Francesco Guardi (1712-1792)
La place Saint Marc
Vers 1760
Huile sur toile
Dim 72,4 x 119,1 cm
Conservé à la National Gallery à Londres
Le peintre
Extraits de l’introduction de l’article Vers un autre monde, entre lumière et ombre, la Venise de Francesco Guardi de Catherine Loisel :
« Tout prédestinait Francesco Guardi à une carrière artistique. Il ne s’intéresse cependant au registre qui a fait sa réputation qu’aux alentours de 1750.
Né dans une famille de peintres originaires de la région de Trente, beau-frère de Giambattista Tiepolo que sa sœur Cécilia épouse en 1719, il est dans sa jeunesse documenté comme copiste…
Les historiens ont rendu à Francesco la paternité des scènes de la vie vénitienne qui sont devenues emblématiques du mythe de Venise : les différentes versions du Ridotto et Le parloir des religieuses à San Zaccaria. Devenu l’élément moteur de l’atelier familial à la mort de son frère aîné en 1760, Francesco s’inscrit dans la corporation des peintres vénitiens et c’est probablement à cette époque qu’il commence à se consacrer aux répertoires de la veduta et du capriccio…
Francesco expose en avril 1764, deux tableaux sous les arcades des Procuratie, place Saint-Marc : une Vue de la Piazza vers la basilique et la Torre dell’Orologio et une Vue du Ponte di Rialto vers Cannaregio, commandées par un amateur anglais…
Le principal acquéreur de ses paysages vénitiens est le résident de la couronne anglaise de 1774 à 1786, John Strange… Il lui a acheté un nombre important de tableaux et de dessins et s’est fait le promoteur de ses œuvres auprès de ses compatriotes…
Dessinateur prolifique dont le style graphique s’accorde à la touche brillante des tableaux, Francesco Guardi semble donc avoir cherché à développer son activité dans plusieurs directions (figures, paysages, gravures et peintures religieuses) afin de subvenir aux besoins de l’atelier familial, avant de découvrir sa voie…
En 1758, dix ans avant la mort de Canaletto, Guardi s’oriente définitivement vers la Veduta.
Outre les vues de la cité et de la lagune, Francesco est recherché comme chroniqueur des grands événements qui scandent les dernières années de la République.
Par exemple avec La place San Marco pendant la fête de l’Ascension -1777, conservé à Lisbonne, Musée Calouste Gulbenkian. »
Francesco Guardi a passé toute sa vie à Venise.
De 1735 à 1743, il est l’élève de Michele Marieschi, il peint des œuvres religieuses.
Il est influencé par Canaletto et par Luca Carlevaris.
À la mort de son frère ainé Giovanni Antonio, en 1760, Francesco prend la tête de l’atelier familial et s’oriente vers les paysages urbains. Francesco est le peintre le plus célèbre et le plus talentueux de la famille. L’année suivante, Francesco s’inscrit à la Confrérie des peintres Vénitiens.
Guardi est élu membre de l’Académie des Beaux-Arts de Venise en 1782, en tant que peintre de « perspectives ».
Le peintre s’oriente vers une clientèle étrangère, principalement anglaise et reçoit de nombreuses commandes.
Le tableau
Ce point de vue de la place était particulièrement apprécié de Guardi qui le repris dans au moins une vingtaine de tableaux dont cette toile de la National Gallery et celle de Bergame ainsi que dans un dessin conservé au Musée de Cleveland.
Dans ses trois dernières toiles Guardi a réutilisé des groupes de personnages comme le trio élégant conversant au premier plan ou l’homme tenant un enfant par la main et les chiens.
Composition
Guardi a représenté l’endroit préféré des touristes à Venise, la place saint Marc.
Cette composition est conçue et définie en fonction de la lumière.
Une composition minutieuse et pittoresque.
Une composition d’une vivacité narrative et une scénographie.
Dans cette vue de la place depuis l’ouest, les bâtiments de part et d’autre de la basilique et du Campanile sont les anciens et les nouveaux locaux du gouvernement vénitien.
Les deux rangées de bâtiments bornent le tableau, à gauche de la composition, les bâtiments au nord sont dans la lumière, à droite de la composition, les bâtiments au sud, sont dans l’ombre.
Au fond, cinq tentes blanches de marchands ambulants.
Derrière les tentes, la basilique Saint Marc avec ses coupoles et ses mosaïques dorées, on devine les sculptures des chevaux au-dessus du portail d’entrée.
Guardi peint les détails avec un pinceau minuscule.
Dans la lumière, de l’autre côté du campanile, s’élève le palais des Doges.
À côté du campanile, le café Florian.
Guardi représente la basilique, le campanile et les locaux du gouvernement vénitien dont les arcades rythment l’espace.
Le ciel qui occupe la moitié du tableau, évoque une atmosphère nébuleuse.
Modelé par les nuages disposés soigneusement sur la toile, le ciel a un effet dramatique.
Guardi s’applique à poser des nuances de rose, de blanc, de gris et de bleu.
Son ciel d’où émane la lumière du soleil couchant forme un écrin aux bâtiments et projette sur la place une ombre portée qui la coupe en deux.
La scène est habitée par des personnages masqués, symbole par excellence du rococo vénitien.
Les vêtements des personnages aux couleurs vives sont caractéristiques de Venise.
Des groupes de figures occupent le premier plan, d’autres sont répartis jusqu’au fond de la toile.
Tous les espaces grouillent de personnages rapidement brossés par quelques touches de couleurs.
Dans le fond du tableau, les petites figures sont suggérées par des touches rapides et des virgules de blanc.
Les personnages du premier plan sont trop grands pour passer sous les arcades des bâtiments.
La majorité des personnages sont saisis de dos. Guardi les anime avec quelques touches de blanc.
Guardi s’est peut-être servi d’une chambre noire pour construire sa perspective.
Mais pour intégrer les deux rangés de bâtiments, il triche.
La place est plus profonde qu’en réalité.
Guardi traduit la profondeur, en jouant sur la représentation des bâtiments latéraux.
L’amplitude de sa perspective lui permet d’obtenir un espace suffisant pour intégrer tous les bâtiments qu’il veut représenter.
La place saint Marc est une vue emblématique de la ville et certainement la plus demandée par les touristes et les collectionneurs.
Guardi utilise une lumière argentée.
Le premier plan est illuminé par une lumière rasante.
La grande diagonale suscitée par le puissant contraste entre les zones d’ombre et de lumière. est source de dynamisme auquel se rajoute la richesse des nuances du ciel, le caractère asymétrique de la composition et l’intense activité qui règne sur la place.
Sa touche légère, lisse et délicate témoigne de son intérêt majeur pour l’atmosphère et la lumière.
Quelques pointes de jaune, de rouge et de bleu, disséminées dans la représentations des figures, viennent rehausser une palette chromatique en demi-teintes.
Ce tableau plein de grâce, d’élégance et de légèreté manifeste le goût de F. Guardi pour le rococo.
Analyse
La période rococo fut l’une des périodes les plus féconde de l’art vénitien.
Au XVIIIe, Venise comptait de nombreux paysagistes qui donnèrent des représentations très détaillées de la cité lagunaire et de sa vie pittoresque.
Ces vedute ou vues topographiques, allaient devenir l’un des genres favoris de la ville.
Les deux maîtres du genre sont Canaletto et Francesco Guardi.
Après la mort de Canaletto, Guardi demeura le dernier grand vedutiste de Venise.
Initialement formé par Canaletto et Marieschi, Francesco Guardi a rapidement développé son style propre.
C’est une peinture novatrice, de plus en plus atmosphérique et impressionniste.
A/ Son sujet principal est l’espace.
Les bateaux et autres objets sont miniaturisés par les perspectives amplifiées de l’eau et du ciel. Ses lagunes poétiques et romantiques sont teintées de nostalgie et ses tons délicats semblent annoncer les débuts de l’impressionnisme ; il a parfois été comparé à James Abbott McNeill Whistler.
B/ L’évolution de Francesco Guardi est à l’opposé de celle de Canaletto.
Guardi cherche de moins en moins à exprimer la solidité du paysage urbain, sa lumière semble dissoudre dans son halo les bâtiments eux-mêmes.
Le peintre met l’accent sur la fragilité de la ville, plutôt que sur sa permanence.
Le style de Guardi est clairement à contre-courant des tendances classicisantes de la peinture des dernières années du XVIIIe en Europe.
Canaletto a lui aussi représenté la place Saint Marc. Si on compare les toiles, la techniques de Guardi est moins dépendante de la géométrie de la place et de ses façades.
Guardi est apprécié comme successeur de Canaletto mais aussi pour la singularité de la manière pour ses personnages qui peuplent ses compositions et impriment dans leur anonymat une sublime nostalgie à ses vues de la cité et de la lagune.
Guardi a été l’élève de Canaletto, en suivant son exemple, il aime représenter la place Saint Marc.
La vie vénitienne, les fêtes et les cérémonies font de Guardi un chroniqueur exceptionnellement original des évènements de son époque.
C/ Guardi décompose et recompose.
Son art extrêmement contrasté et virulent est marqué par une lumière pénétrante et une palette colorée.
Le réalisme n’est pas le cadre obligé.
Guardi exprime une vision personnelle de la place saint Marc.
Pour Guardi la question essentielle réside dans les jeux de perspectives et dans les effets de lumières sur la place et dans le ciel.
La place Saint Marc répond à une scénographie des perspectives surprenante. Guardi démultiplie les effets de perspective et élève notre regard.
Les tableaux de Guardi ont la particularité de montrer des compositions qui ne sont pas ce que voit le regardeur. Il montre une image sensible.
Guardi joue des reflets atmosphériques, de la lumière.
Chez Guardi le bleu est plombé, avec des accents de lumière traités avec des coups de pinceaux blancs qui révèle un esprit mélancolique.
La place Saint Marc de Guardi s’inspire des raffinements de graphisme rococo.
Le peintre tire des effets inépuisables de préciosité dans ses représentations de personnages et de costumes.
La série des Fêtes ducales –1766 marque le triomphe de cette période.
D/ C’est à la fin de sa vie que Guardi a peint ses œuvres plus personnelles et expressives, tout comme les célèbres Vues de la lagune.
Contrairement à la précision lumineuse de Canaletto, l’œuvre de Guardi suggère une réalité plus sombre.
Ses scènes sont portées par une fébrilité de rue sous des cieux menaçants.
Comme s’il était urgent de saisir le monde avant qu’il ne change à nouveau.
Guardi a un sens aigu de l’éphémère.
Ce n’est pas une réalité figée qu’il cherche à capter, mais les impressions qu’elle suscite.
Ses représentations de Venise livrée aux flammes sous le regard du public médusé, semble préfigurer la fin toute proche de la république des doges.
Son ultime série de dessins est consacrée au prestigieux théâtre la Fenice, inauguré en1792 et devenu l’un des symboles de la Sérénissime.
Conclusion
Le XVIIIe en Italie est le siècle de Venise.
Venise, ville à la fois grecque et latine, fut pour tous les peintres, une ville exceptionnelle d’inspiration au cours de l’Histoire.
Les védutistes tant admirés des britanniques l’ont été un peu moins des français plus attachés à la peinture de portraits au XVIIIe et XIXe.
Canaletto, Bellotto et Guardi dominent le genre, ils ne furent pas les seuls mais, ils furent les plus célèbres et les plus prolifiques.
Les védutistes ont choisi de faire de ces paysages urbains une nouvelle quête de la peinture à l’extrême fin du XVIIe. Ils ont assuré le triomphe de la ville au XVIIIe en diffusant son image, ses couleurs, son exotisme, au cœur de l’Europe des lumières.
Ils inventent avec leurs palettes et leurs pinceaux une Venise de carte postale, alimentant l’imaginaire des voyageurs et le mythe de la beauté éternelle de la cité des Doges.
Le genre s’essouffle à la fin du XVIIIe, avec la mort de ses principaux peintres, Guardi meurt en 1793, la chute de la république de Venise et la fin du Grand Tour.
Guardi connu pour sa personnalité forte et unique, poète de la Venise du XVIIIe, s’est imposé comme le dernier maître de la Veduta.
C’est un interprète de génie hautement subjectif et fantasque d’une époque, d’un monde en déclin.
Source : l’article de Catherine Loisel est paru dans la catalogue de l’exposition du Grand Palais du 24/09/2018 au 21/01/2019 : « Éblouissante Venise, les arts et l’Europe au XVIIIe siècle ».