Pieter Bruegel l’Ancien (1525-1569)
L’adoration des Mages
1564
Huile sur bois
Dim 111,1 x 83,2 cm
Conservé à la National Gallery à Londres
Le peintre
Les peintures de Pieter Bruegel l’Ancien correspondent aux goûts raffinés de l’élite flamande, érudits, amateurs d’art fortunés.
Son style d’apparence rustique est en réalité très complexe et méditatif.
Peintre et graveur de formation, issu d’une famille d’artistes flamands, il étudie auprès de Pieter Coecke van Aelst.
En 1550, il vit à Anvers, plaque tournante du commerce international et centre de l’édition de gravures du pays. Il travaille pour le commerce de l’estampe et réalise de nombreux dessins. Bruegel fréquente les riches collectionneurs et les noces villageoises.
En 1552, il voyage en Italie. Des maîtres italiens, il retient les scènes de genre et les thèmes bibliques qu’il traite dans une veine fantastique. Les quelques éléments qu’il emprunte aux maîtres de la Renaissance italienne sont adaptés au style flamand.
En 1562 il s’installe à Bruxelles. Il a deux fils qui seront peintres, Pieter Bruegel le Jeune et Jan Bruegel l’Ancien.
Bruegel est célèbre pour ses peintures de genre : scènes populaires -mariage -carnavals, qui foisonnent de personnages et constituent un témoignage de la vie politique et sociale du XVIe.
Certains tableaux des folies humaines de Bruegel s’inspirent de l’univers foisonnant et satirique de Jérôme Bosch.
En traduisant ses thèmes religieux dans un langage local proche du sien, il se fit un nom parmi les amateurs d’art.
Bruegel fut un observateur attentif des gens et de leur environnement.
Ses paysages offrent un témoignage vivant de son univers de même que les cadres poétiques de ses récits.
Si ses compositions peuvent être d’une sobriété trompeuse, composées, organisées et maîtrisées avec sophistication, elles révèlent un sens aigu de la conception.
Le tableau
Il représente ici l’épisode biblique des rois mages venus se prosterner et apporter leurs offrandes à l’enfant Jésus.
L’iconographie des personnages principaux est respectée avec les trois rois mages, saint Joseph et la vierge portant l’enfant dans ses bras, assise sur une chaise à l’entrée d’une étable où l’on aperçoit un âne.
Impassible au tumulte de la foule, les yeux mi-clos, la vierge enroulée dans une cape bleue présente son fils aux mages.
Saint Joseph arborant un bel habit de soie mettant en valeur sa carrure de charpentier, se tient debout au dos de la chaise de la vierge et devise avec un villageois.
Un homme en costume de soldat se tient à l’entrée de l’étable, à la droite de saint Joseph.
Composition
Le format du tableau est vertical, contrairement à la plupart des tableaux de Bruegel qui ont un format horizontal.
C’est une composition rigoureuse organisée autour des diagonales du 1er plan et des verticales du 2nd plan.
Le savant étagement des plans oriente progressivement le regard du spectateur.
Il n’y a pas de perspective, comme dans la plupart des tableaux de le Renaissance flamande.
Le spectateur a un point de vue plongeant. Le plan légèrement incliné suggère la profondeur, soutenue par une ligne de fuite qui traverse le tableau dans sa diagonale du coin droit inférieur du tableau au coin gauche supérieur du tableau.
La vierge et l’enfant Jésus sont au centre de la composition. Ils sont représentés en gros plan entourés par les mages et encadrés par la charpente de l’étable.
L’horizon est obstrué par des curieux en arme.
Cette foule et l’étable où l’âne mange au râtelier constitue l’arrière-plan du tableau.
À l’arrière-plan, les lances des soldats à gauche du tableau, les poutres de l’étable au centre du tableau et le mage debout fermant la composition sur la droite du tableau marquent le rythme vertical du tableau.
Seul espace vide, le premier plan découvrant un sol de terre battue sur lequel sont posés la coiffe, l’épée et le couvercle de la coupe à trois lobes que présente le roi mage agenouillé devant l’Enfant.
La vierge est enveloppée dans une cape bleue, sa tête et son cou sont couverts par un voile blanc. La Vierge n’a pas les traits fins, ses paupières sont lourdes. Sa main droite est tendue pour recevoir les présents des mages. Sa main gauche retient Jésus qui s’agrippe à la main de sa mère et se serre contre elle.
Joseph affiche un air débonnaire, son attention est détournée par un homme qui chuchote à son oreille. Bruegel représente Joseph comme un artisan de son époque et non comme un personnage sacré.
Les mages ont des visages de vieux pour deux d’entre eux, seul le mage Balthazar, semble plus jeune. Bruegel ne le traite pas de façon comique comme les deux autres et le représente debout, ce qui lui donne une grande importance.
Gaspard est agenouillé aux pieds de la Vierge, devant Jésus, il lui tend une coupe d’or à trois lobes remplie d’encens. Ses cheveux filasse sont d’un blanc jaunâtre et son visage est ridé. Il est richement vêtu, une ceinture de médaillons d’or retient une veste rose -bordée d’hermine et rehaussée de broderies d’or, le mage l’a posée sur ses épaules sans l’enfiler, la manche gauche est coincée sous la ceinture, la droite a glissé sur le sol jusqu’au bord du tableau. La vue plongeante donne au spectateur l’impression que la manche est surdimensionnée. Cette manche forme une diagonale qui conduit le regard du spectateur à l’Enfant et à Marie.
Melchior a les cheveux bruns et paraît moins vieux. Il porte un luxueux manteau rouge. Il a le buste fortement incliné vers Jésus et tient dans ses mains une coupe dorée fermée d’un couvercle finement ciselé.
Balthazar, le mage a la peau noire, est debout. Il est d’une grande élégance avec son ample manteau frangé blanc, à capuche, ses bottes rouges de cavalier et sa tête ceinte d’un bandeau blanc. Il semble attendre son tour et tient dans ses mains un imposant et luxueux encensoir doré en forme de bateau.
La foule des curieux est constituée de nombreux soldats casqués et en armes. Il n’y a pas de femme.
Dans le premier cercle autour de Marie et de l’Enfant, un homme portant un chapeau et vêtu d’un habit rouge tient une arquebuse posée devant lui, ses yeux ronds sont pleins d’émotion et de curiosité.
Dans la grange, en bordure du tableau à droite, deux personnages, l’un avec un gros nez, l’autre portant des lunettes a des mimiques et des yeux ronds trahissant la convoitise des présents apportés par les mages.
Les couleurs claires et chatoyantes (vert, rose, rouge, bleu et blanc) des vêtements des personnages principaux les mettent en valeur et contrastent avec les bruns et les tons terreux réservés à la foule et à l’étable.
Bruegel retranscrit en peinture les textures et les volumes avec une grande habileté.
La touche est imperceptible. Le dessin précis est soigné et réaliste.
Bruegel a peint de grands personnages avec une richesse de détails pour les expressions des visages. Il n’idéalise pas les traits ne cherche pas à représenter la beauté, au contraire certains d’entre eux ont des expressions grotesques.
On lit sur les visages des villageois la curiosité, l’étonnement, la crédulité.
L’enfant Jésus sourit béatement et ne comprend pas ce qui lui arrive.
Les deux mages présentant leurs présents sont pleins de dévotion.
Le troisième, Balthazar, attend son tour en souriant. Il semble fier de son cadeau à l’attention de Jésus.
L’éclat du tableau et sa lumière sont le résultat d’une préparation minutieuse du support, des planches de chêne chevillées et collées sur lequel Bruegel applique une épaisse pâte à base de craie et, pour éviter que les couleurs soient absorbées, il applique un isolant fait d’une fine couche de craie et de blanc de plomb dilués à l’huile. Cette couche permet la réverbération de la lumière.
Le tableau est éclairé par les couleurs claires.
Analyse
Sous des apparences bouffonnes une philosophie, une satire, une pensée se dissimulent.
Bruegel situe son histoire dans le passé mais également dans sa propre époque.
Il mélange une scène biblique et une représentation de foire villageoise.
Les vêtements à la mode de l’époque sont détaillés avec soin.
L’enfant est à la fois Jésus et un objet de curiosité de foires flamandes.
Une foule se presse à gauche du tableau pour voir l’objet de convoitise.
Ce tableau parle de l’empressement et de la crédulité des gens de peu d’éducation.
La présence des soldats n’est pas traditionnelle dans les représentations des scènes de l’adoration des mages.
Bruegel dénonce ainsi l’occupation espagnole. Ce choix de représentation montre son profond intérêt pour la réalité quotidienne de son pays opprimé par l’Espagne et marqué par les guerres.
Si l’iconographie de l’adoration des mages est respectée, Bruegel s’octroie des libertés de représentations. IL centre la Vierge et Jésus, il caricature les physionomies des mages qu’il habille à la mode du XVIe en Flandre, il « tire » sur une manche de vêtement pour servir sa composition.
Toute l’œuvre de Bruegel est un enseignement. Implantée dans son siècle, elle sert de référence aux autres époques.
Truculence et intelligence s’additionnent dans ses tableaux. Il dénonce les conflits intimes, les appétits de possession, les comportements irrationnels ou burlesques. Il se bat contre les vices, il approuve la tendresse.
D’un fourmillement de détails, il dégage une leçon accessible au spectateur.
Il révèle la dichotomie entre l’aveuglement moral et le discernement spirituel.
Bruegel transforme un sujet traditionnel, l’adoration des mages, en le recombinant. Le rassemblement des gardes est une mise en scène contemporaine dans le but de critiquer les conflits sociaux et les conditions politiques de son temps.
Cette perspective d’une culture du XVIe ouverte aux traductions de la Bible en scènes contemporaines est très moderne.
Bruegel délivre un trésor d’informations sur la vie quotidienne des petites gens au XVIe.
La spontanéité créative chez Bruegel donne des images pleines d’esprit libératoire. Il crée des jeux d’images radicalement novateurs.
Ses peintures sont scénographiques.
C’est son habit qui fait du vieillard un mage, bien plus que son présent à Jésus. Bruegel le met en valeur par l’accoutrement.
Tous les personnages de ce tableau sont plus que des individus, ce sont des stéréotypes, des caricatures.
La composition est si savante que le spectateur se penche vers le tableau comme les mages se penchent vers Jésus, dans une sorte d’accélération des attitudes.
Conclusion
Le vocabulaire du peintre s’enrichit d’autan d’études qui constituent un témoignage unique sur son époque.
La peinture est pour Bruegel le moyen de faire voir la splendeur du monde tel qu’il la conçoit.
D’abord dans les sujets fournis par la Bible, puis dans les scènes contemporaines, Bruegel décrit avec lucidité les maux de son temps et manifeste un génie de peintre de plus en plus épris de simplicité et de style.
À partir de 1563 il s’installe à Bruxelles et peint des chefs d’œuvres jusqu’à sa mort. Le dernier étant La parabole des aveugles -1568 où le sentiment d’inéluctable qu’il donne à sa composition montre comment Bruegel en étudiant son temps ouvre la voie au réalisme moderne.
Ses amis sont des savants et des philosophes. Son œuvre est celle d’un homme instruit de Virgile et d’Ovide, de Lucrèce et d’Épicure. Lors de son voyage en Italie il fréquente les chambres de rhétoriques, il connait Érasme et son Éloge de la folie -1511 (qui combat le dogmatisme et le fanatisme du Moyen-âge)
Une cinquantaine de tableaux répertoriés aujourd’hui sont attribués à Pieter Bruegel l’Ancien. Un grand nombre d’œuvres ont été perdues et, certains tableaux répertoriés comme étant de Bruegel l’Ancien se sont avérés être des copies plus tardives de ses fils. La dendrologie permettant de dater les panneaux de bois -support des peintures.
Pieter Bruegel l’Ancien meurt en 1569, sa carrière de peintre est très courte.
Sa descendance artistique est innombrable, il influence les peintures hollandaise et flamande du XVIIe. Rubens lui voue une grande admiration et possède des tableaux du maître. Millet s’en inspire, devant le paysage de L’angélus -1857-59 on pense au Misanthrope -1568
Aujourd’hui la richesse de son univers, son regard acéré sur l’humanité exercent une fascination particulière sur le spectateur. Ses tableaux captivent par le rendu réaliste du détail et par l’ampleur de sa vision.
Bruegel sollicite la réflexion du spectateur, et l’entraîne dans une quête visuelle et mentale du monde visible au monde de l’invisible.