Le bonheur est dans le pré

 

 

J’étais heureuse et je le savais.

J’ai eu une jeunesse heureuse, j’avais beaucoup de chance et je le savais. J’en ai profité tout mon saoul.
Je montais à cheval.
J’avais des chevaux que je sortais en concours pendant l’année scolaire.
L’été, Papa conduisait les chevaux en Auvergne chez mes grands-parents.
C’étaient des vacances réjouissantes pour les chevaux et pour nous (mon frère et moi).

Cavaliers aguerris, nous galopions comme des fous sur les chemins forestiers et à travers champs. Les paysans occupés aux moissons levaient les bras au ciel à notre passage.
Ce ne serait plus possible aujourd’hui, les chemins forestiers étaient recouverts d’une poudre de lave et de granit concassés, l’amorti était parfait pour les jambes de nos chevaux de concours.

Des années plus tard, j’empruntais ces mêmes chemins avec mon chien Timm lors de nos courses matinales, et je constatais, d’année en année que le goudron recouvrait de plus en plus de chemins.
Le goudron convient mieux aux machines agricoles.

Il y avait les jours de promenade et les jours de repos.
Les jours de repos nous emmenions les chevaux à la rivière, les sabots parés, au licol et à cru. Nous traversions le village pour rejoindre les berges de la rivière Senouire, à la hauteur du moulin. Les chevaux entraient dans l’eau jusqu’au poitrail. Le courant massait les jambes des chevaux.
Occupés à croquer les feuilles des joncs, ils restaient calmes.

Monter les chevaux à cru au club hippique aurait été impensable -trop vifs, trop craintifs. En Auvergne nous l’avons fait spontanément. Probablement mon esprit pratique, éviter de mouiller le cuir des selles.
On parlait à l’oreille des chevaux, ils nous écoutaient.
J’anticipais les frayeurs comme le bruit de moteur d’un gros camion transportant des grumes de sapin passant au-dessus de nous sur le pont.

J’ai constaté que les chevaux de concours fébriles pendant l’année avaient un comportement totalement différent au pré, en vacances.

Au club hippique, j’arrivais le cheval était sellé. Le temps que j’enfile ma culotte, le lad m’avançait ma monture. Je montais une heure et je repartais au lycée. Le lad dessellait et toilettait le cheval.
En Auvergne, j’étais là, les chevaux avaient toute mon attention.

Les chevaux occupaient un pré de luxe : un grand terrain enclos de hauts murs de pierres, semé de graminées -plantées pour eux, avec un petit bois de grands sapins, des boxes ouverts, un seul point noir, pas d’abreuvoir  dans le pré.
Je devais les emmener boire à la fontaine.

La route longeait un des murs de l’enclos, les chevaux ne me voyaient pas mais, ils connaissaient mon pas.

C’était la mode des sabots suédois. J’étais allée chez le sabotier du village acheter une paire de vraies galoches -au désespoir de ma Grand-mère, avec une semelle en bois qui claquait sur la route.

Les chevaux venaient au galop au portail pour m’accueillir.
Je leur passais les licols et un à main droite le deuxième à main gauche, nous marchions jusqu’à la fontaine.

La sortie du pré était toute une affaire parce qu’ils ne passaient pas à deux, de front – je n’ouvrais qu’un ventail du portail. Je devais me contorsionner pour en sortir un sans lâcher le deuxième.

Une fois, je décidais de les emmener l’un après l’autre.
Séparer les chevaux c’est révélé une très, très mauvaise idée. Les chevaux se sont affolés, un concert de hennissements, tout le village a été sonorisé, il ne manquait plus que les cloches de l’église.

Pendant l’année les chevaux ont chacun leur boxe, chacun leur vie.
L’été on ne peut pas les séparer.

Première leçon : les chevaux expatriés à la montagne sont inséparables.

Deuxième leçon : chaque cheval a son caractère et il y a toujours un dominant.

Un poirier a grandi dans un coin du pré . Au mois d’août, les poires sont mûres. Les chevaux adorent les poires. Ils repèrent très vite celles qui sont tombées au pied de l’arbre. Le deuxième jour, ils croquent celles qui sont accrochées aux branches basses. Le troisième jour, ils s’organisent, le hongre, Altaï, donne des grands coups de croupe qui ébranle l’arbre et font tomber les poires mûres, l’étalon, BB les mange.

Troisième leçon : les chevaux ont de la mémoire

La première année, les boxes n’étaient pas construits. J’avais aménagé, dans le haut du pré à l’entrée du bois de sapin, une litière protégée par l’épais feuillage des arbres.
La deuxième année l’aménagement de l’enclos était terminé et pour éviter que les chevaux ne foulent toutes les graminées nous avions coupé le pré en deux en tendant une corde à hauteur de poitrail.
Nous savions que les chevaux, s’ils font des prouesses en concours de sauts d’obstacles, ne sautent pas pour leur plaisir.
J’avais souhaité que les boxes soient ouverts afin que les chevaux puissent aller et venir à leur convenance, se protéger des averses nombreuses en fin d’après-midi.

J’ai aménagé les litières et invité chaque cheval à rejoindre son boxe avec des seaux de grains.

Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je suis arrivée le lendemain matin.
Les chevaux avaient entendu mon pas et savaient que j’arrivais.
Conscient d’avoir fait une bêtise, l’étalon tenta de revenir du bon côté de la corde, mais pas assez vite pour que je ne le vois pas.

J’ouvre le portail, je suis ébahie et me demande si ma Grand-mère n’a pas mis du haschisch dans mon café.
BB était un grand cheval, 1m71 au garrot. Il était à genoux et avançait le plus vite possible dans cette posture pour passer sous la corde.
Ce sera la seule fois de ma vie où j’ai vu un cheval se déplacer à genoux.
Altaï émergea du bois prudemment. Grillé pour grillé, inutile de faire de la gymnastique.  Il attendait sagement que je vienne le chercher.

Pour leur première nuit les chevaux avaient préféré dormir sous les sapins et rejoindre leur « nid » de l’année précédente.

Quatrième leçon : en dehors de leur enclos, les chevaux ont besoin de notre présence.

Si on disparait du paysage ils sont perdus et rebroussent chemin au grand galop. Les chevaux ont la mémoire du chemin et savent retourner à leur enclos, quelques soient les kilomètres parcourus.

Je vous invite à lire l’histoire intitulée : Gratte paille, la ferme enchantée.

Des anecdotes sur ce mois d’été au vert partagé avec les chevaux, au fil des années, j’en ai une provision dans laquelle je puise quand il pleut dans ma vie.

Une dernière.
Le mois d’août c’était le mois des chevaux.
Je leur étais reconnaissante pour leur bon travail pendant l’année et les remercier de mon mieux. Je leur préparais des mâches, une sorte de gâteaux à plusieurs couches servi dans un seau. J’intercalai une couche de foin, une couche d’avoine, une couche de graines de lin, une couche de farine d’avoine, plusieurs fois, jusqu’à remplir le seau. Je faisais cuire le tout chez ma Grand-mère.
Les chevaux raffolaient de ces préparations.
Les chevaux sont gourmands.
L’appentis sous lequel je stockais leur nourriture jouxtait les boxes. Il fermait avec une porte en bois à claire-voie et un simple loquet.

Un matin l’étalon est venu m’accueillir les naseaux enfarinés.
Altaï avait été plus malin et s’était débarbouillé.

Je confirme, le bonheur est dans le pré.