Femme au chien blanc – 1950-51 Lucian Freud

 

Lucian Freud (1922- 2011)

 

Femme au chien blanc

1950-51

Huile sur toile

Dim 76 x 102 cm

Conservé à Londres à la Tate Britain

 

Le peintre

Lucian Freud est un peintre britannique essentiel du XXe.
Il doit sa notoriété aux rendus hyperréalistes de ses nus.

Il nait à Berlin et a une enfance très heureuse en Allemagne.
Sa famille fuit l’Allemagne au moment de l’arrivée d’Hitler au pouvoir.
En 1933, les parents de Lucian décident de déménager en Angleterre.
Lucian est le petit-fils du fondateur de la psychanalyse moderne, Sigmund Freud. Sigmund a encouragé son petit-fils à peindre.
En 1939, Freud commence une formation artistique qu’il poursuivra jusqu’en 1942.
En 1943, il emménage dans un grand atelier à Paddington.
En 1944, sa carrière est lancée avec la publication d’illustrations pour les textes du poète Nicholas Moore.
En 1945, il rencontre Francis Bacon. Tous les deux fréquentent la bohême du quartier de Soho.
En 1946, il séjourne deux mois à Paris où il rencontre Giacometti et Picasso.
C’est l’époque où il se sensibilise au surréalisme.
En 1948, il épouse Kitty, fille du sculpteur Jacob Epstein.
En 1950, il abandonne la pratique du dessein et décide de se consacrer à la peinture.
En 1954, il est à la 27e biennale de Venise avec Bacon. Il y expose une vingtaine de travaux.
En 1958, influencé par Bacon, il remplace ses pinceaux souples par des brosses aux poils durs.
Sa texture épaisse et expressive découle de cette modification.
À partir de 1960 il réalise ses séries de portraits et de nus.
C’est sa période de maturité. Ce sont ses thèmes favoris, ils influenceront l’art contemporain dans le monde entier.
À Londres il fonde « l’école de Londres » avec Francis Bacon, Kossof, Auerbach, Sutherland et Andrews.
Francis Bacon est leur aîné, ils se réunissent autour de lui. C’est une école très soudée, avec comme point de départ une école figurative, tournée vers la réalité. Après les deux guerres, ils se font un devoir de reconquérir les visages.

Lucian Freud est un émigré en Angleterre et il en a eu conscience toute sa vie.
À sa mort il lègue toute sa collection de maîtres anciens aux musées britanniques en remerciement de l’avoir accueilli.

Freud a peint toute sa vie, il a toujours voulu être peintre.
Son prénom Lucian, a une racine latine, lux qui veut dire lumière…
Il voyagera peu et demeurera à Londres jusqu’à sa mort à 88 ans.

 

 Le tableau

Ce tableau représente sa première femme Kitty enceinte.
Elle est assise à côté d’un des deux bull-terriers blancs que le couple reçut en cadeau de noces.

C’est un des plus grands tableaux de Freud.

 

 

Composition

Au premier plan sont représentés une femme assise les jambes repliées sous son corps, sur une banquette, son chien à ses côtés.

Une tenture, derrière la banquette, couvre tout le fond du tableau, elle est arrêtée sur la droite du tableau par les moulures d’une porte qui, représentée de biais, donne une légère profondeur à la composition. La ligne de l’accoudoir gauche de la banquette renforce cette illusion.

Le cadrage est très serré.
La distance qui nous sépare du personnage suggère que nous sommes agenouillés au pied du canapé.
Cette impression est confirmée par le regard en-dessous de la femme qui nous regarde et se sent observée.
Autrement dit le regardant à une vue légèrement en contre-plongée de la scène.

La femme est vêtue d’une robe de chambre, retenue à la taille, par un cordon du même tissu.
La robe a glissé de son épaule dénudant un sein lourd.
Son avant-bras droit retient le sein dénudé et le projette dans la lumière.
Sa main droite contient délicatement son sein gauche dissimulé sous la robe.
La manche gauche, retroussée, découvre une belle main délicate qui porte une alliance.
Sa main gauche posée à plat sur le canapé maintient l’équilibre de son corps légèrement incliné.
La femme est comme recroquevillée, on perçoit un déséquilibre dans sa posture.

Le chien allongé sur le canapé est lové contre sa jambe, sa tête posée dessus.
Le chien tourne la tête vers nous et nous regarde comme sa maitresse.

Les couleurs animent la peinture.
La gamme chromatique est très réduite, pour chaque couleur, les nuances sont très proches les unes des autres.
Toute la gamme de gris est déclinée.
Le gris le plus clair se mélange à l’ocre, sur le visage de la femme et, au blanc, pour refléter le pelage ras du chien.
La texture du velours jaune de la robe de la femme est parfaitement rendue avec des touches de blanc et de jaune pâle mélangées.
Ce jaune bave sur la banquette sous la main du modèle.
L’ocre de la peau prolonge le jaune de la robe et s’éclaircit jusqu’au blanc pour évoquer le volume du sein.

La façon dont les choses s’organisent entre elles donnent à cette toile tout son attrait.

Le teint blafard de la femme suggère une lumière artificielle.
Son visage est découpé par la lumière électrique.

 La touche est sûre et très légère.
À cette époque Freud n’est pas encore passé à la brosse aux plis durs, son pinceau est souple et précis.
Le trait s’étire et exprime un inconfort.

 

Analyse

Durant les années qui suivirent chacune des deux guerres mondiales, les peintres britanniques ressentirent le besoin de développer une identité et un style dont les sujets ne furent pas tirés des combats.
Alors que certains s’investirent dans l’abstraction (comme Ben Nicholson), Lucian Freud se tourna vers l’art figuratif et utilisa une technique profondément « naturaliste ».

I – Les œuvres de Freud sont autobiographiques.
Presque tous les sujets qu’il représente racontent une part de lui.

Ses œuvres sont puissantes et fortes.
Elles expriment à la fois l’amour et une violence scopique (que Sigmund Freud définit comme le plaisir de posséder l’autre par le regard).

Freud peint lentement, il part du détail pour aller vers le tout.
Il pose une touche puis une autre et cela dure une éternité.
Il s’investit entièrement, c’est un investissement vital et existentiel.

La femme est une énigme en tant qu’être, une mélancolie de l’être.

Dans cette toile représentant une scène domestique, Lucian Freud évoque l’angoisse consécutive à la guerre.
Le peintre transmet au regardant tension et malaise.

Freud observe scrupuleusement sa femme.
La représenter est un acte intime.

Sa femme porte son enfant, son chien est couché à ses côtés.
Elle apparaît fatiguée et sa pose est affectée.
En faisant briller son alliance, Freud  souligne son statut de femme mariée dans la tradition britannique du portrait des XVIIIe et XIXe.

Ce qui aurait pu sembler une scène de joie domestique, célébrant la beauté de Kitty, s’avère une image voyeuriste et dérangeante d’une femme isolée et renfermée, un de ses seins gonflés étant mis à nu.

Le peintre ne recherche pas un effet de lumière ou de volume mais quelque chose qui montre la femme autrement que comme une image.

Ce portrait à quelque chose de raide comme la serveuse des Folies Bergères de Manet ou son Olympia.

Freud peint par intuition, par impulsion.

Ce tableau montrant une femme enceinte, parle d’espoir et de sensualité.

Freud dévisage sa femme comme une proie.
Il la fixe et peint ce qu’il observe ; Il observe sa femme comme il observerait un animal, sans complaisance.
Le teint est gris, il peint un épiderme clinique.

Le comportement animal le fascine.
Il peint avec la même attention le pelage du chien et la carnation de sa femme.

Il travaille avec une formidable intensité ; cette puissance projetée sur la toile rejaillit sur le regardant.

Dans ce tableau, la chair est encore lisse, Freud troquera ses pinceaux contre des brosses dans les années 60.


II – Freud rêve que son portrait devienne plus vivant que le modèle.
Il y parviendra dans ses années de Maturité.

Freud a la volonté d’individualiser au maximum le modèle qu’il a sous les yeux.

Son modèle c’est d’abord de la chair, avec un esprit qui lui donne de la chaleur et du sens au moindre de ses mouvements.

Ses portraits sont émouvants dans leur silence et dans leur pesanteur.

Les tableaux de Freud sont paradoxaux. Ils sont très érotiques tout en représentant des sujets qui ne sont pas plaisants à regarder.

Oublions nos préjugés, après avoir reculé d’un pas, avançons et regardons, débarrassés de nos a priori :

Freud situe l’essence de l’identité humaine dans le corps et non pas dans l’âme.   

À mille lieux de la Vénus de Milo, ses modèles incluent la difformité.
Il ne s’agit pas comme avec les nains de la Renaissance espagnole de donner à voir la monstruosité.
Freud fait du statut de la monstruosité, un statut courant, d’une grande force et d’une grande beauté.
Freud est du côté de la vie et la vie est multiple.
La vie est extraordinairement attachante et puissante et désirable y compris dans ses manifestations apparemment les plus excessives, comme l’obésité 
Benefits Supervisor Sleeping  II- 
1995

Le peintre  insiste sur l’animalité de la figure humaine.

L’importance accordée au corps ne nie pas l’intention de dépeindre la personne. Sleeping by the lion Carpet –1996

C’est pour Freud un plaisir infini que de révéler la diversité biologique qu’il découvre dans le corps de ses modèles.

Freud reprend les ocres des grottes de Lascaux en leur redonnant leur sens sanglant et terreux.

III – Freud peint l’humanité.
Il ne peint pas une image du modèle, il peint ce qu’est le modèle.

Le souvenir de son grand-Père qui est le premier à avoir affronter le problème de la mort, lui a donner une structure mentale et psychique que nous avons pour l’essentiel totalement perdue.

On pense à Dead Héron -1945 cet animal mort a presque l’air vivant.

Quoiqu’il représente, Freud met au même plan les significations intérieure et  extérieure.

Freud intensifie la réalité  et c’est ce qui nous fascine.

Freud est un grand dessinateur (œuvre des années 40) c’est sa rencontre avec Bacon, à la fin des années 50 qui le pousse à changer sa manière de peindre. Il peignait assis, il peint debout et abandonne totalement la pratique du dessin.
Son rapport au dessein et à la minutie change, il utilise des pinceaux plus épais, sa gestuelle change, il accumule les touches successives.

Freud rejette les tableaux de la Renaissance qui célèbrent l’homme.
Il pense que l’homme doit toujours se rappeler qu’il est un être éphémère en voie de détérioration.
Freud peint les traces du temps qui s’inscrivent sur la peau, l’usure physique et mentale se lit dans les regards vides.
Obsédé par l’organique Freud  peint une matière vivante. Avec ses brosses et sa palette, il ose une chair accidentée comme une matière vouée au pourrissement.

À partir des années 58 il abandonne le support du regard de ses modèles et se consacre à d’autres parties du corps.
Il pousse le réalisme de la représentation des organes génitaux masculins à un point rarement atteint.  C’est sa façon de rechercher l’animalité.

Ce temps à la fois réel et représenté donne à sa peinture toute son authenticité.

Dans Deux lutteurs japonais près d’un évier-1983-87, Freud a mis cinq ans pour réaliser cette toile. La saleté de l’évier opère comme un point d’identité absolue entre notre réalité et celle du tableau.

Le portrait de Francis Bacon est une de ses œuvres les plus connues.
Freud partage avec Bacon son obsession pour le corps.

Freud réalise des portraits peu flatteurs de la Reine et de Kate Moss.

Si son regard est féroce c’est parce qu’il ne représente pas le visage de la Reine mais ce qu’elle est.
Il cherche à rendre réel pour la Reine, ce qu’il éprouve devant elle.

Freud « Je peins les gens non pour ce qu’ils semblent être, ni exactement en dépit de ce qu’ils semblent être, mais pour ce qu’ils sont ».

 

Conclusion

À partir des années 1970, Lucian Freud multiplie les expositions rétrospectives dans les grandes villes européennes.

En septembre 1987, une importante rétrospective « Lucian Freud » est organisée par le British Council à l’Hirshhorn Museum and Sculpture Garden de Washington ; c’est sa première grande exposition hors de Grande-Bretagne.
L’exposition voyage ensuite à Paris, puis à Londres et enfin à Berlin. Lucian Freud accède à la notoriété internationale.

En 2002 La Tate Britain consacre une grande rétrospective à L. Freud.

En 2010, le centre Pompidou monte une exposition intitulée « Lucian Freud, l’Atelier ». Un an avant sa mort, il y a tout juste dix ans.

On désignait souvent Lucian Freud comme le « peintre anti-Photoshop ».

Ses portraits à la réalité outrancière et gênante en ont fait une des figures les plus importantes de la peinture contemporaine.

Freud : « j’ai toujours était très conscient des difficultés mais je pensais qu’avec ma volonté et ma concentration je pourrai forcer les choses qu’en utilisant simplement mes yeux et la force de ma volonté je pourrais surmonter ce que j’imaginais être un manque de talent ».

Le risque a toujours été une composante essentielle dans sa vie et dans sa peinture.

Pendant des années il a été considéré comme trop contemporain pour les musées classiques et trop classique pour les musées contemporains.
À partir des années 70, on entre dans l’époque de la performance, de l’art conceptuel, minimal, l’idée d’un artiste dans son atelier peignant un nu sur une toile était dépassée, à cet égard il pouvait passer pour un artiste démodé et pourtant il y a des moments dans sa carrière où il a vraiment fait partie de l’avant-garde, surtout à ses débuts.

Tout au long de sa vie Lucian Freud s’est inscrit dans une tradition dont il a repoussé les limites.  Il laisse après lui un nouvel espace en héritage.