Chant d’amour – 1914 Giorgio de Chirico

 

Giorgio De Chirico (1888-1978)

 

Chant d’amour

1914

Huile sur toile
Dim 73 x 59,1 cm

Conservé à New-York, au musée d’Art Moderne

 

Le peintre

Chirico est né à Vólos, port grec de la Thessalie, de parents italiens.
En 1900, il suit des cours de dessin et de peinture à l’académie des beaux-arts d’Athènes.
En 1905, il quitte la Grèce pour Milan puis Munich où il fréquente l’académie des Beaux-arts. Il rencontre les peintres symbolistes Arnold Böcklin et Max Klinger qui influenceront sa peinture.
Il découvre les œuvres de Nietzsche et de Schopenhauer.
En 1910, il est à Florence.
La Renaissance italienne et l’art grec compteront dans sa peinture.
En 1911, il s’installe à Paris, la capitale des Arts où il intègre le cercle d’Apollinaire.
Sa rencontre avec le poète lui permet d’accéder à l’avant-garde formée autour du poète. C’est Apollinaire qui lui présente le marchand d’art, Paul Guillaume.
Des liens amicaux se nouent entre les artistes étrangers, Apollinaire (italien), De Chirico (italien), Picasso (espagnol), Chagall (russe).
Ils fréquentent tous la bohème artistique de Montparnasse.
De cette émulation nait un nouveau mouvement, le surréalisme.

La fusion de l’antiquité grecque et de la Renaissance italienne est un choix qui porte Chirico vers ses propres racines. Cela explique son expérimentation du style métaphysique tôt dans sa carrière,  avant la guerre de 14.  Pour lui la métaphysique est la grande maîtrise des accents de fraîcheur et de surprise.

En 1919, sans renier sa peinture « métaphysique », il prône un retour à la tradition. Chirico  reproduit les maîtres de la Renaissance italienne et reprend ses premiers tableaux avec une lumière et dans un format, différents.
Ce retour au classique, à l’antique, décontenance les surréalistes qui le rejettent.

Il meurt à Rome à 90 ans.

Chirico est l’un des maîtres qui a révolutionné l’art moderne en proposant de nouveaux codes visuels.

 

Le tableau

La toile représente une rencontre impossible d’objets ordinaires placés en extérieur, dans un paysage urbain.

Le tableau a été présenté pour la première fois à New-York en 1914.

Puis à la galerie de Paul Guillaume à Paris en 1922.

 

Composition

C’est une scène immobile.

L’espace est traité avec  rigueur :
Un ensemble de verticales contient les objets dans  un espace attribué.
Les verticales coupent des lignes divergentes sur lesquelles s’alignent un mur et des arcades. La  perspective du mur conduit à un palais à arcades.

Au premier plan  une grosse boule verte, solitaire se détache du sol.

Au second plan, une copie en plâtre de la tête d’une statue classique et un gant rouge en caoutchouc de taille démesurée, sont accrochés sur un mur, le long d’une architecture à arcades.

Au fond derrière un mur de briques, un train à vapeur passe sous un ciel, compact et dense, d’un bleu vif.

Les objets sont représentés avec une précision très réaliste.
Une fine ligne noire surligne leurs contours,  les découpe et les individualise.

La lumière sert une atmosphère mystérieuse et légèrement dérangeante, renforcée par l’inclusion des ombres portées qui apportent de la profondeur à la représentation. La lumière passe par les ouvertures vides du palais à étages.

Les contrastes des couleurs primaires donnent du souffle au tableau.
Le vert de la boule et le rouge du gant répondent aux couleurs  terreuses du mur et au  le bleu du ciel.
Le noir du sol s’enfonce sous les arcades.

 

Analyse

I- En juxtaposant des éléments héroïques et prosaïques, l’antique et le moderne, De Chirico compose un tableau des plus énigmatiques.

De façon inexplicable, ce groupe d’objets familiers est disposé en extérieur, parmi des éléments architecturaux classiques.

Chirico attribue un titre poétique à son tableau, suggérant une fonction symbolique.

Sa toile est parsemée de références secrètes, d’allusions énigmatiques.
Elle a un lien avec un poème d’Apollinaire, avec la vie du peintre, avec des textes.
Ce ne sont pas des objets sortis d’un rêve que nous montre cette toile.

Le gant en caoutchouc moulé d’après une main, pend mollement.
Il incarne l’absence de toute présence humaine.
Sa couleur, rouge-orangée évoque les forces de la vie.

La sphère verte évoque le boulet du poème d’Apollinaire.
Sa couleur est celle de l’espoir, le triomphe de l’amour.
Le chant d’Amour (recueil de 1913-16) Vers : « Le tonnerre des artilleries qui accomplissent le terrible amour des peuples »

La figure de plâtre, tête du dieu Apollon du Belvédère est aussi une référence discrète au poème d’Apollinaire. La sculpture rayonne d’une joie contenue.
Vers : « Il y a le chant de l’amour de jadis »

L’architecture avec ses arcades rappelle l’architecture italienne.

Le train passe avec un panache de fumée blanche. Caché par le mur de briques, il est l’invisible. La locomotive fait allusion à l’enfance de Chirico et à son père qui était ingénieur ferroviaire.

Dans ses tableaux des années 10 La conquête du Philosophe –1914, Chirico associe le thème de l’énigme de l’horloge et celui du train éternel ou en éternelle partance.

Chirico dépayse et décontextualise les objets du quotidien pour leur donner une inquiétante étrangeté.

Magritte emprunte le chemin de Chirico à la recherche des mystères du monde.
Magritte a été extrêmement influencé par Chirico.
Les idées de Magritte sur l’art subirent un changement définitif quand il découvrit avec une intense émotion une reproduction du Chant d’amour.

Magritte comprend que Chirico donne à voir « le silence du monde ».
Magritte comme Chirico rejette l’idée de peindre les rêves.

II- La peinture « métaphysique » évoque l’idée d’un regard porté au-delà de la réalité vers quelque chose de spirituel ou d’inexplicable.

 De Chirico, comme Carrà, ouvre le champ à l’énigme, au fantasme.

Mannequins, intérieurs déconcertants et places peuplées de sculptures antiques ou de personnages nanifiés sont les marques de fabrique de la peinture métaphysique. Chirico développe ce style dès 1912.
En 1917,  ce style fut désigné comme « métaphysique ».

La juxtaposition énigmatique des techniques picturales de la Renaissance et l’iconographie classique des peintres métaphysiques produit un art original qui inspire les surréalistes.

Les surréalistes admirent De Chirico pour sa nouvelle perception de la réalité et pour la dimension onirique de ses paysages.

La peinture de Chirico donne à voir la partie de l’invisible.

Son œuvre est un monde en soi et non pas une nouvelle manière de peindre.

C’est sous un angle éthique que Chirico interpelle plutôt que sous un aspect esthétique ou plastique. Chirico l’exprime en 1910 :
« Je rêve de régénérer le monde, à partir d’un élément connu ».
C’est la définition de la peinture métaphysique.

Chirico a écrit : « dans le monde métaphysique, je ne vois rien de ténébreux. C’est cette même tranquille et absurde beauté de la matière qui me paraît
« métaphysique » et les objets qui, grâce à la clarté de la couleur et grâce à l’exactitude des volumes, se trouvent placés aux antipodes de toute confusion et de toute obscurité me paraissent plus métaphysiques que d’autre objets. »

Pétrie de références philosophiques et inspiratrice des poètes, la peinture de Chirico est une peinture littéraire.
L’effet qu’elle suscite naît du jeu étroit qu’entretiennent les ombres et les architectures réduites à l’épure.

III- Le rejet de ses contemporains

Plus tard, à partir de 1919, le mystère de ses toiles se mue en insolite.

Les relations entre les surréalistes et Chirico pendant les années 20 furent très complexes. Les surréalistes l’excommunièrent avec une terrible véhémence. Chirico tenta encore et encore de leur expliquer leur méprise sur sa peinture. Queneau résume le credo surréaliste :
« L’œuvre de Chirico se divise en deux périodes : la première et la mauvaise. »
Eluard ne s’associa pas à la curée. Chirico avait réalisé en relation étroite avec Gala, une réplique du tableau Les Muses inquiétantes.
Tout au long de sa vie Chirico réalisa une vingtaine de répliques d’Hector et Andromaque ou de Muses inquiétantes.

La production de Chirico postérieure à 1919 fut réhabilitée après avoir été longtemps occultée.

Patrick Waldberg écrit : « Chirico est le seul maître de l’art contemporain qui n’ait jamais eu d’exposition rétrospective où serait représentés tous les aspects de son œuvre. Si cette monumentale injustice devait un jour prendre fin, l’on s’apercevrait que la période métaphysique de 1910 à 1918 -où l’artiste semblait opérer dans un état second -n’est pas la seule à véhiculer l’or du rêve. »

Maurizio Fagiolo dell’Arco a consacré sa vie à montrer toute la complexité et la richesse de l’œuvre de Chirico.

 

Conclusion

Chirico s’est octroyé une mission de peintre.
Il s’est fait le messager de la vérité témoignant de la dimension intemporelle et multiculturelle de l’Art.

Pour Apollinaire, De Chirico porte un esprit nouveau avec son œuvre originale.
Sa peinture « métaphysique » hantée par les statues, les mannequins encadrés d’architectures mystérieuses fait de De Chirico l’un des pères du surréalisme.

Il est l’inspirateur de l’avant-garde surréaliste :
Magritte, Dali, Tanguy et Ernst.

Après la guerre de 14, Chirico se tourne vers la tradition classique qu’il revisite à sa manière en reprenant les thèmes qu’il aime.
Or ce sentiment, Guillaume Apollinaire l’avait ressenti avec la même acuité dès les années 10. Il salua en Chirico l’un des peintres les plus étonnants de son temps dont l’œuvre parlait de tout autre chose que des innovations plastiques de l’avant-garde.

Andy Warhol qui a rencontré Chirico à Rome disait de lui : « j’adore son œuvre et cette façon de répéter les mêmes peintures encore et encore, j’aime beaucoup cette idée ; j’ai donc pensé qu’il serait formidable de le faire ».

L’œuvre de Chirico finit par devenir personnelle et échapper à tout.

Je laisse le dernier mot à David Sylvester -extrait de Magritte :
« La chose la plus profondément révolutionnaire, peut-être, chez Chirico, ce n’est pas ce qu’il peint, mais la façon dont il le peint : dans un style sans cérémonie, un style aussi clair et net que celui des bandes dessinées. »