Le psautier d’ Ingeburge -début du XIIIe – manuscrit médiéval

 

 

Le Psautier d’Ingeburge

Début du XIIIe

Manuscrit composé de 197 feuillets enluminés

Dim 30 x 20 cm

 

Conservé au musée de Condé à Chantilly – France


Le Psautier d’Ingeburge

C’est un ouvrage de grand luxe.
Il est recouvert de velours violet, fermé par deux fermoirs niellés (gravés en creux et rempli d’un émail noir) de fleurs de lys, et deux cordons de soie.
Les pages sont en vélin.

Au verso du dernier feuillet du calendrier, on lit : « Ce psautier fu saint Loys » et dans l’inventaire des meubles de Charles V dressé en 1380 : « Item un gros psaultier nommé le psaultier saint Loys, très richement enlumyné d’or et ystorié d’anciennes ymages, et se commance le second feuillet cum exarcerit… »

Saint Louis a donc prié dans ce livre vénérable qui se rattache à l’histoire de France par le souvenir de « celui de l’immortelle journée où les lys arrêtèrent l’essor de l’aigle impérial et germanique » : la bataille de Bouvines.
La bataille de Bouvines  se déroula le  27 juillet 1214 près de Bouvines, dans le comté de Flandre , opposant les troupes royales françaises de Philippe Auguste à une coalition constituée de princes et seigneurs français, menée par jean sans Terre, duc d’Aquitaine, de Normandie et roi d’Angleterre, et soutenue par l’empereur du Saint-Empire Otton IV.
La victoire est emportée par le roi de France et marque le début du déclin de la prédominance seigneuriale.

Qui donc pouvait inscrire sur les marges d’un livre de prières, la glorieuse date de Bouvines, et y rappeler la mort des souverains d’un pays lointain, si ce n’est la reine de France, femme du vainqueur, fille de Waldemar le Grand et de la reine Sophie : Ingeburge de Danemark.
Mariée le 14 août 1193, le roi relégua aussitôt son épouse dans un monastère et la reprit vingt ans plus tard, sans que ce retour fût plus explicable que la relégation.
Philippe-Auguste venait de se réconcilier avec l’Église et avec Ingeburge lorsqu’il battit les Impériaux.
Ainsi on suppose que le psautier a été exécuté pour elle, les désinences féminines qu’on remarque dans les prières de la fin, pollicita, debitrix, peccatrix, etc., prouvent qu’il était destiné à une femme.

Le psautier a appartenu à la reine Ingeburge.

 

Composition

Le manuscrit se compose de plusieurs parties distinctes.

Un calendrier en 6 feuillets décorés de lettres d’or, noires et de couleurs (24 médaillons)
27 feuillets comprennent 51 grandes miniatures en pleines pages et 23 miniatures divisées en 2 ou 3 compartiments.
Le psautier proprement dit, décoré d’une grande initiale paginale et de 163 autres lettrines dans le texte.
Plusieurs prières: des cantines, l’oraison dominicale, le symbole des apôtres, le symbole de Saint Athanase, des litanies des saints et de plusieurs oraisons.

Le français très pur des légendes qui accompagnent les tableaux, la mention de certaines fêtes, le choix des saints nommés dans le calendrier ou dans les litanies, sont autant de preuves qui ne laissent aucun doute sur l’origine française du psautier.

Les couleurs
Les pages du codex sont en vélin, le plus beau des parchemins, et les matières utilisées pour le décorer sont rares et onéreuses.
Les encres sont connues grâce à des recueils de « recettes » romains et médiévaux.
Ainsi le jaune provient de l’orpiment minéral, le rouge vif du sulfure de mercure, le vert de l’argile ou de composés de cuivre (malachite), le noir de la galle de chêne et le blanc du calcaire. Le bleu provient en général de l’indigo. Toutefois, il est extrait aussi du lapis-lazuli, pierre semi-précieuse, mélangé à de l’indigo et du calcaire. L’orpiment donne un effet doré, mais il peut être remplacé par de la feuille d’or pur.

La mise en page
Les couches d’or sont si épaisses et si parfaitement brunies que les figures semblent enchâssées dans de véritables plaques de métal.
Les sujets des 47 tableaux répartis en 25 feuillets sont empruntés aux Saintes Écritures.
Les images sont radieuses, le coloris est léger et frais.

Folio 28 : la mise au tombeau et la résurrection
les coloris sont variés, le fond est or. On observe quelques touches végétales dans le décor. Le dessin des draperies indique une certaine connaissance de l’antique.

Folio 18 : la fuite en Égypte.
ces tableaux n’ont pas d’analogue. La pureté du style, l’éclat et la conservation des couleurs en font des tableaux d’une grande originalité.

Le travail des impressions :
C’est une technique du nord de la France, d’Angleterre ou byzantine.
Le tracé se fait au moyen d’outils pointus. On crée un genre de matrice, pour des motifs d’étoiles, de fleurs, de quadrilobes.
Le travail est d’une grande finesse, toujours sur fond d’or.
Cela ressemble à de l’orfèvrerie.

Le manuscrit exprime une revendication :
L’iconographie royale est inhabituelle.
il traduit l’essor de la puissance royale face à la féodalité (victoire de Bouvines).

 

Analyse

 I – Définition du psautier ou livre d’heures

Les écrits du haut Moyen-Âge étaient peints à la main, qu’il s’agisse des caractères ou des enluminures colorées et très détaillées qui les accompagnaient. Il en résultait une profusion de motifs venant enrichir le message religieux.

Seuls les monastères disposaient des connaissances, du temps et des matériaux couteux nécessaires à la fabrication d’un livre. Les ouvrages étaient donc essentiellement religieux. Une fois la copie terminée, les pages étaient cousues à une couverture pour former un codex. Les premiers volumes apparurent au IIIe av.J.C. Dès la fin de la période romaine, ils remplacèrent le rouleau et jouèrent un grand rôle dans la diffusion du christianisme.

Le codex fut d’abord un recueil de poèmes religieux chantés avec accompagnement d’un instrument à cordes. À l’époque qui nous intéresse c’est un livre de prières.

À la fin du XIIe, les laïcs prient comme seuls autrefois, priaient les moines, au fil des heures canoniales, (Offices liturgiques : Matines, Laudes, Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres et Complies), suivant l’office du livre.

L’usage de la lecture muette, personnelle s’installe.
C’est l’émergence concomitante d’une culture profane et laïque.

L’objet de piété, le livre, devient un objet d’art.

Ce fait a pour conséquence de modifier radicalement le système de production du livre et de l’enluminure. Dans les premiers temps, texte, illustrations et ornements étaient l’œuvre d’une même main, celle d’un moine. Au XIIe les ateliers regroupent des copistes pour les textes et des enlumineurs pour les décorations, des religieux comme des laïcs.

Les pages décorées les unes après les autres sont une galerie de peintures secrètes et fermées.

II – Le Psautier d’Ingeburge est représentatif du « style 1200 »

L’art roman s’essouffle, on assiste à l’émergence d’une série de courants expérimentaux que l’on distingue sous le nom de « style 1200 ».

 Le « style 1200 » a produit des œuvres considérables dans toute l’Europe.
Trois régions ont joué un rôle essentiel dans sa naissance et son développement, la France, l’Angleterre et la région du Rhin inférieur et moyen et de la Meuse.

C’est un style ni roman, ni gothique, le « style 1200 » est né de la juxtaposition des sources byzantines aux modèles antiques
Le Psautier d’Ingeburge en est un exemple.

Les modèles antiques locaux sont en Gaule et en Germanie (retable de Klosterneuburg).

L’influence byzantine
Les artistes occidentaux voyagent et font circuler des carnets de modèles contenant des croquis pris et adaptés devant les mosaïques byzantines, ils diffusent ainsi l’art byzantin.
Les apports byzantins servent à des schémas de composition ou à l’élaboration de motifs particuliers.
Les manières de reprendre certaines scènes sont spécifiques : le baiser de judas devant la table, la fuite en Égypte avec un porteur de bagages.
Les initiales à rinceau, sans contour pour le motif végétal sont une caractéristique du Psautier d’Ingeburge qu’on retrouve sur le Psautier de New-York et la Bible de Londres.

L’influence anglaise
L’ensemble des chœurs de Canterbury sont d’une grande richesse iconographique et formelle que l’on retrouvera plus tard à Bourges, à Chartres ou à Soisson Ces vitraux sont d’inspiration « antiquisante » par l’ampleur du dessin et la noblesse des visages.
Les manuscrits anglais se sont inspirés de ces vitraux. Un manuscrit illustrant la Bible de Winchester offre un étonnant mélange de styles. Certaines miniatures sont romanes, apparentées fantastiques inventions du milieu du XIIe -la Bible Lambeth, d’autres sont de facture proprement byzantine.
Le calendrier du Psautier d’Ingeburge a des images liminaires de l’Ancien et Nouveau Testament. Par exemple, les motifs d’entrelacs de l’arbre de Jessé (généalogie du Christ) sont repris dans un style gothique. Il s’inspire directement du chœur de Soissons.

L’influence rhénane et mosane
La force des traditions carolingiennes et ottoniennes freine l’affirmation de l’art roman. Vers 1140-1150 l’art de l’émaillerie mosane et rhénane multiplie des œuvres étonnantes de liberté et d’invention, très éloignée de l’esthétique romane méridionale. L’orfèvrerie de l’art mosan imprégné de l’art byzantin développe un nouveau style de drapés, aux plis ronds, tubulaires, comme le style « des plis souplement creusés » dit le Mudenfaltenstil.
On retrouve ces plis « souplement creusés » sur les sujets des tableaux du Psautier d’Ingeburge (Folio 26 et 27, Flagellation du Christ et portement de croix).
Nicolas de Verdun (Jas de Vos) en 1180-1182, à Klosterneuburg, produit un retable couvert d’émaux réalisés dans un style « antiquisant » dont l’humanisme réaliste est aux antipodes de l’art roman. À Tournai en 1205, il achève la chasse de la Vierge, avec des scènes de la vie du Christ en métal repoussé. La qualité de ces œuvres magnifie les caractères stylistiques et spirituels de l’époque.

C’est dans un atelier d’écriture monastique (scriptorium) à Tournai ou Anchin que furent produits les chefs-d’œuvre de la tendance « antiromane », comme le psautier de la reine Ingeburge, le Psautier de Paris ou le Psautier de la Pierpont Morgan Library.
Ces psautiers développent des éléments nouveaux s’affranchissant des codes romans. Ces éléments se retrouvent dans les manuscrits et dans les vitraux.

Toutes ces influences, ce mélange de styles, illustrent les différentes expérimentations qui se déroulent alors.
L’objectif est de se dégager des conventions romanes.

C’est le « style 1200 », un courant d’expérimentations novatrices qui n’ont pas forcément connu de suites et qui caractérise ce début de siècle.


III – Deux mains ont réalisé le Psautier d’Ingeburge,

Deux maîtres un roman et un proto-gothique :

Le 1er Maître a réalisé les 11 premiers feuillets en pleine page et huit tableaux dont la fuite en Égypte qui est d’influence byzantine.

Le 2ème Maître a réalisé 9 feuillets du milieu (scène de la Passion, Portement de Croix) qui est une influence du style Mudenfaltenstil.

Les deux maîtres auraient travaillé en même temps sur certaines scènes comme celle du lavement des pieds.

On attribue au 2ème Maître la qualité révolutionnaire, proto-gothique du manuscrit.  Il réinterprète les modèles conventionnels, introduit une certaine expressivité. La vivacité des couleurs -on pense aux vitraux et au modelé peu appuyé contrastant avec la miniature romane.

Le Psautier d’Ingeburge est le « premier manuscrit de luxe produit par l’art gothique ».

On le compare au Psautier de la Pierpont Morgan Library de New-York, de la même époque, ce sont tous les deux « des chefs d’œuvres de la tendance anti-romane ».

 

Conclusion

Sur le plan stylistique tous les arts figurés du XIIIe expriment une tendance de plus en plus marquée à s’affranchir des conventions romanes.

Cette libération s’amorce autour de 1200 par la résurgence des formes antiques et antiquisantes et la diffusion des modèles byzantins.

Dans un deuxième temps, elle se concrétise par une approche plus objective de la réalité sensible qui conduira au style gothique.

Pendant toute l’époque gotique , la France restera en tête des développements stylistiques de l’enluminure.

Monument incomparable de l’art français au commencement du XIIIe, le Psautier d’Ingeburge est un des plus beaux livres que cette époque nous ait laissés.

Nos collections publiques renferment peu de volumes auxquels se rattachent d’aussi grands souvenirs, Bouvines et Saint Louis !

Du lion figuré dans le recueil de Villard de Honnecourt (vers 1230) Paris BNF aux drôleries marginales des manuscrits anglais et français du XIVe le chemin parcouru est immense.