Le Guerchin (1591-1666)
La mort de Didon
1630
Huile sur toile
Dim 287 x 335 cm
Conservé à Rome à la Galerie Spada
Le peintre
Giovanni Francesco Barbieri dit Le Guerchin est un peintre et dessinateur italien baroque de l’école de Ferrare, actif à Rome et Bologne.
Atteint de strabisme, ce défaut de vision a peut-être influencé son rendu pictural des formes dans l’espace. C’est à ce défaut de vision qu’il doit son surnom,
Le Guerchin.
Autodidacte, Le Guerchin se perfectionne en dessin au travers d’œuvres conservées à Cento et par l’intermédiaire de Bononi et de Scarsellino qui réalisèrent des retables dans la région. Il passe par les ateliers de Benedetto Gennani, puis celui Paolo Zagnoni et enfin celui de Giovanni Battista Cremonini qui le met en contact avec le milieu artistique des Carrache.
En 1616, à Ferrare il a un premier contact avec la peinture vénitienne à travers Scarsellino.
Le Guerchin travaillera presque toute sa vie à Cento si on excepte quelques séjours Vénitiens et romains.
En 1617, il fonde un école de peinture à Cento.
En 1621, le pape Grégoire XV l’appelle à Rome pour décorer la Loggia de la basilique saint Pierre -la mort du pape annule cette commande. Le Guerchin peint une Marie Madeleine (pinacothèque du Vatican) et L’enterrement de sainte Pétronille (pinacothèque capitoline).
En 1633, il refuse une invitation de Louis XIII de s’installer en France et décline l’invitation des anglais.
Le Guerchin bénéficie d’une grande renommée, aidé par son atelier il produit entre 15 et 20 toiles par an.
Le choix de rester en Italie lui permet de se consacrer entièrement à sa peinture et d’établir ses propres choix picturaux.
En 1641, le prieur de la Chartreuse de Pavie, Ignazio Bulla, lui commande le grand retable de la Vierge à l’Enfant intronisé entre saint Pierre et saint Paul.
En 1642, à la mort de Reni, Le Guerchin s’installe à Bologne et devient le chef de file de l’école bolonaise.
En 1646, il peint l’Annonciation pour l’église Santissimo Annunciata degli Scolopi qui est transférée dans l’église maria Maggiore à Pieve di Cento
Le tableau
Didon, reine de Carthage, se donne la mort après avoir été abandonnée par le héros troyen Énée.
Le Guerchin reproduit fidèlement le récit de Virgile (Énée, chant IV) dans lequel Didon grimpe sur le bûcher funèbre et s’empale sur l’épée d’Énée.
Celle-ci dit Virgile, « se souleva trois fois, et…trois fois retomba ».
Histoire du tableau :
Après le désistement de Guido Reni, Marie de Médicis qui souhaite un cycle de peintures pour le Palais du Luxembourg dédié à la vie de son défunt mari Henri IV, envisage de faire appel à Le Guerchin. Elle lui demande un tableau lui montrant son savoir-faire.
Le cardinal Bernardino Spada, nonce apostolique, ami de Marie de Médicis, écrit au Guerchin pour lui suggérer de peindre une Didon.
Le Guerchin envoie son travail un an et demi plus tard, peut-être à cause de la peste, qui interrompit toute communication avec l’extérieur de l’Italie.
Finalement c’est le cardinal qui achète le tableau.
La mort de Didon avant de partir orner la galerie de la reine de France par l’intermédiaire du cardinal Spada, aurait été exposée trois jours à la vue du peuple dans les rues de Bologne, où elle aurait déclenché l’admiration des lettrés et de Guido Reni.
Composition
Ici, Didon blafarde, empalée sur le bûcher, tente pitoyablement de se redresser, tandis que sa sœur Anna, resplendissante dans sa robe rouge, bleue et or, se précipite vers ce spectacle atroce et lui reproche son acte.
Le Guerchin peint des étoffes riches épaisses et élégantes.
L’amante abandonnée couchée sur le bûcher s’est percé la poitrine avec l’épée du Troyen, elle se soutient à grand-peine en gardant ses mains appuyées sur le bûcher. Le corps de Didon à la grâce épanouie illumine la toile.
Au second plan, les demoiselles d’honneurs consternées, pleurent, parmi les courtisans et les gardes. Elles évoquent le texte de Virgile : « Des lamentations, des gémissements et des hurlements de femmes retentissent dans les maisons. »
Le premier plan, sur la droite, est fermé par un homme vêtu à l’espagnole qui fait un signe de la main à Didon.
L’attitude de « l’espagnol » est à l’opposé de l’effervescence des pleureuses. Sa verticalité s’oppose aux pleureuses à genoux.
Dans un souci de symétrie le peintre en a fait un observateur de la scène.
Le personnage prend à témoin le regardeur en lui montrant l’outrage accompli par Énée, et la souffrance acceptée de Didon.
Au loin on distingue le port de Carthage, une cavalcade de chevaux affluant vers la plage et les bateaux d’Énée quittant le port toutes voiles dehors.
Au premier plan le sacrifice occupe un espace restreint qui s’oppose au second plan formant un large espace occupé par la ville et son port ponctué dans le ciel par l’envol de cupidon qui, comme un fugitif, ayant accompli son œuvre, s’en va lui aussi.
Le Guerchin organise une composition en frise.
Il oppose le groupes des pleureuses au gentilhomme vêtu à l’espagnole.
Les lignes vitales forment deux triangles. Elles posent une symétrie et équilibrent la composition.
L’épée qui transperce Didon participe à la sensation de rigidité, de non-retour.
Les deux parties du tableau se rejoignent sur le bûcher qui ouvre le tableau sur l’arrière-plan, la flotte de navires.
C’est une composition équilibrée, structurée et narrative.
Le tableau en frise permet d’accompagner le regardeur de la gauche vers la droite puis du premier plan au fond du tableau.
La lumière appuie le contraste entre les deux parties (la frise et le fond) du tableau.
Elle met en valeur Didon et les pleureuses.
La lumière raconte la scène.
Pour dynamiser la composition, quelques points lumineux accrochent le regardeur comme la robe rouge de la sœur de Didon, les drapés des vêtements, la gorge blanchâtre de Didon.
Le Guerchin renforce ainsi le caractère dramatique du tableau.
Les effets d’éclairage accentuent l’effet dramatique et mettent en valeur les expressions des visages.
Au loin dans une lumière diffuse le départ de la flotte toute voile dehors suggère la profondeur.
Du coté des pleureuses les tons chauds appuient le désespoir du groupe ; du coté de « l’espagnol » les coloris sont bruns, bleus et froids et soulignent le détachement du personnage.
Les couleurs servent l’effet dramatique du tableau.
Le choix des costumes contemporains crée un sentiment d’identification chez le regardeur.
Analyse
La peinture d’histoire permet à l‘artiste de prouver la nature intellectuelle, plutôt que mécanique, de son art, avec des conséquences très importantes pour son statut social. Il doit mobiliser tous ses pouvoirs d’invention pour représenter un évènement édifiant de manière à toucher l’intelligence et l’émotion du regardeur.
A/ Dans ce tableau, Le Guerchin saisit l’émotion ressentie par les protagonistes au moment crucial de l’histoire.
Il exprime les passions de l’âme par une utilisation étudiée du geste et de l’expression du visage.
Il associe cette volonté à une recherche de clarté narrative et de tension dramatique.
Ces moyens permettent à Le Guerchin de renforcer l’impact de sa scène où l’effrroi très réaliste des pleureuses contraste avec la détermination de Didon. Le tableau y gagne une grande énergie et une remarquable beauté.
La composition ouvre un espace infini avec un puissant effet scénographique, souligné par des forts contrastes d’ombre et de lumière dans un paysage ambivalent trompeur et concret.
B/ Le Style de Le Guerchin
Le Guerchin cherche à obtenir des effets purement lumineux.
Il aère ses ombres les plus denses.
La réalisation de ce tableau exige l’art de dessiner les personnages et de les positionner dans la composition. Ces dessins donnent au tableau une grande puissance lumineuse.
C’est à sa connaissance des œuvres de Titien et Jacopo Bassano qu’il doit sa sensibilité chromatique. La leçon de Titien constitue la base de la peinture du Guerchin, par touches, avec de grandes taches de couleur liquides et lumineuses.
Ses lumières contrastées, son goût pour les couleurs intenses et les tons chauds, sa maîtrise du clair-obscur, sont influencées par les Vénitiens, puis par Caravage.
Sa rencontre avec les Carrache l’ouvre sur la peinture baroque.
Cette rencontre l’amène à une peinture plus moderne au discours narratif illusionniste où la lumière jaillit en une exaltation de lumière très réussie, comme en témoigne La mort de Didon.
Le Guerchin est attentif à décrire les sentiments.
Didon est représentée allongée sur le bûcher, empalée sur l’épée d’Énée, luttant contre la douleur.
Elle s’apparente à une figure christique.
Les gestes des personnages sont le moyen privilégié pour porter le message du tableau et transmettre l’émotion.
Les gestuelles expressives et symboliques des pleureuses sont codifiées et renvoient aux sarcophages antiques représentant des scènes de désespoir.
Ce tableau reflète une vision à la fois fantastique et naturelle, dans le style baroque.
Le Guerchin ne se contente pas d’imiter la réalité. Il a formé son regard sur la statuaire antique.
Il intègre des corps idéaux dans son œuvre et exprime ainsi la morale universelle de l’évènement historique qu’il représente.
Le cupidon qui s’envole au centre de la scène renforce le propos et donne de l’intensité à l’action qui se déroule au fond du tableau : le départ de la flotte d’Énée, la fuite de l’amant.
C/ La grandeur du destin et la violence des sentiments, l’instant du drame est concentré sur Didon.
Pas à pas, le regardeur entre dans le tableau, il suit l’orientation de la lumière et la courbe des lignes. Il s’arrête, accroché par le regard de Didon.
La beauté sensuelle de Didon suggère un temps de grâce qui précède et sublime le moment de sa mort.
Grâce à sa technique magistrale Le Guerchin réussit à capter l’atmosphère de la scène avec une grande subtilité. Didon est éternisée dans la violence du suicide.
Le Guerchin est fidèle au récit de Virgile, il choisit de mettre en lumière le sacrifice de Didon, sacrifice dicté par la passion amoureuse, par le désespoir et l’abandon.
Didon rejoint le panthéon des âmes fortes par son geste sublime.
Cette scène répond au goût nouveau qui, à partir de la fin du XVIe, assigne à la peinture un objectif moral et éducatif.
Avec cette image funèbre, le tableau interroge, sur le combat intérieur que l’homme doit mener avec ses pulsions, sur la douleur d’aimer jusqu’à son dernier souffle.
Conclusion
Le Guerchin est un des peintres essentiels du baroque italien du XVIIe.
Le Guerchin est un grand peintre et un dessinateur très talentueux.
Le Guerchin est passé du clair-obscur puissant de ses premiers tableaux au style classique apaisé de sa maturité. Son art englobe ces deux pôles entre lesquels se mouvait la peinture baroque en Italie.
Le public des commanditaires du Guerchin est très diversifié, dans la dernière partie de sa vie, le public bourgeois occupe un place nettement plus importante.
L’Église commande surtout des demi-figures alors que la noblesse d’État commande des tableaux à deux personnages.
La présence d’un légat pontifical souvent issu d’une grande famille romaine garantit un mécénat d’État important et une internationalisation de la production.
Le Guerchin doit également son succès à la fidélisation de la clientèle particulière, qu’elle soit locale, comma la famille noble des Tanara (qui sert d’intermédiaire pour les commandes religieuses de Naples ou de Rome) ou Ettore Ghisiglieri, ou étrangère. Le public de la bourgeoisie intellectuelle et lettrée, officiers ou religieux, est la grande conquête du Guerchin dans les années 1629 et 1633, puis 1641 et 1645. Les gouverneurs qui se succèdent à Cento œuvrèrent beaucoup pour la dé régionalisation du public du Guerchin.
Une bonne partie des commandes provenant d’un public noble est de fait certainement due à un contact visuel avec une œuvre de l’artiste.
À partir de 1645 le public de la bourgeoisie lettrée diminue au profit de la bourgeoisie d’affaires.
Les expositions publiques permanentes ou temporaires auraient suffi à former une commune appréciation esthétique de l’art du Guerchin.
Chez Le Guerchin les rapports sont complexes entre marché, public et évolution stylistique.
Guerchin, artiste célèbre, a su se créer un public, le diversifier géographiquement et socialement.