 à la fin des années 1950) et de la chasse aux sorcières qui frappait tous ceux soupçonnés de communisme.
De la genèse au déclin, New-York restera le centre de gravité de l’expressionnisme abstrait, qu’on appelle aussi école de New-York.

Philip Guston y arriva en 1936, travaillant grâce au Federal Art Project financé par le gouvernement. Il fait partie de la deuxième génération de l’expressionnisme abstrait. Il est passé à l’abstraction pour suivre une tendance générale. L’abstraction avec Philip Guston a avoir avec le politique. Philip Guston est constamment en dialogue avec les grands mouvements sociaux et l’injustice de son pays.

Mais très vite il doute, se remet à dessiner et revient au figuratif.
Ces tableaux sont profondément ambigus.

Des figures ainsi déguisées apparaissent dans plusieurs tableaux de Philip Guston de cette période où il est retourné au figuratif : références explicites au Klan, peut-être, ou métaphore du masque derrière lequel nous nous cachons tous.

 « Je me perçois comme encagoulé…l’idée du mal me fascinait…j’essayais d’imaginer ce que l’on ressent quand on vit avec le Klan, qu’est-ce qu’on ressent quand on fait du mal, quand on complote, puis j’ai commencé à concevoir une vie imaginaire qui serait sous l’emprise du Klan » dit-il en 1978.

En 2020 l’œuvre de Philip Guston fait les gros titres…pour de mauvaises raisons. L’inauguration de son exposition à la National Gallery de Washington, qui aurait dû voyager à l’intérieur des États -Unis avant d’atterrir à la Tate de Londres, est repoussée puis annulée. On est alors juste après le meurtre de Georges Floyd et le début du mouvement Black Lives Matter (« La vie des Noirs compte »), à un moment où une partie de la société américaine développe une sensibilité extrême à toute expression de racisme, réel ou imaginaire.
Dans ce contexte, certains des tableaux de Philip Guston qui représentent des personnages du Ku Klux Klan créent la polémique.
Pour « blanchir » l’artiste, on évoque une figure murale réalisée dès 1932 et depuis détruite, qui montre un homme noir battu par un membre du Ku Klux Klan. Guston participa à Block of Painters, un groupe formé par le mexicain David Alfaro Siqueiros (1936) en lutte contre toute forme de racisme aux États-Unis. Guston a réagi violemment à la guerre d’Espagne avec une toile qu’il intitula Bombardement -1937.

Ce tableau montre avec quel ridicule ces fanatiques du Ku Klux Klan ont été mis en scène par Philip Guston.
Le personnage affublé d’une cagoule semble sortir d’une bande dessinée ou d’un bal masqué cauchemardesque.
Guston affirme que ce tableau est pour lui une manière d’examiner le mal à ses origines, au risque même d’identification à ce dernier.

Il faut attendre les années 1970 et une exposition à la Malborough Gallery de New-York pour assister à son véritable retour à la figuration et au scandale qui accompagne ce revirement.
Philip Guston fut viré de la galerie juste après y avoir présenté ses nouvelles œuvres.

Face à ces « puzzles dépariés » à ces collages arbitraires, le regardeur distingue quelques éléments qui font partie du répertoire prosaïque de Philip Guston.

Au plaisir visuel apaisant Philip Guston préfère la brutalité inquiétante.

Le sentiment de menace est omniprésent dans les thèmes qu’il aborde, représentations de têtes de cyclope, de membres du Ku Klux Klan et d’objets anodins comme des chaussures, des bouteilles et des réveils, tous peints avec une crudité délibérée dans des couleurs considérablement discordantes, comme on le voit avec Room -1976.

« Nous sommes les témoins de l’enfer » écrit Philip Guston.

 Dans ce tableau il peint quelque chose de désagréable, il cogne là où ça fait mal.
Comme l’abstraction reproduisait l’horreur de la deuxième guerre, Philip Guston reproduit l’horreur à travers sa figuration. 

Philip Guston peint la nuit, à la lumière d’une ampoule. Dans ce tableau, il est 2H. du matin.
Il peint un autoportrait.
Guston se sert des contradictions, au lieu de les nier. Et fait en sorte que le regardeur ne sache pas du tout où se placer pour observer.
C’est étrange, tout est pris à contre-pied.
Les couleurs, le rose généralement associer à quelque chose de tendre, rose singulier qui fait le fond de son tableau et le rouge évoquant le sang, accompagnent ici un personnage du Ku Klux Klan, comme si le mal était en lui, comme si quelque chose l’avait contaminé et rendait le tableau très ambigu. Comme la chair du peintre reconduite d’œuvre en œuvre et qui charrie dans le lit de sa douceur le lot de ses dures visions.
Guston : « Je connais cette peinture, je ne l’ai pas peinte, elle m’a traversé ».

« Cela n’existe pas l’art non-figuratif, tout tableau montre un objet, une figure, la question qui se pose c’est : de quel genre ? s’agit-il d’illusionnisme ? de quel façon peut-on utiliser la figuration » extrait d’une conversation de Guston en 1966.

Le regardeur est on fond du gouffre et en même temps devant des choses qui font rire
Philip Guston a cette capacité à faire en sorte que toutes les émotions d’un être humain soient représentées dans une seul tableau. Il doit être à la hauteur des enjeux, tout en évitant de faire des leçons au regardeur.

Guston ne cherche pas à représenter la matière mais à lui rendre son mouvement vital, de sorte que regarder son tableau ne consiste pas à le contempler mais à y participer.

Chaque tableau doit avoir une nécessité.
Celui -ci est pathétique, humoristique, grotesque, tragique.

Philip Guston réagit aux tensions raciales qui secouent les États-Unis dans les années 1960.
Le personnage est un membre du Ku Klux Klan, reconnaissable à sa cagoule et peint dans un style cartoonesque qui le ridiculise.
Cette figure criminelle hante l’imaginaire de l’artiste qui s’interroge sur l’état de conscience du « klansman » la nuit avant ou après ses agissements.

Ce tableau révèle les angoisses du peintre mais aussi son humour grinçant.
Fils d’émigrés juifs ayant fui les pogroms antisémites en Ukraine et témoin des violences du Ku Klux Klan en Californie, Philip Guston a très jeune été marqué par la violence de la ségrégation raciale.
Le motif de la cagoule revient régulièrement dans ses tableaux comme symbole de l’oppression en général et des violences faites aux afro-américains en particulier.
Ses cagoules fument de gros cigares. Guston produit une forme de peinture
« socialement consciente » qui évoque le monde dans ses aspects les plus sombres.

À l’instar de Jean Hélion en France, Philip Guston ne retourne pas à la figuration mais « sur » la figuration.

Dans ce tableau, les objets sont rangés, l’atelier est en ordre.
Dans une pâte épaisse, même la fumée du cigare s’élève bien droite, bien grasse.

Quarante années après que Philip Guston est succombé à une crise cardiaque, l’art affiche de nouvelles priorités. De cette dégradation du regard porté sur l’art, Guston fait les frais.
L’indignation fut sans appel devant l’insulte faite au regardeur, supposé incapable de saisir que la représentation d’une chose ne signifie pas l’adhésion inconditionnelle à cette chose, surtout lorsque l’intention du peintre est de dénoncer cette chose. Supposé incapable de saisir, par exemple, que Guernica de Picasso, ne fait pas l’apologie de la guerre mais au contraire en montre l’horreur.

 

 

Conclusion

Philip Guston fut l’une des figures clefs de l’expressionisme abstrait des années 1950.
Il se distingue par ses touches subtiles et ses couleurs lyriques.
Cependant la peinture abstraite ne le convainc pas et, dans la dernière partie de sa carrière, ses œuvres sont devenues figuratives, sombres et menaçantes.
Philip Guston était un dessinateur accompli, qui a utilisé le dessin comme moyen d’exploration et de résolution créative de problèmes.

C’est l’un des plus grand peintres américains du XXe et son influence est revendiquée par les peintres du XXIe, de Brain Calvin à Joe Bradley.

Peintre réaliste, peintre abstrait, puis peintre figuratif, si son talent fut salué quel que soit son style, ce sont ses tableaux figuratifs qui sont les plus réussis.
Philip Guston est un chercheur de formes, un inventeur.

Philip Guston a reçu plusieurs récompenses éminentes dont le premier prix de
l´exposition annuelle de l´Institut Carnegie en 1945, la prestigieuse bourse Guggenheim, le prix Altman de la National Academy of Design, le Prix de Rome de la American Academy de Rome, et le prix Flora Mayer Witkowsky du Art Institute of Chicago. Il a fait partie du corps enseignant des universités de Yale, de Columbia et de l´Iowa.
De 1973 à sa mort, en 1980, Guston a enseigné à l´université de Boston.

 

 

Sources :

Le Journal des Arts – article de Itzhak Goldberg -2023 : Philip Guston réhabilité
Numéro -article d’Éric Troncy -2020 : Controverse : l’art scandaleux de Philip Guston