Matthias Grünewald (1475/1480-1528)
Le retable d’Issenheim
Entre 1512 et 1516
Huile sur panneau de bois de tilleul
Fermé, panneau central Dim 300 x 328 cm
1er Ouverture Dim 330 x 589 cm
2ème Ouverture chaque panneau latéral Dim 287 x 140 cm
Entièrement ouvert le polyptique mesure 665 x 300 cm
Conservé dans la chapelle du couvent devenu
Le musée Unterlinden à Colmar, France.
Le nom francisé de ce couvent est « sous les tilleuls »
Le peintre
Grünewald de son vrai nom Mathis Gothart Nithart est né à Wurtzbourg vers 1475/1480. Peintre et ingénieur hydraulicien, c’est un homme de sciences sensibilisé aux questions de la nature et des techniques. Il aurait été actif dans le diocèse de Mayence.
A-t-il voyagé en Italie ? Ses ciels poudrés de bleu, certains de ses paysages permettent de l’envisager.
Grünewald a vécu la guerre des Paysans et la division religieuse entre catholiques et protestants.
Il aurait réalisé dix œuvres et une trentaine de dessins.
Il est mort à Halle en 1528.
Le retable
Réalisé pour le maître-autel de l’église de la prospère commanderie des Antonins d’Issenheim, fondée en 1300 à une vingtaine de Kilomètres de Colmar, au cœur du Saint-Empire romain germanique.
Le retable est exposé dans la chapelle du couvent des Dominicaines d’Unterlinden depuis l’ouverture du Musée en 1853.
La présentation du retable est incomplète, son démantèlement à la suite de la Révolution française a provoqué la perte de la caisse et du couronnement sculpté qui le surmontait.
Il est actuellement composé de panneaux peints, d’une caisse sculptée et d’une prédelle double, une peinte et une sculptée.
Lors de la première Guerre mondiale, le retable est placé dans une salle blindée d’une banque puis transféré à Munich en 1917, il retrouve sa place au musée en 1919.
Lors de la seconde Guerre mondiale, en 1939, le retable est caché au château de Lafarge (Limoges) puis au château de Hautefort (Périgord). À la suite de l’armistice en 1940, le retable est transféré au château du Haut-Koenigsbourg dans le plus grand secret. L’armée américaine le découvre en 1944 et le 8 juillet 1945, le envoie à nouveau au musée d’Unterlinden.
C’est un polyptique à doubles volets, conçu pour permettre trois présentations.
Longtemps attribué à Albrecht Dürer, la paternité des peintures et des sculptures est désormais attribuée avec certitude à Matthias Grünewald (peintures) et Nicolas Haguenau (sculptures).
Composition
Le polyptique se compose de neuf panneaux et de sculptures.
La superbe structure très complexe du polyptyque comprend une partie intérieure sculptée par le maître de Strasbourg, Nicolas de Haguenau, et trois séries de panneaux peints par Matthias Grünewald.
Ce polyptique illustre plusieurs épisodes de la vie du Christ et de saint Antoine l’ermite.
Comme l’exige sa fonction, le retable d’Issenheim est impressionnant.
Les jours de semaine quand le retables était fermé, moines et fidèles admiraient la Crucifixion, avec saint Antoine sur le volet de droite et saint Sébastien (ce dernier étant invoqué contre la peste), sur le volet de gauche.
Sur le panneau central, cette crucifixion est impressionnante par son format et son intensité psychologique.
Le Christ mourant est surdimensionné par rapport aux autres figures.
Couvert de plaies sanguinolentes, le corps meurtri, le Christ a le teint verdâtre des malades et la chair décomposée. Il est livide.
Ses pieds et ses mains, démesurément longs, sont tordus de douleur et sa bouche est emplie de sang.
Les acolytes du Christ sont eux aussi représentés en grande souffrance : la Vierge habillée et coiffée de blanc, blanche comme un linge, s’écroule dans les bras de saint Jean l’évangéliste. Les mains levées, en plein désespoir, cette Vierge est surhumainement souffrante.
Agenouillée devant la Croix, prise de sanglots convulsifs, Marie-Madeleine rejette la tête en arrière en se tordant les mains. Elle est réellement désespérée.
Revenu d’entre les morts Jean-Baptiste tient d’une main un livre ouvert et de l’autre désigne le Christ agonisant comme pour rappeler aux fidèles que la souffrance permet de se rapprocher de Dieu. Jean-Baptiste revient pour manifester la vérité des Écritures. Et l’agneau du monde qu’il baptisa est à ses pieds, portant une croix, dardant de son poitrail blessé un jet de sang dans un calice.
Sur le volet gauche, saint Sébastien, petit, lardé de flèches, le corps enroulé dans un grand drap rouge, serre sa main gauche avec sa main droite, dans un geste de souffrance.
Sur le volet droit, un grand saint Antoine, tenant à la main le Tau (croix de saint Antoine, au Moyen-Âge le Tau est le symbole des Antonins) est majestueux et absorbé, ne se préoccupant pas du démon qui brise les vitres dans son dos.
Les dimanches et jours de fête, Noël et Pâques par exemple, les volets étaient ouverts, révélant des scènes d’espoir et de réjouissance : Annonciation, Incarnation du Christ, Vierge à l’Enfant et Résurrection.
Chacune de ces quatre scènes se situe dans un cadre différent.
Volet gauche : L’Annonciation a lieu dans une chapelle gothique.
Panneau central, à gauche : Des anges musiciens célèbrent l’incarnation du Christ dans un temple richement décoré.
Panneau central, à droite : la Vierge contemple l’Enfant dans un paysage aux couleurs intenses, sous un ciel rendu doré par l’apparition de Dieu parmi les anges.
Volet droit : La Résurrection du Christ : vêtu d’un manteau rouge vif et surmonté d’une auréole dorée, le Christ est lumineux dans le ciel sombre.
Ce volet est magnifique.
Le flux de lumière qui tournoie comme un soleil d’artifice, autour du Christ ressuscité, suggère la vision d’un monde divin.
Grünewald se révèle un peintre audacieux.
Il a représenté les soldats casqués et culbutés au premier plan, le Christ surgit écartant les deux bras, volant dans un halo d’or en fusion. Les rayons lumineux qui l’entourent commencent à effacer ses contours.
La lumière graduellement passe du jaune au bleu. Le Christ transfiguré s’élève majestueux et souriant. On assiste à la formation du corps glorieux. L’accent de triomphe de cette ascension est admirable.
Quant à la prédelle, dans cette première ouverture, c’est encore la prédelle peinte représentant la Mise au tombeau. Le Christ livide, lacéré de sang, un saint Jean au profil dur, une Vierge voilée jusqu’aux yeux et une Madeleine en larmes, illustrent cette scène.
Le jour de la fête de saint Antoine, le panneau central s’écartait pour présenter les sculptures. Le revers des volets peints révélait alors la rencontre de saint Antoine et de saint Paul l’ermite dans le désert, à gauche et la tentation de saint Antoine à droite.
Volet gauche : dans une campagne couleur de lapis-lazuli, de vert de mousse et d’ocre, les deux solitaires sont assis l’un en face de l’autre. Une biche s’est faufilée entre eux. Antoine s’entretient de théologie avec Paul de Thèbes, qui aurait été le premier disciple du Christ à mener une vie de méditation dans le désert.
Ce volet est d’une peinture claire et reposée. Il est une halte dans la chevauchée furieuse de saint Antoine.
Volet droit : représente saint Antoine soumis à la tentation par une nuée de démons monstrueux. Les corps des monstres sont enchevêtrés. C’est impossible de leur assigner les membres, les pattes, les ailes qui égratignent le saint. Saint Antoine lâche bride à sa fantaisie, on le retrouve excessif dans une fanfare de couleurs.
Dans la tentation de saint Antoine, confuse et enchevêtrée, Grünewald peint les expressions les plus convulsives, les formes les plus extravagantes, les tons les plus véhéments s’accordant avec ce sabbat de démons livrant bataille au moine.
Dans le coin gauche, Huysmans commente : « est-ce une larve, est-ce un homme ? en tout cas, jamais peintre n’a osé, dans le rendu de la putréfaction, aller si loin…Imaginé un corps boursouflé, modelé dans le savon de Marseille blanc et gras marbré de bleu, et sur lequel mamelonnent des furoncles et percent des clous. C’est l’hosanna de la gangrène, le chant triomphal des caries ! ».
Dans le caisson central, les sculptures de Nicolas Haguenau apparaissent.
Elles représentent le saint patron du monastère d’Issenheim Antoine, entouré de deux pères de l’Église, avec à sa droite saint Augustin et à sa gauche saint Jérôme.
Le commanditaire du retable, Jean d’Orliac, est agenouillé en prière, devant saint Augustin, à droite de saint Antoine. À gauche de saint Antoine, saint Jérôme apparait avec un lion. Au centre, saint Antoine est assis sur un trône, et tient dans sa main droite le Tau.
Dans cette version, la prédelle peinte a été retirée découvrant un ensemble de petites sculptures représentant le Christ entouré des 12 apôtres.
Les peintures de Matthias Grünewald sont saisissantes par leur ampleur et l’intensité de leurs couleurs, rouge, blanc et jaune, sur un fond sombre.
Grünewald peint le laid, le beau et le magique.
Il rend le changement de couleurs des étoffes se volatilisant avec le Christ.
La robe écarlate tourne au jaune vif à mesure qu’elle se rapproche de la source ardente des lueurs.
La trame s’allège et devient presque diaphane dans ce flux d’or
Le peintre emploie le rouge pour créer des effets spéciaux. Ce chromatisme sans pareil impressionne, le contraste inhabituel de ses couleurs produit des effets inattendus.
La gestuelle maniérée des personnages provoque chez le regardeur une réaction très vive.
Analyse
Si une peinture avait le don de guérir les malades, ce ne pouvait être que le retable créé par Matthias Grünewald pour le monastère des frères de Saint Antoine à Issenheim, en Alsace.
Les frères de Saint Antoine étaient réputés pour leur ascétisme. Outre leur vie de prière, ils avaient pour mission de soigner les malades atteints notamment d’affections dermatologiques.
Parmi les épidémies qui ravageaient l’Europe à l’époque, il y avait l’ergotisme, appelé aussi « mal des ardents » ou « feu de Saint Antoine », une forme d’empoisonnement dû à l’ingestion d’un champignon, l’ergot du seigle.
Comme d’autres institutions antonines, le monastère d’Issenheim servait à la fois d’hôpital et de lieu de pèlerinage où les fidèles redoutant l’ergotisme venaient prier pour ne pas le contracter.
Les antonins préparaient le saint-vinage, un breuvage à base de vin dans lequel les religieux faisaient macérer des plantes et faisaient tremper des reliques de saint Antoine. Ils produisaient également un baume à base de plantes aux vertus anti-inflammatoires.
À la fin du XVe, Jean d’Orliac, un riche précepteur et bienfaiteur du monastère, commanda un retable monumental.
Après sa mort, son successeur, Guido Guersi, mena le projet à bien.
La guérison des malades atteints d’ergotisme commençait devant ce retable impressionnant.
En contemplant le corps crucifié, décharné, lacéré du Christ, les patients priaient pour être soulagés de leurs tourments.
Les symptômes de l’ergotisme étaient spectaculaires : contorsions de douleur, gangrène des membres.
Le Christ de ce polyptique qui se meurt sur l’autel de l’hospice d’Issenheim ressemble aux affligés du mal des ardents qui le prient. Ces affligés se consolent en songeant que le Christ a éprouvé leurs tortures.
La crucifixion de Colmar introduit un élément nouveau, dans une scène traitée de manière immuable par tous les peintres.
Elle est plus imposante et plus profonde.
Grünewald est le maître des tombes.
Il a fait de la laideur du Christ crucifié le symbole de tous les péchés de l’univers. Cette doctrine court au Moyen-Âge.
Il est possible que Guido Guersi ait précisé sa commande dans les moindres détails.
Grünewald a peint un être humain qui se décompose et qui souffre.
Le peintre illustre ainsi les fonctions de guérisseurs des Antonins d’Issenheim qui soignaient les malades atteints d’ergotisme gangréneux et justifie la présence de saint Antoine, patron de l’Ordre.
Les tissus attaqués, les abcès et les plaies des cadavres lui servaient de modèles.
Grünewald frappe l’imagination du regardeur en suggérant une idée de douleur profonde.
Le regardeur fasciné et plein d’admiration est absorbé par l’effroyable cauchemar de la crucifixion.
Le corps du Christ sur la croix, présenté comme un corps pesant et impuissant, couvert de plaies et qui sous la souffrance suprême dégénère et se décompose, font dire à Charles Maingnon que « Grünewald semble nier d’avance, tous les espoirs de la Renaissance humaniste, éprise d’ordre et de beauté ».
Dans ce retable, les instincts et les appétits débridés écrasent et éliminent la morale et la raison.
Un excès d’âme transfigure ces personnages et leur donne une force spirituelle. Ces témoins désespérés de la crucifixion du Christ, sont empreints d’une noblesse qui surpasse la laideur de l’existence.
Ce polyptique monumental doit sa force émotionnelle à la qualité picturale des panneaux, la richesse des couleurs et l’expressivité des figures.
Traduite par les simulacres des couleurs et des lignes, l’effusion de la divinité est presque réelle, dans le panneau de la Résurrection.
L’indéniable originalité de cet artiste prodigieux est là.
Grünewald peint les terres du cœur de l’Allemagne où il vit.
Cette terre saturée d’oxyde de fer est rouge.
Ses personnages ont tous le type germain.
Le linceul du Christ, le manteau de saint Jean-Baptiste, la robe de Marie-Madeleine : ses étoffes avec leurs nervures et leur creux sont le cachet du maître.
Conclusion
À partir de mi-2017 jusqu’à 2022, soit quatre ans et demi ont été nécessaires pour restaurer méticuleusement le polyptique d’Issenheim.
L’opération a coûté au total 1,4 million d’euros.
Grünewald était connu uniquement dans son pays. Il peint pour les monastères de ses alentours.
Alors que ses contemporains Dürer, les Cranach, Holbein étaient choyés par les empereurs et les rois, Grünewald n’obtenait d’eux aucune commande.
Grünewald ne pouvait être compris que par les infirmes, les désespérés et les moines. Son Christ pestiféré eût choqué le goût des Cours, raison pour laquelle les empereurs et les Princes ne lui passèrent pas de commandes.
Dans cette nef, tous les tableaux autour du Polyptyque de Grünewald paraissent fades.
Avec ses cris tragiques, avec ses violences d’apothéoses, le regardeur est subjugué par Le retable d’Issenheim.
Ses clameurs et ses outrances ne ressemblent à aucun autre tableau de son époque.
On est loin des Cranach, de Dürer, d’Altdorfer et encore plus loin des primitifs allemands et des enlumineurs.
Grünewald tout en contrastes, est un peintre habile qui a le sens raffiné des nuances. Il sait réunir les couleurs en disharmonie, en les fondant l’une dans l’autre. Il est à la fois naturaliste et mystique, sauvage et civilisé. Il personnifie la piété des malades et des pauvres.
Grünewald, artiste allemand médiéval, n’est le disciple de personne.
Huysmans dit de Grünewald dans ses romans :
« le plus forcené des réalistes » et « le plus forcené des idéalistes ».
Le retable d’Issenheim est inclassable.
Les drapés de Grünewald qui sont sa marque de fabrique et le modelé de ses visages, s’apparentent à un gothique tardif, déplacé en ce début du XVIe.
Huysmans : « Grünewald devance la peinture moderne, ses tons acides font penser à Renoir, ses couleurs dégradées font penser au Japonais. »
Brunner Constantin : « Nous les allemands, nous devons rougir de honte, de n’avoir pas remarqué pendant quatre cents ans, l’existence du seul maître de peinture allemande qui vraiment mérite ce nom ».