Odilon Redon (1840-1916)
Le Cyclope
1914
Huile sur carton marouflée sur panneau de bois
Dim 64 x 51 cm
Conservé aux Pays-Bas à Otterlo, au musée Krõller-Müller
Le peintre
Son père épouse une créole d’origine française, en Amérique.
La famille revient en France cinq ou six ans plus tard.
En 1846, Redon a ses premières crises d’épilepsie. Il est confié à son oncle jusqu’en 1851. Sa santé fragile justifie cet isolement familial.
Redon grandit entre Bordeaux et le domaine de Peyrelebade (Médoc) à la campagne. C’est dans ce contexte qu’il développe son goût pour la nature.
Cette nature pleine de clair-obscur éveille chez l’enfant un monde étrange et fantasmagorique. Redon réalise ses premiers fusains à l’âge de six ans.
À sept ans il découvre les musées de Paris.
Son séjour à Paris dure quelques mois.
De retour à Bordeaux, il est scolarisé et obtient un prix de dessin avant même de savoir lire. Il décide d’être artiste et sa famille y consent.
Il prend des leçons de dessin et d’aquarelle avec Stanislas Gorin.
Il découvre Millet, Corot et Gustave Moreau.
Bresdin à Bordeaux en 1865, l’initie à la gravure et à la lithographie.
Sous l’influence de son père, il tente des études d’architecture. Il se lie d’amitié avec le botaniste Armand Clavaud qui l’initie aux sciences et à la littérature.
Il lit Les Fleurs du mal de Baudelaire.
Il se forme à la technique de l’eau-forte et à la sculpture.
La vie de Redon est émaillée de problèmes de dépression, en 1869, en 1870 et à nouveau en 1895.
« Les sanglots seuls en ce monde accablé parlaient d’ordre, d’amour et de bienheureuse espérance. »
Cette phrase est le refrain d’un texte intitulé Le Cri que Redon rédigea en 1870. Cette formule est en accord avec les larmes de l’artiste.
À Paris Redon entre dans l’atelier du peintre orientaliste jean-Léon Gérôme.
Les relations entre le maître et l’élève sont difficiles.
Il participe comme simple soldat aux combats sur la Loire pendant la guerre de 1870. Après la guerre il s’installe à Montparnasse jusqu’en 1877.
L’été il retourne au domaine de Peyrelebade dans le Médoc.
À l’automne il séjourne en Bretagne.
Il fait un séjour à Barbizon pour étudier les arbres et les sous-bois.
En 1878, il voyage pour la première fois en Belgique et en Hollande.
En 1879, il est remarqué pour son premier album de lithographies.
Entre 1870 et 1895, il utilise principalement le fusain et la lithographie pour créer ses représentations que Redon appelle ses « noirs ».
À partir de 1890 Redon change de style, il abandonne l’imaginaire ténébreux pour se consacrer à l’imaginaire colorée.
Pour se faire il utilise le pastel et la peinture à l’huile.
En 1901 il participe au salon de la Libre Esthétique à Bruxelles et au salon de la société nationale des beaux-arts à Paris.
En 1902 il crée le décor du salon de musique de l’hôtel parisien de madame Chausson.
En 1903 il reçoit la légion d’honneur et en 1904, une salle lui est entièrement consacrée au Salon d’automne où il expose 62 œuvres.
En 1908 il voyage à Venise et réalise ses premiers cartons de tapisserie pour la manufacture des gobelins.
Parallèlement à la peinture, Redon apprend la musique. Il joue du violon.
Ses maîtres les plus chers furent Mozart, Beethoven et Schumann.
Il écrit également et publie de son vivant une autobiographie où il évoque ses rapports avec le milieu artistique et les ambitions artistiques et spirituelles de son époque sous le titre À soi-même.
Redon est un peintre et graveur symboliste de la fin du XIXe.
Reconnu par ses pairs comme un poète et un maître de la couleur.
Le tableau
Redon choisit un sujet inspiré des Métamorphoses d’Ovide.
Il représente le Cyclope Polyphème tombé amoureux de Galatée.
Redon réinterprète une image mythologique.
Cette œuvre représente un cyclope émergeant du haut d’une colline à la recherche de Galatée. Celle-ci est dessous, endormie sur un parterre de fleurs.
D’autres réinterprétations mythologiques ont précédé cette œuvre :
Le pégase noir –1910, La naissance de Vénus en 1912 et Pandora en 1914
Composition
La composition est scindée en deux registres.
Le registre du bas, occupe-les 2/3 de la toile.
Il représente l’aval d’une colline, recouverte de fleurs qui servent d’écrin à une jeune-femme allongée nue sur son flanc gauche, appuyée sur son bras gauche, elle est endormie, sereine.
Le registre du haut, en amont de la colline, représente un cyclope émergeant de la colline, il sourit et son œil est rieur -loin de l’iconographie traditionnelle qui en fait un être menaçant.
Sa tête et son coup se détachent sur un ciel de nuages gris.
Les contours du cyclope et de la femme sont surlignés, d’un trait brun pour le cyclope et rouge pour la femme, l’un et l’autre se détache ainsi du fond qui les entoure. L’un et l’autre ont la même couleur de peau.
Le cyclope est dans une atmosphère froide.
Le ciel moutonne dans des couleurs grises, bleues et blanches.
La femme est enrobée d’une profusion de couleurs chaudes des bruns des rouges des jaunes des oranges pimentés de pointes de vert.
Ces couleurs traduisent l’exubérance de la nature.
Les lignes sinueuses du relief font onduler la colline en vagues de couleurs et de lumières. Comme une douce musique, la colline enveloppe le corps de la femme.
Il se dégage de cette composition quelque chose de joyeux et de serein.
Les coloris sont magnifiques presque immatériels.
Ils sont accord avec l’idée du songe.
Les touches associent subtilement les coloris.
Le rendu minéral de la texture souligne la matérialité de la peinture.
L’ombre sur le cou du cyclope nous indique que la lumière entre dans la composition par le coin supérieur gauche de la toile.
Elle éclaire la femme et la flore.
La lumière exprime la libre interprétation que Redon fait de cet épisode mythologique.
La lumière caresse le visage souriant et incliné du centaure et, dégage une infinie douceur. Le corps de la femme, exempt de toute tension, est illuminé.
Analyse
I- La dualité du peintre s’exprime par son passage du côté obscur
à la lumière, à la couleur.
Redon attira d’abord l’attention par ses Noirs, œuvres en noir et blanc, au fusain et lithographies censées évoquer un monde au-delà du visible.
Il s’écarta peu à peu des Noirs et introduisit la couleur dans les années 1890.
Les yeux clos -1890, marque son passage à la couleur.
Cette œuvre est considérée comme un manifeste du Symbolisme.
La vie et la lumière triomphent de l’ombre dans ses portraits et ses évocations de la nature. Il écrit : « J’ai épousé la couleur ».
Le passage du monde du noir au monde de la couleur, révèle la dualité spécifique à Redon.
Les tons vifs et audacieux de ses pastels et de ses huiles donnent vie à d’étranges créatures qui peuplent son monde imaginaire.
Les couleurs de Redon conduisent notre œil dans son univers rêvé.
II- Dès le début son goût pour l’expression du rêve et la place de l’imaginaire articule ses représentations.
Redon, peintre symboliste, attache de l’importance à l’évocation de mondes mystérieux, non visibles mais sensoriels.
Pour lui, comme pour Gauguin et les Nabis, la musique et la théorie des
Correspondances de Baudelaire revêtaient une grande importance.
Redon est obsédé par la forme de la sphère, c’est le monde de l’œuf, de l’œil, symboles du regard et de la création artistique.
Dans Le Cyclope, il procède par inclusions ; une pupille ronde est centrée dans un œil, lui-même centré dans l’ovale formé par le visage.
Redon crée le symbolisme dans le monde des images, les poètes font de même avec les mots.
Dans son poème de 1847, (« La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles ; l’homme y passe à travers des forêts de symboles qui l’observent avec des regards familiers… »), Baudelaire expliquait les connexions entre la nature et le monde métaphysique par la synesthésie.
L’ association de l’ouïe, de l’odorat et de la vue génère des images mentales, chaque sens stimulant les autres et produisant un mélange d’expériences sensorielles.
Dans un élan antimoderniste, Redon s’éloigne du présent pour évoquer un passé mythique, la pureté des lieux primitifs non souillés ou un monde spirituel détaché des contingences.
Le paysage montagneux évoque une œuvre de Goya Le Géant -1818
Dans ce tableau Redon marie ses goûts de jeunesse avec son attrait nouveau pour la mythologie grecque.
III- C’est notre œil qui décide, le peintre donne des clefs, notre œil interprète. Redon cultive l’importance de l’indéterminé.
Redon s’adresse à notre imagination et non à notre regard.
Le peintre recherche une sensation.
Il projette le rêve, le fantastique, l’étrange et la magie :
La jeune femme est endormie au milieu des fleurs et le cyclope la regarde.
Le cyclope est un être chimérique donc la jeune-femme rêve…
Que va-t-il se passer l’instant d’après ?
Redon confie aux images la pluralité des sens.
Le motif des fleurs renvoie à la vie et à la mort, à la racine, au jardin et à la renaissance ; tout comme elles sont associées aux célébrations, aux rites et aux deuils.
Dans son journal intime Redon note : « autant que possible la logique du visible au service de l’invisible ».
Redon joue sur le côté indéterminé de son tableau. Il ne veut pas enfermer son œuvre ni par le titre ni par une interpellation pré-codée. Il joue sur le mystère.
IV- Redon est considéré comme un peintre-écrivain.
Dans ses écrits il explique le retournement de l’imaginaire ténébreux en imaginaire colorée.
Extrait de son journal -1902 À soi Même :
« Le sens du mystère c’est d’être tout le temps dans l’équivoque, dans les doubles, triples aspects, les soupçons d’aspects, l’image dans l’image, formes qui vont être ou qui seront selon l’état d’esprit du regardeur. »
Conclusion
Redon rechercha tout au long de sa carrière à l’aide d’une iconographie fantastique à peindre le rêve de la réalité dans le but de solliciter l’imaginaire du spectateur. Redon est un artiste de l’imaginaire.
Redon écrit : « l’artiste se doit d’avoir les yeux ouverts sur les deux mondes de la vie (intérieur et extérieure), sur deux réalités qu’il est impossible de séparer sans amoindrir notre art et le priver de ce qu’il peut donner de noble et de suprême. »
Les rêveries de Redon sont plus vraies que vrai !
Redon pratique un irréalisme exceptionnel.
Les chimères et fantasmagories de Redon sont des créations artistiques faisant émerger le plus secret de l’âme et du réel jusqu’aux limites du mystère, en une étrangeté d’inspiration souterraine nourrit de littérature et de mythes universels.
Ses tableaux libèrent une énergie créatrice.
Tour à tour dessinateur, peintre, lithographe, décorateur et aussi musicien (c’est un excellent violoniste) et écrivain (son travail littéraire a beaucoup d’importance et ses textes sont de grande qualité).
Odilon Redon revendiqua la fin de la hiérarchie entre les arts et participa à l’incroyables vitalité artistique du début du XXe.