Maurice Denis (1870-1943)
Avril
1892
Beurre sur toile
Dim 61 x 67 cm
Conservé au musée Krõller-Müller à proximité du village néerlandais d’Otterlo.
Le peintre
Maurice Denis manifeste très tôt un intérêt pour le dessin qu’il perfectionne avec le photographe Zani puis l’artiste brésilien Balla. Il suit des études classiques au lycée Condorcet où il a pour condisciples Vuillard et Roussel, puis il entre à l’Académie Julian en 1888.
Il y apprend à peindre aux côtés de P. Bonnard, P. Ranson et P. Sérusier.
Maurice Denis est un chrétien fervent.
Dans le journal révélateur de sa culture qu’il a rédigé presque sans interruption depuis l’âge de quatorze ans jusqu’à sa mort, il avoue qu’il a rêvé d’être moine.
L’amour l’a détourné de cette première vocation, mais sa foi n’a cessé de le guider dans son métier de peintre.
Artiste et chrétien Maurice Denis est l’un des acteurs majeurs du renouveau de l’art sacré dans la première moitié du XXe, dont il est l’un des principaux théoricien. Il a écrit Nouvelles théories sur l’art moderne, sur l’art sacré,1914-1921, parues en 1922.
Il fonde en 1919 avec Georges Desvallières les Ateliers d’art sacré, qui vont former une génération d’artistes catholiques. Maurice Denis réalisera lui-même plus d’une trentaine de décors d’églises dans l’entre-deux guerres.
Une certitude paisible l’inspire tout au long de sa quête.
Ayant admiré le Couronnement de la Vierge de Fran Angelico, Denis trouve dans le moine du quattrocento un guide spirituel. Il veut remettre à l’honneur son esthétique qui lui parait seule répondre aux aspirations des âmes mystiques.
Maurice Denis semble s’approcher de l’abstraction avec sa formule : « Un tableau est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ».
Le tableau
Maurice Denis représente les éléments du printemps, le tapis d’anémones blanches, les arbres tortueux, la ligne sinueuse du chemin de la vie avec les tracés de la rivière et du chemin.
Maurice Denis fait la connaissance du musicien Ernest Chausson. Ce dernier lui commande trois plafonds pour son hôtel particulier : Avril, Le temps des lilas et La famille Chausson.
Ces compositions seront montrées ensemble pour la première fois depuis leur dépose au début du XXe.
Composition
Ce tableau est nabi dans sa liberté d’esquisse.
La végétation est très architecturée.
La rivière d’un bleu très bleu dessine une courbe qui partage la toile en deux, d’un côté la prairie plantée de petites fleurs, de l’autre les champ cultivés.
La rivière file jusqu’au pont à arches au fond du tableau.
Une barrière rouge contient la prairie, son dessin à angles droits impose sa présence comme sa couleur.
Six personnages sont égrenés sur cette prairie, trois d’entre elles cueillent des fleurs.
Ce sont six femmes totalement anonymes, elles portent toutes la même robe et leurs visages sont à peine ébauchés, flous, dissous.
Les volutes d’un bouquet d’arbres bornent l’angle inférieur gauche de la composition.
Maurice Denis attire notre attention sur ce qu’elles font et non pas ce qu’elles sont.
Les six femmes n’ont pas de volume, elles sont aplaties sur le paysage.
Ce sont des nymphes intemporelles.
Des femmes virginales.
Les harmonies colorées de cette toile sont délicates. Les jaunes et les verts dominent griffés par la rivière bleue et la barrière rouge.
Maurice Denis utilise des coloris non naturalistes.
Ce tableau éclate comme un coup de lumière, cela est dû à la matité radiante de la couleur des robes.
La subtilité du gris-blanc-mauve des robes, la force du bleu de la rivière, prouve que Denis s’accroche au charme des coloris.
Le peintre fait rayonner la lumière du premier plan jusqu’au pont à quatre arches.
Une volute lumineuse, comme un relai entre le premier plan et le fond du tableau, s’élève au milieu du champ évoquant un feu d’herbes.
Cette lumière divine due aux couleurs imprègne la toile de spiritualité.
Maurice Denis attire l’attention du regardeur en évoquant ce paysage mystérieux et sensoriel.
La pureté de ce paysage non souillé, un monde spirituel détaché des contingences, nous interpelle.
Analyse
Maurice Denis attache beaucoup d’importance à la technique, qu’il considère comme indispensable au métier de l’artiste.
L’artiste a pour habitude de déterminer les couleurs à l’avance, suivant son esquisse préparatoire et de les préparer dans des petits pots, à l’exemple de Delacroix.
Maurice Denis adhère au groupe des Nabis qui se considèrent comme des prophètes et rejettent la représentation littérale du monde matériel en faveur d’une évocation d’un monde d’idées, principalement exprimé par la ligne, la forme et la couleur.
Avril avec ses arbres stylisées et aplatis et son paysage onirique peuplé de figures éthérées, incarne parfaitement cette philosophie.
I- Les figures féminines agissent comme une image mentale.
Dans cette toile Maurice Denis est le nabi admirateur de Gauguin, de Fra Angelico, le théoricien audacieux de l’autonomie du tableau à la fin du siècle.
Il emprunte à Gauguin la représentation à deux dimensions où la frontalité domine et dans laquelle s’opposent des couleurs pures.
Les aplats de couleur ont une fonction signifiante. Denis découpe la silhouette de ces jeunes femmes d’un trait sinueux comme s’il faisait écho à l’évocation d’un poète.
La mémoire émotionnelle de Maurice Denis infléchit son iconographie.
Le déploiement de la barrière rouge est un indice de l’intérêt personnel du peintre pour la thématique de l’enfermement.
Maurice Denis ne trace jamais de frontière étanche entre le sacré et le profane.
Il investit le quotidien d’un contenu évangélique. Ses personnages ont des attitudes chastes, elles cueillent des fleurs et se promènent.
Maurice Denis libère la couleur dans son intensité décorative.
II- Cette toile est le lieu d’une transfiguration du réel,
D’une mise en mystère, à la fois énigmatique et familière, du sujet profane.
Denis est moins intimiste que Vuillard ou Bonnard.
Les personnages de la toile, dans leur modeste occupation, pénètrent dans la légende sitôt qu’on les regarde.
Maurice Denis évolue avec les meilleurs esprits de son temps dans les territoires d’un rêve éthéré.
Dans cette toile, les jeunes femmes s’alanguissent dans un paysage choisi, précieusement enchâssées dans les arabesques et les volutes du chemin et des buissons du premier plan.
Ces jeunes femmes peintes par Maurice Denis sont issues d’un mélange original de japonisme, de suavité poétique à la mode du temps et d’idéalisation personnelle.
Les personnages s’incarnent toujours dans un vrai paysage du regard, de la forêt de Saint-Germain aux landes bretonnes, un paysage identifiable même si Denis le simplifie en aplats colorés, le traite sans perspective pour respecter la surface ou l’enlumine d’une couleur miraculeuse, ici le bleu.
Ce symbolisme, fait de tradition et de modernité imprègne la toile.
Si on compare Munch à Denis, Mélancolie 1901 et Le voyage d’Urien, les deux artistes manifestent le même goût pour les figures de la mélancolie et de l’angoisse. Maurice Denis écarte la rage passionnelle, il préfère le graphisme de ses compositions qu’il contrôle mieux. Adepte d’une peinture intériorisée, il s’éloigne des coulées luminescentes qui caractérisent par exemple La danse de la vie –1899-1900, Munch.
L’évolution esthétique des Nabis aboutit à une victoire du signifié sur le signifiant.
Maurice Denis évolue vers un discours allégorique dont l’idée centrale est la nature transcendée.
Il crée un univers cohérent où sacré et profane se superposent intimement.
Au début d’un siècle traversé par les ruptures du cubisme, l’art abstrait ou les angoisses métaphysiques de De Chirico, la peinture de Maurice Denis se clôt sur elle-même, oubliant les avancées formelles comme les plus récentes inquiétudes philosophiques.
III- Avec ce tableau Maurice Denis réussit la synthèse entre l’impressionnisme et le symbolisme, et atteint la forme d’un certain classicisme moderne.
Gilles Genty :
« Dès les années 1910, l’œuvre de Denis paraît vouloir fixer le rêve d’une société idéale tout entière tournée vers la glorification du divin, en un siècle toujours plus touché par la déchristianisation. »
Le sujet de ce tableau évoque les décors d’églises de Maurice Denis.
Le peintre suit l’exemple de Giotto et rattache ce tableau à la tradition.
Maurice Denis a l’habitude de se rendre sur place pour prendre connaissance du lieu à orner, des conditions d’éclairage et des contraintes du lieu.
Cette toile devant orner un plafond se devait d’être lumineuse.
La religion est le réceptacle de ses joies, de ses doutes, tout autant que le miroir de ses positions esthétiques.
C’est par les moyens plastiques, formes, lignes et couleurs, que Denis cherche à traduire la présence divine.
Dès sa jeunesse, Maurice Denis a exprimé son désir d’être peintre d’église, conciliant sa foi chrétienne et sa vocation d’artiste. Avec le décor qu’il peint en 1898-1899 pour la chapelle du collège Sainte-Croix du Vésinet, sa première commande pour un édifice religieux, puis le décor en 1901-1903 du déambulatoire et des chapelles du chœur dans l’église Sainte-Marguerite du Vésinet, il ouvre la voie d’un art sacré moderne.
Conclusion
Maurice Denis s’est engagé en art comme on s’engage en religion.
Maurice Denis est un artiste passionné d’art et de foi qui ne s’est jamais laissé enfermer dans une École.
Dans l’œuvre de Maurice Denis les vertus de force et de patience se trouvent être en dialogue, sans que l’une s’impose ou s’efface dans l’apparition même du tableau.
Qu’il s’agisse de l’image de son épouse ou d’un paysage de Bretagne, la peinture de Maurice Denis est celle d’un homme qui ne cesse de bénir Dieu pour ce qu’il voit et reçoit. Malgré les épreuves de la vie.
C’est en cela qu’on peut dire que le peintre est chrétien.
« J’ai toujours attaché beaucoup d’importance à l’idée symboliste. C’était vraiment une lumière pour des esprits navrés de naturalisme, et en même temps trop épris de peinture pour donner dans les rêveries idéalistes ». Denis y voyait « la tentative d’art la plus scientifique. Ceux qui l’ont inaugurée étaient des paysagistes… pas du tout des peintres de l’âme ».
Sources :
Jean-Jacques Lerrant, article : Le nabi aux belles icônes, dans le Monde -Octobre 1994
Gilles Genty, article : Maurice Denis : des métamorphoses d’Éros à Clio dans la revue Persée– 1989.